© Frédéric Pauwels/Huma

Le néerlandais, « Qué biesse langue » !

Dans Mijn vader is groot, Dominique Watrin jette un regard autobiographique (et potache) sur l’apprentissage du néerlandais. Vérification avec lui sur les bancs d’école : le bilinguisme, c’est pas gagné, en Wallonie !

A l’origine, il y eut les (inter)minables leçons de comptage : een, twee, drie, vier, ressassés par Mr Colle, l’instit aux incisives jaune et brun, pareilles à deux grosses cacahouètes. Puis, l’année d’après, ce fut l’inventaire complet des mobiliers et fournitures scolaires (de bank, de stoel, het boek… « Ah ah, le bouc ! Trop rigolo, ce mot ! »). Ensuite, quelques saynètes à six sous jouées devant la classe, « mornes comme une partouze chez les mormons » et totalement insuffisantes, on s’en doute, pour fournir les clés d’une vraie conversation. Enfin, joie, ô joie, le hit du printemps de ses 10 ans, l’inoubliable « Ken jij Jan de Mosselman ? », chanté a cappella, « ingurgité dans les oreilles jusqu’à débordement par les narines »… Quatre décennies et une chique plus tard, Dominique Watrin, ancien journaliste et actuel humoriste binchois, se rappelle dans le détail chaque lamentable épisode de son apprentissage laborieux.

Treize années de flamoutche, au total, pour dresser ce constat désespérant : malgré l’investissement, sa connaissance du néerlandais, aujourd’hui, n’est guère mieux que passive. « Mais alors très passive, super-passive, méga-passive, regrette Watrin. Plus passive que ça, c’est aveugle, sourd et muet. » C’est clair, notre homme en éprouve du repentir sincère. « La honte. Comme celui qui mangerait ses crottes de nez et que quelqu’un le voit. » Une flétrissure tellement lourde à porter, donc, que le drôle a fini, à 52 ans, par la déposer dans Mijn vader is groot (1), un témoignage hautement comique qui, s’il ne cherche pas les raisons de l’échec, « parle » à tous les francophones qui ont bataillé ferme avec la mécanique des rejets et des phrases inversées… pour ressentir, en fin de compte, cette désagréable impression d’avoir totalement « fait du sur-place ».

Car que lui a-t-il manqué, à l’élève Watrin, pour devenir bilingue ? Une volonté farouche ? « Peut-être », suggère-t-il. Un climat d’intérêt ? « Oui. » Un enseignement du néerlandais performant et coordonné ? « Sans doute. » Ça demande vérification. Allons voir ça de plus près. Poussons la porte d’une école rurale du sud du pays, aujourd’hui, et assistons là, taiseux comme les mauvais du fond de la classe, à la torture moderne des temps primitifs. Parenthèse, d’abord, en forme de chapeau bas : ils furent nombreux, les établissements qui déclinèrent notre proposition d’accueillir en leurs murs l’ami Watrin, ce cancre goujat, susceptible à tout moment de moquer l’enseignement du néerlandais en Wallonie, comme il le fait si joyeusement sur scène et dans son livre. Merci donc au collège Notre-Dame-de-Bonne-Espérance, de Vellereille-les-Brayeux (Estinnes), d’avoir simplement… osé.

Il est 11 heures, ce vendredi d’avant carnaval, et ça sent un peu la bête, en 4e latine. Mission du jour, imposée par Etienne Poriau, 42 ans, maître de langues germaniques, à ses seize ouailles : confier ses impressions du séjour passé récemment à Ypres, dans le cadre d’un échange avec des camarades du Sint-Vincentiuscollege… Première victime : Julien. A-t-il beaucoup exercé la langue de Vondel ? « Een beetje maar niet zoveel want de mensen heel goed Frans spreken. » Pour la construction de la phrase, ça passe… à moitié. Pour le bain linguistique, en revanche, c’est raté. Et même carrément compromis : « On a voulu parler, se défend-il (en français), mais les Flamands ne nous comprenaient pas… » On peut l’imaginer. Sigrid, un peu rétive à la concordance des temps, se risque néanmoins à décrire sa journée type à la côte : « Alle leerling gaan naar de zie euh… de zee. En we gaan ook voor een koffie voor eten en alle leerling hebben zeer… en… oui… we gaan euh en euh… » Silence. Jamais découragé, Poriau interroge successivement Bertrand (« Waar sliepen jullie in Ieper ? » Réponse : « Waar ?… Ben à la maison ! »), puis Renaud, dont rien ne sort, sinon un large sourire muet, malgré le logo Loud & Proud imprimé bien grand sur son sweat-shirt. C’est ici que Watrin intervient, mâtin : l’auteur veut savoir comment étaient les filles du bord de mer… Tiens, Renaud semble avoir saisi la question au vol : « In het algemeen, mooie, maar een paar waren « à chier « … », glousse-t-il. Et ça se gondole et ça se bidonne, les ados de 15 ans !…

