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Le jour où Baudouin voulut renverser son gouvernement

En 1960, le Roi demande au Premier ministre Gaston Eyskens de démissionner. La manoeuvre échoue. C’est un tournant pour la fonction royale : jamais plus, le monarque ne se lancera dans une telle épreuve de force avec ses ministres. Son pouvoir interventionniste est bel et bien rogné.

Le 30 juin 1960, la Belgique offre l’indépendance au Congo dans les danses et les chants. Mais une semaine plus tard, changement de décor. La force publique congolaise se rebelle. Mutineries, massacres, exils ; la violence s’empare du jeune pays. La vie de nombreux Belges est menacée. Que faire ? Le gouvernement dirigé par le social-chrétien Gaston Eyskens hésite. Des troupes sont finalement envoyées, tandis que les premiers Belges sont rapatriés. Dès le 14 juillet, le Premier ministre congolais, Patrice Lumumba, rompt les relations diplomatiques avec l’ancienne métropole. Mais une autre question se pose : le Katanga. Cette riche province congolaise vient de proclamer son indépendance. En Belgique, certains veulent soutenir la sécession. Il faut dire que le pays possède de nombreux intérêts économiques dans la région. Mais pareil soutien est contraire aux règles du droit international…

Pour la Belgique, le mois de juillet se transforme en vrai cauchemar. En quelques jours, le gouvernement social-chrétien/libéral perd toute sa crédibilité. L’ONU lui reproche d’intervenir dans un conflit sans y avoir été autorisé. Notre pays se retrouve bientôt au ban de la communauté internationale. Carrément. Quant à l’opinion publique belge, elle est scandalisée. Et reproche aux « politiciens » de n’être qu’une bande d’incapables…

Baudouin entre en piste Pendant ce temps, le Roi n’est pas inactif. Un projet germe dans son esprit : faire tomber le gouvernement. Et le remplacer par une nouvelle équipe. Un gouvernement mixte, avec quelques politiques, mais surtout des experts. Ce cabinet d’affaires recevrait des pouvoirs spéciaux et présenterait un programme de salut public. Il soutiendrait en outre la sécession du Katanga. Et Baudouin d’agir : à plusieurs reprises, il s’entretient avec Paul van Zeeland, qui avait été Premier ministre par deux fois (entre 1935 et 1937) et Paul-Henri Spaak, quatre fois chef du gouvernement, entre 1938 et 1949. Des hommes de confiance. Une liste de ministres est dressée. Un projet de déclaration gouvernementale est même élaboré. Le 6 août, le chef de l’Etat reçoit les directeurs du Soir et de La Libre Belgique. Dans les jours qui suivent, les quotidiens attaquent Gaston Eyskens et relaient la rumeur d’un changement de gouvernement…

Précision : l’idée du chef de l’Etat est probablement aussi celle de Léopold III. De fait, le père de Baudouin ne comprend pas que la coalition soit toujours en place. « La famille royale ne serait point fâchée de voir disparaître le gouvernement Eyskens, qu’elle déteste », écrit d’ailleurs l’ambassadeur de France en poste à Bruxelles.

Reste à convaincre le gouvernement. Gaston Eyskens est plutôt réticent. Théo Lefèvre, le président du PSC, est franchement opposé. Et les autres ? Le 10 août, à 15 heures, Baudouin tente de persuader Pierre Wigny, le ministre des Affaires étrangères. Pour le Roi, la crise gouvernementale est presque constitutionnelle. Il reproche l’inefficacité des gouvernements successifs et le poids croissant des partis. « Le chef de l’Etat se sent personnellement responsable d’essayer de mettre fin à cette dégradation », écrira Wigny après sa rencontre avec Baudouin.

A 16 heures, les ministres se retrouvent au sommet. La réunion est top-secrète. Le gouvernement s’inquiète de ne plus avoir la confiance du Roi mais refuse l’idée d’un cabinet d’affaires. Proposition : Gaston Eyskens est prêt à présenter sa démission… si le roi le charge de la formation d’un nouveau gouvernement. Le lendemain, les ministres se retrouvent. Baudouin accepte la démission… mais refuse toute condition. Le problème demeure entier. Nouveaux échanges. Que faire ? « La solution serait que le Roi nous révoque », écrit Wigny dans son carnet de bord, mais il ne veut pas prendre lui-même le risque de l’opération. »

Un autre facteur intervient : Spaak et van Zeeland ne parviennent pas à se mettre d’accord pour constituer une nouvelle équipe. Ils veulent tous deux obtenir le portefeuille des Affaires étrangères. Et ils ne sont pas certains d’obtenir suffisamment de soutien dans l’aventure. D’ailleurs, la presse, qui a vent de l’affaire, n’y est pas très favorable. Dans les milieux de gauche, on condamne la « soif de pouvoir » que l’on ressent à Laeken. L’affaire fait pshitt. « Le complot du ministère d’affaires est en complète déroute », écrit Wigny le 12 août. Quelques semaines plus tard, Eyskens organise un léger remaniement ministériel. Plusieurs têtes tombent mais l’honneur est sauf. Quant à la monarchie, elle reste debout. Mais elle a perdu des plumes dans la bagarre : dorénavant, le monde politique ne s’inclinera plus devant le Roi. La fonction perd du coup toute possibilité d’interventionnisme.

Par Vincent Delcorps

« Baudouin a franchi la ligne rouge » Marc Verdussen, constitutionnaliste et professeur à l’UCL

« En Belgique, peu de textes juridiques évoquent les pouvoirs du Roi. La Constitution indique toutefois qu’il nomme et révoque les ministres. Mais la révocation est un mécanisme fort peu usité. Avant 1960, il y avait eu des tentatives. Dans certains cas, le Roi avait pu pousser certains ministres à démissionner. Mais à partir du règne de Baudouin, le contexte change : on n’admet plus que le chef de l’Etat puisse exercer le moindre pouvoir d’une manière personnelle. S’il y a un désaccord, c’est la volonté des ministres qui doit l’emporter. En 1960, Baudouin franchit la ligne rouge car il montre qu’il y a un désaccord entre les deux branches de l’exécutif. Aujourd’hui, une telle tentative paraît inimaginable. »

« C’était une réaction passéiste » Mark Eyskens, fils de Gaston Eyskens et ancien Premier ministre CD&V

« Mon père m’a souvent parlé de cet épisode. Il faut rappeler que le Roi était très fortement attaché au Congo. Au fond, il trouvait qu’il fallait sauver ce qui pouvait encore l’être. Mon père a été surpris et vexé de la demande de Baudouin. C’était une réaction complètement passéiste, en porte-à-faux avec l’évolution des institutions. Elle traduisait une sorte d’allergie au politique. Cette allergie venait de Léopold III, qui pouvait considérer les hommes politiques comme de la  »politicaille ». Plus tard encore, dans le cadre des problèmes communautaires, Baudouin ne comprenait pas toujours les politiques. Ça le rendait malade d’assister à ces disputes communautaires. Pour en revenir à août 60, au fond, c’était une attitude très typique de sa part. Baudouin était un homme de très fortes convictions, extrêmement têtu. Il avait une sorte d’audace qui frôlait l’arrogance, même s’il restait toujours poli. C’était un homme qui osait. »

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