Rosanne Mathot

Le linguiste qui avait perdu sa langue

Rosanne Mathot Journaliste

Le Café Geyser : un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d’observation. Et un tiers de réalité. Où il est question de flamandophilie exceptionnelle, d’un linguiste wallon, d’une épaule d’agneau et de chauve-souris kamikazes.

Sa fièvre était galopante. Pourtant, il était convaincu qu’il finirait bien par l’attraper. Par le cou, par les hanches, par la taille, par les cheveux ou par la langue même, s’il le fallait. D’ailleurs, à bien regarder les choses, pour faire passer sa fièvre à la casserole, quel meilleur endroit que ce café, avec son sol ciré, ses nappes blanches et ses petits geysers frais scintillant sur la terrasse ? Depuis son ablation des amygdales, quelques heures plus tôt, à Bastogne, Michel ne s’est pas encore aventuré à prononcer le moindre mot. Prudemment, la bouche et le front en feu, il se blottit près de la carafe d’eau fraîche, comme un vaincu. Il sent le naufrage et l’abandon. Il rêve d’un Maitrank d’Arlon et d’une glace à la vanille (1).

Alors, de sa gorge, Michel extrait enfin un bruit. Un raclement. Un petit cri, ahuri, pénible et plaintif :  » Meneer, alstublieft ! Ik zou graag een Maitrank en een vanille-ijsje willen ! « . Immédiatement, son regard part en vrille, vaguement embarrassé, effrayé surtout. Parti de prémices si fermement et si catégoriquement francophones, Michel ne comprend pas pourquoi, de son cerveau collant, crissant et échauffé, il ne parvient plus à extirper que des mots – certes parfaitement ordonnés – mais des mots… en flamand !

Michel ne parle plus français. Michel ne comprend plus le français. Michel est devenu Flamand(2). A vrai dire, il tuerait père et mère et étriperait – s’il le fallait -le coq wallon pour un trou flamand et des carbonnades.

Faute de mieux, faute de rien, son attention est alors attirée par une paire d’amoureux ostendais penchée sur son assiette. Dans un superbe duo nuptial baryton-soprano, le duo s’époumone – en flamand – au sujet d’une épaule d’agneau trop – ou pas assez – aillée ; c’est selon.

Michel se dit que – clairement – l’épaule va gagner le bras de fer matrimonial. Dans la ferveur de l’instant, il ne remarque pas d’emblée l’escadron de chauve-souris qui a pris place sur la rambarde de la terrasse, la bave aux lèvres et une ceinture d’explosifs sur le ventre. On le comprend. On voit mal ce que vient faire une cohorte de chauve-souris dans cette affaire. On ne le voit pas du tout même (3).

Alors, les yeux de la soprano d’Ostende ont un éclat, une fermeté pénétrante. On sent qu’une idée vient de jaillir quelque part. Elle porte l’épaule d’agneau à sa poitrine, comme pour la faire téter. Le suspense est partout dans l’air. A 20 h 03 tapantes, la soprano ouvre les bras. Elle livre son épaule d’agneau aux prédateurs. Ceux-ci foncent sur la femme à l’épaule dans une bousculade stridente qui fait exploser le crépuscule.  » Daech n’y est pour rien « , a furtivement le temps de penser Michel (qui se dit au passage qu’il aurait très franchement mieux fait de laisser galoper sa fièvre sur la terrasse).

Mais c’est pas tout ça. Où est encore passé le serveur ? L’heure tourne. S’agirait pas de louper le film qui va démarrer sur la Une, à 20 h 15 !

1. Michel Francard est un linguiste belge spécialisé dans les parlers wallons.

2. Le  » syndrome de la langue étrangère  » est une affection neurologique. Récemment, la presse s’est faite l’écho du cas d’un Italien ne s’exprimant plus qu’en français, suite à une intervention chirurgicale qui s’est mal passée.

3. En 1943, sous l’impulsion de Roosevelt, l’armée US recruta un escadron de chauve-souris qu’elle équipa d’explosifs, pour en faire des volatiles kamikazes.

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