De l’expédition ouest-flandrienne, la discussion a gentiment glissé vers le thème « Durf ik mijn mening geven » (« Est-ce que j’ose donner mon avis »). Pour Jordan, c’est résolument non. Mais on n’est pas tout à fait certain qu’il y serait parvenu, même dans son idiome. Comme l’estimera plus tard le professeur, « les jeunes d’aujourd’hui ne trouvent pas davantage leurs idées que leurs mots. Sans doute, leurs conversations ne seraient pas plus riches en français… » Marie, elle, n’a pas sa langue en poche : exprimer son opinion en public ? Pourquoi pas. « Maar ik wil niet dat mensen rigoleren. Het is moeilijk. » Oui, tout est moeilijk, visiblement. Autant que ce dut l’être pour Watrin gamin, quarante ans plus tôt, quand ses petits condisciples en flamanderie nommaient la jambe « guibolleke » ou se demandaient sérieusement qui était cette Julie (jullie !) qui s’imposait partout dans les phrases au pluriel. Rien n’a changé, finalement, et c’est l’effarante répétition du même. Et encore, « c’est une bonne classe, ici. Des élèves littéraires, qui suivent l’option latine, qui travaillent plus facilement dans l’abstrait », soutient Poriau. Et un collège de très bonne tenue, assurément, où l’on vient de loin (Mons, La Louvière, Anderlues) et où l’on se lève encore comme un seul homme, quand le directeur adjoint pénètre en classe…

« Is er soms ruzie ? » Quoi ? Hein ? Prosper ouvre ses grands yeux. Poriau vient de lui demander s’il y avait des disputes, parfois, au sein de son groupe de rock. Le déclic peine à tomber : « Ah ! Ja ! Enfin, nee. Nog geen » – il a voulu dire « nog niet »… Quant à Mathilde, elle avoue sa terreur « van de televisie, hier »… (Où ça, des caméras ? Il n’y a qu’un photographe discret dans la classe). A mesure que passent les minutes, la consternation s’accentue sur le visage de Watrin : combien d’années, déjà, pour en arriver là, c’est à dire… pas très loin ? L’écrivain soupire : cette plongée dans son enfance soulève des interrogations : comment redorer le blason du néerlandais en Wallonie, cette « bièsse langue », comme l’appelait en patois le copain Georges, un meneur en culottes courtes des années 1970, qui ne captait jamais « rî du tout » aux leçons. Comment valoriser ce qui ne l’est toujours pas ? Déjà du temps de Watrin, l’anglais, c’était classe. International. Le langage de l’amusement, des chansons, des films, des voyages, de la drague. Le flamoutche, et bien c’était la langue du cours de néerlandais, punt. « Celle des gens obligés de partir bosser loin, dans des trains bondés qui puent les pieds. » Comment oser la parler – y compris à présent ? « Du moment que mes élèves s’expriment oralement, je suis déjà content. S’ils se débrouillent, c’est bien. On n’est pas là pour faire d’eux des profs de langue », lâche Poriau, qui a pris le parti de ne pas corriger ceux qui ont le cran d’ouvrir la bouche, par crainte de les inhiber. Mais il y a autre chose, à la décharge des apprenants. Le néerlandophone, dans ce paysage wallon, c’est une espèce rarissime. Des Italiens, oui, on en trouve à la pelle. Même des camionneurs lituaniens. « Mais quel Flamand aurait envie d’aller dans ce coin du Borinage, hein ? On n’assimile pas bien cette donnée, à Bruxelles, conclut Watrin. Parce qu’un Flamoutche, ici, c’est comme super Mario : un gars… virtuel. »

VALÉRIE COLIN

(1) Mijn vader is groot, ou Comment je suis devenu un con qui ne parle pas le néerlandais, par Dominique Watrin, Cactus Inébranlable Editions, 185 p. Agenda des spectacles sur www.dominique-watrin.be

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