© Frédéric Raevens pour Le Vif/L'Express

Le maitrank, divin apéro arlonais

Barbara Witkowska Journaliste

Née en Allemagne au IXe siècle, la « boisson de mai » est la fierté d’Arlon. Du vin blanc, de l’aspérule odorante, du sucre, de l’orange et, éventuellement, un soupçon d’eau de vie… Une recette euphorisante.

Arlon, un jour d’été à midi pile. On s’attable pour l’apéro au Café Suisse. Betty Schrader l’a repris, il y a vingt-deux ans, sans toucher d’une virgule au cadre typique. « C’est un café très ancien, une véritable institution arlonaise, qui existe depuis plus de cent vingt ans, s’enthousiasme l’accueillante patronne. Plus personne ne se souvient d’où vient ce nom, les archives ont brûlé, mais on ne peut pas le changer car c’est un lieu-dit. Tous les documents écrits sur l’histoire de la ville respectent l’appellation « Au Café Suisse » ou encore « Au carrefour du Suisse ». »

Lorsque Betty Schrader, qui fait partie des « 12 ambassadeurs du maitrank 2015 », a pris les rênes du café, on y servait surtout des bières spéciales. Elle a préféré se spécialiser dans le maitrank, car elle « aime ça ». « Tout est réalisé à la main, mon maitrank est fait dans des pots de grès et il n’y a aucun tuyau en plastique dans ma cave. Ma tante et ma cousine cueillent mes plantes, je les congèle moi-même sous vide pour qu’elles gardent toute leur fraîcheur. Je n’utilise que les meilleures matières premières et je brosse mes oranges. Avant, je me contentais de les laver, mais je me suis rendu compte que mon maitrank avait un drôle de goût, à cause des pesticides, sans doute. Tout est fait à l’ancienne et je m’en vante. De surcroît, mes caves sont ouvertes à tous, tout le monde peut les visiter, j’explique volontiers la fabrication, sans dévoiler toutefois mes petits secrets… Je travaille dans la transparence totale. J’ai déjà eu des Allemands, des Flamands et même des Chinois ! » La dernière belle idée de Betty Schrader ? Un maitrank allégé en sucre (quatre morceaux par litre au lieu de sept). Vif, léger, festif et pointu de goût… La clientèle applaudit !

Des vertus médicinales

Maitrank veut dire « boisson de mai » en francique mosellan, langue germanique parlée au grand-duché de Luxembourg et dans la région d’Arlon. Si l’on ignore qui l’a baptisé ainsi, on sait, en revanche, qu’on le fabriquait déjà au IXe siècle. Dans son Livre des plantes médicinales et vénéneuses de France » (édité en 1947 – on peut le consulter à l’abbaye d’Orval), le chanoine et botaniste français Paul-Victor Fournier nous apprend que le maitrank est mentionné pour la première fois en 854 par le moine Wandalbert de l’abbaye bénédictine de Prüm, en Allemagne (région d’Eifel, près de la frontière belge).

Les moines connaissaient les vertus médicinales des plantes et des fleurs. Ils ont pris l’habitude de les faire macérer dans des vins de piètre qualité (typiques du Moyen Age) pour réduire leur acidité. A l’abbaye de Prüm, on utilisait souvent l’aspérule odorante (asperula odorata) car on lui a découvert des vertus antispasmodiques. Depuis, la science a établi que c’est la coumarine qui donne à l’aspérule ses propriétés digestives et dépuratives ainsi que son parfum caractéristique, mélange de miel, de vanille et de foin coupé. Les moines buvaient cette potion (en doses homéopathiques) au début du printemps, pour chasser les toxines d’hiver. Une sorte de cure détox, en somme. Plus tard, on a raconté que le roi Stanislas Ier de Pologne (1677-1766), beau-père de Louis XV, commençait sa journée en sirotant, chaque matin, une infusion d’aspérule. Cette discipline lui a permis de garder une santé de fer jusqu’à l’âge de 89 ans.

« L’aspérule pousse dans les bois feuillus, jamais dans les bois résineux, souligne Bernard Van der Maren, grand bailli de la Confrérie royale du maitrank. Elle donne le meilleur d’elle-même dans l’humus du hêtre. On la trouve partout en Europe sauf dans le bassin méditerranéen, car il y fait trop chaud, et en montagne, car il y fait trop froid. Il faut cueillir les plantes fin avril, avant la floraison car après, l’aspérule perd tout son arôme. La cueillette est simple, il suffit de saisir la tige à la base pour qu’elle casse comme du verre. L’aspérule s’épanouit réellement en pleine nature. On peut la cultiver dans son jardin, mais elle n’aura aucune odeur. »

Un nouveau « concept »

Au Moyen Age, la recette du maitrank (de l’aspérule macérée dans du vin blanc) s’est répandue en Allemagne et au Luxembourg, on le buvait dans toutes les chaumières. Peu à peu, la qualité du vin s’est améliorée et il n’était plus nécessaire de le rehausser en ajoutant les plantes. On a oublié aussi son côté thérapeutique. Au début du XXe siècle, sa consommation était devenue confidentielle. Dans la région d’Arlon, quelques hôtels continuaient toutefois à proposer à leurs clients cette potion qui n’était pas encore vraiment considérée comme un apéritif.

