Luc Delfosse

Le jour où la vierge faillit apparaître rue de la loi

Luc Delfosse Auteur, journaliste

Je fumais ma pipe et faisais des grimaces en regardant l’envers de mon nom sur le panneau vitré de la porte du bureau quand Violette, ma secrétaire, se mit à triturer son clavier avec frénésie. C’était le signal : l’ascenseur venait de s’arrimer au quai du 8e étage.

Les affaires étaient au point mort depuis des semaines (*). Si c’était un client, j’avais intérêt à ce qu’il soit impressionné dès le palier par l’ambiance survoltée de l’agence. On sonna. Violette introduisit l’homme dans mon bureau. Je remis tout de suite le zigue, un gaillard à l’allure d’ado perpétuel. On s’était connu quand il travaillait comme échotier à la télévision avant de se hisser au rang de conseiller du big boss qui fait la pluie et le beau temps depuis deux ans dans ce pays. Il me lâcha dans un grand sourire :

– Alors, fin limier, toujours en piste ? Le patron aimerait que tu organises une apparition.

– Tout ce que tu veux avec un dollar à la clé, répondis-je imperturbable, sauf le meurtre. Là, je prends trois dollars cinquante (*).

Je fis signe au gus de s’asseoir et nous servis à boire. On en avait manifestement besoin lui et moi. D’un ton faussement détaché, je lui demandai :

– Quelle genre d’apparition, fiston ? Jambon en burkini bondissant du gâteau d’anniversaire de Sa Majesté ? Flahaut, Cheron et Lutgen en drag queens ? Raoul Batibouw en soeur de Béthanie ?

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– Non : la Vierge, répondit-il, soudain un peu hagard. Fatima, Beauraing, Banneux, Domremy le retour, quoi !

Ma vieille Chrysler bleue (*) serait apparue en me faisant des clins d’oeil à la fenêtre que ça ne m’aurait pas fait plus d’effet. Je lampai une gorgée pour adulte consentant et lui demandai calmement à quelle heure il devait regagner sa chambre capitonnée à l’asile. Sans prendre la mouche, le jeune homme m’expliqua  » qu’après des jours de brainstorming « , son patron en était arrivé à cette unique et divine solution. Tous les stratagèmes, les leurres et les rideaux de fumée habituels avaient foiré. La garde dans la rue, la marée des migrants, les saillies journalières de Bart, le maillot du Prophète jusqu’à plus soif, la fin de l’obligation de vote, les chiffres de l’emploi astiqués comme des Rolls, les entourloupettes budgétaires, la vraie fausse taxe sur les plus-values, Caterpillar, toutes ces promesses azurées… plus rien n’y faisait. La confiance était sous zéro. Il fallait jouer un gros coup  » ou bien les rouges reprendraient la main « . La Vierge, rue de la Loi, voilà ce qu’il fallait ! Le type chauffait désormais comme une chaudière trop chargée de coke (le charbon, pas la poudre) :

– Limite dans le parc de Bruxelles mais alors une lente assomption entre le  » 16  » et le palais, tu piges ? Une ou deux petites filles ? Une francophone, une flamande ?, trois si on décrochait une gamine de Eupen. Et la Dame en bleu, cet ange mon pote, qui flotterait au-dessus d’un bosquet et dirait d’une voix d’aéroport aux fillettes soudain agenouillées :  » Allez mes petites, et dites à Charles qu’il persévère dans sa sainte mission de gouvernement et sa noble tâche de redressement.  » Mais quel choc ! Quelle consécration ! Quel espoir pour tout un peuple !

Le type a eu l’air sincèrement dépité quand je lui ai dit que la Vierge, harcelée, venait de changer de portable et que je n’avais plus son numéro. Mais qu’en cherchant bien, je pourrais peut-être lui dégoter un saint Antoine voire un saint Louis potables. Il haussa les épaules. J’ai bien vu qu’il ravalait une grosse larme de môme en passant devant Violette qui écrasait son clavier comme une damnée.

(*) Du Raymond Chandler (Le Jade du mandarin) dans le texte évidemment !

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