Le « concept » du maitrank change dans les années 1950, grâce à l’esprit curieux et innovant de deux Arlonais : le médecin André Arend et son grand copain Georges Bestgen, marchand de vins et patron d’un commerce florissant situé dans les caves du palais de justice sur la place Léopold. Amateurs de bonnes choses, les deux amis ont retrouvé la recette des moines et ont décidé de la remettre au goût du jour et de la rendre plus douce et plus gourmande. Comment ? En y ajoutant du sucre, de l’orange et un peu de cognac. « C’est ainsi qu’Arend et Bestgen ont inventé et codifié la formule de base au XXe siècle, enchaîne Bernard Van der Maren. Ils sont allés plus loin et ont fait goûter leur invention à leurs nombreuses relations. Les anciens se souviennent encore des soirées mémorables dans les caves du palais de justice… Georges Bestgen a ainsi été le premier fabricant de maitrank, imité par la suite par d’autres vendeurs de vin. Aujourd’hui, il y a trois producteurs dans la province de Luxembourg qui travaillent de façon artisanale. »

En avril 1955, lors du 23e Congrès des sous-officiers, on a voulu laisser à tous ces militaires (quelque trois mille) un souvenir impérissable de leur séjour à Arlon et on a organisé, le dernier jour, de grandes réjouissances durant lesquelles le maitrank a coulé à flots. Cette première Fête du maitrank a connu un tel succès que la Ville a décidé de la pérenniser. Elle a lieu tous les ans, le dernier week-end de mai. Concerts, jeux et méga-animations, abondamment arrosés de maitrank, se succèdent et ne se ressemblent pas.

Une Confrérie très dynamique

La Confrérie du maitrank, créée en 1964, a fêté l’année passée ses 50 ans, devenant ainsi « royale ». Très dynamique, elle compte 250 membres cotisants et poursuit deux objectifs. Le premier est de promouvoir la ville d’Arlon et de faire rayonner une image conviviale et festive de ses traditions et de son folklore, en Belgique et à l’étranger. Le second but, philanthropique, consiste à remettre, chaque année, 5 000 euros aux associations caritatives de la région. De surcroît, la Confrérie est toujours partante quand il s’agit de soutenir des projets autour de « la boisson divine ».

Ainsi, en 2001, lorsque Patrick Gringoire, directeur de l’Institut technique Etienne Lenoir a eu l’idée de monter, avec la section hôtelière de son école, un concours culinaire basé sur le maitrank, la Confrérie a mis tout de suite la main à la pâte. « Réservé, au début, aux élèves des écoles hôtelières belges, le concours a pris rapidement de l’ampleur et attire aujourd’hui des Français et des Luxembourgeois, s’enorgueillit Bernard Van der Maren. La recette varie chaque année. Elle peut être basée, par exemple, sur le poulet fermier. On remet à chaque candidat un panier avec les mêmes ingrédients et, bien entendu, notre cher maitrank. A eux, d’exprimer leur créativité. Le jury, composé à 50 % de restaurateurs et à 50 % de membres de la Confrérie, cote la gestion du temps, l’hygiène, l’organisation, la créativité, l’originalité, l’équilibre des saveurs… Le maitrank a ainsi été marié au pigeon, au cochon de lait, au brochet, au ris de veau, au coquelet, au saumon, au carrelet de porcelet et au carré d’agneau. »

Autre belle initiative modelée à quatre mains, avec la Maison du tourisme du pays d’Arlon, cette fois-ci ? La création, en 2013, du titre d’ « ambassadeur du maitrank ». « Pour éventuellement le décrocher, il faut poser sa candidature, rappelle Bernard Van der Maren. Nous ne faisons pas de dégustations anonymes car nous ne savons pas quels établissements fabriquent eux-mêmes leur maitrank. C’est seulement quand nous recevons une candidature, qu’une petite délégation de la Maison du tourisme et de la Confrérie se rend sur place à l’improviste pour contrôler la fabrication et apprécier la saveur. »

Il y a en effet autant de recettes que de fabricants. Certes, la recette de base est obligatoire : on prend du vin blanc, on ajoute de l’aspérule, fraîche ou congelée, du sucre, des oranges en tranches, on laisse macérer le tout 48 heures et on filtre. Mais la quantité de sucre peut varier, on peut employer des variétés d’oranges ou des vins différents, on peut doser le taux de cognac (ou de cointreau). Certains ajoutent de la cannelle. Beaucoup d’Arlonais confectionnent leur maitrank eux-mêmes et tout un chacun peut se lancer dans l’expérience. Frédéric César, chef du restaurant gastronomique Or Saison, à Arlon, conseille « de couper les oranges non pas en tranches, mais en petits dés ou en brunoises ». « Je récupère les dés pour fabriquer une confiture à l’orange-maitrank, confie-t-il. En automne, elle va sublimer le gibier ou les pâtés et apporter un petit parfum de printemps, ça marche vraiment super bien ! »

Fêté et dégusté à toutes les sauces, servi dans un élégant verre sur pied de couleur vert vif, le maitrank est aussi chanté par des poètes de la région. Pour conclure, citons la fin du « Poème de bienvenue aux confréries », composé par André Ensch, professeur de français à Arlon et « rimailleur » (selon ses termes) à ses heures : « Grâce à notre maitrank, Mesdames, Vous serez encore plus radieuses. Messieurs, pour ranimer la flamme, Il a une puissance fabuleuse. Et si nos hommes politiques S’en enfilaient quelques rasades, Sans aucun doute, la Belgique Ne serait pas dans la panade ! »

Les bonnes adresses – Maison Manigart, 53-55, rue Paul Reuter, à 6700 Arlon. Tél. : 063 22 02 56.

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