Modernisée par Lafarge pour 600 millions d'euros, la cimenterie de Jalabiya aurait utilisé du pétrole vendu par Daech pour continuer à fonctionner. © D. Riffet/Photononstop/AFP

Le groupe GBL d’Albert Frère dans le viseur du FBI

Muriel Lefevre

Le FBI enquête sur Albert Frère, ‘l’homme le plus riche de Belgique ». Ou tout du moins son holding, le Groupe Bruxelles Lambert (GBL) dit De Morgen. Au coeur de l’enquête on retrouve les agissements de Lafarge (dans lequel GBL a des actions) qui est accusé d’avoir financé le terrorisme pour faire tourner son usine malgré la guerre en Syrie.

Lafarge, qui a fusionné avec le Suisse Holcim en 2015, est aujourd’hui suspectée d’avoir versé, entre 2011 et 2015, via sa filiale syrienne, plus de 12 millions d’euros (taxes pour assurer le passage des employés, achat de matières premières…) à des factions armées, dont l’EI pour maintenir l’activité de l’usine. Les comités « sûreté » du groupe, évoquaient pourtant dès 2013 les pressions de groupes djihadistes, mais, selon lui, ses « alertes » n’ont pas été suivies. L’abandon de l’usine aurait « dû s’imposer » dès 2011-2012, dit encore Jean-Claude Veillard, l’animateur de ces comités .

En 2008, le groupe achète une fabrique à Jalabiya, à 87 km de Raqqa, en 2008. Quatre ans plus tard, le pays sombre dans le chaos. Toutes les autres grandes entreprises présentes dans le pays s’en vont, sauf Lafarge. Les groupes armés s’installent dans la région et monnayent les droits de passage à coups d’enlèvements de salariés ou de leurs proches: un rapport interne à Lafarge en dénombre au moins une douzaine à partir de 2012. Lafarge, qui avait retiré ses expatriés de Syrie pour raisons de sécurité, a-t-il également fait courir trop de risques à ses salariés syriens en se maintenant en Syrie jusque 2014, quand les autres multinationales l’ont quittée dès 2012? Probablement, puisqu’à partir de 2013, le maintien de l’usine, dans laquelle Lafarge a investi 680 millions d’euros en pariant sur un avenir meilleur, est la priorité de LCS. Quitte à prendre des risques: « A partir du moment où la décision a été prise de continuer (…) dans un contexte de guerre civile, il fallait en accepter les conséquences », déclarera M. Pescheux aux enquêteurs. A la décharge du groupe, rares sont ceux qui semblent l’en avoir dissuadé. Selon le directeur général adjoint opérationnel de Lafarge à l’époque, Christian Herrault, lui aussi mis en examen, le gouvernement français le poussait au contraire à rester. « Il semblerait qu’il y ait eu une vraie cécité, volontaire ou non, de la direction sur la sécurité des salariés », note Sandra Cossart, directrice de Sherpa. Au fil du conflit, l’usine s’est en effet retrouvée écartelée entre les trois principaux rivaux de la guerre civile: le régime (son siège est à Damas), les Kurdes (qui contrôlent la zone de l’usine) et les djihadistes, dont l’EI, qui a fini par conquérir des villes comme Minbej, où habitent nombre de salariés.

Si le groupe cimentier Lafarge a toujours qualifié la sécurité de ses équipes de « priorité », parmi les nombreux employés enlevés un a été tué en 2013 après plusieurs mois de captivité. Yassin Ismaïl a été égorgé et son corps jeté dans un précipice à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest, un canyon rocailleux du haut duquel les djihadistes balançaient leurs prisonniers morts ou vifs. Les restes de centaines d’entre eux y ont été retrouvés. Pour son oncle, Yassin Yassin, son travail chez Lafarge a pu jouer dans sa disparition: « L’usine se trouvait en zone kurde, et l’EI l’a tué en l’accusant d’être un espion des Kurdes ». Un autre de leur employé reste porté disparu depuis 2013 : Abdoul al-Homada. Selon quatre de ses collègues interrogés par l’AFP, ce mécanicien de 35 ans a été enlevé à Alep, à 150 km à l’ouest, et très probablement tué. Si des salariés dénoncent des pressions de la direction à l’époque, beaucoup sont aussi restés pour conserver des emplois qui faisaient vivre des familles entières.

« Plainte pour financement du terrorisme »

En novembre 2016, 11 anciens salariés et l’association française Sherpa ont porté plainte contre Lafarge, sa filiale syrienne Lafarge Cement Syria (LCS), et plusieurs dirigeants « pour financement du terrorisme » et « mise en danger délibérée de la vie d’autrui » notamment. Sur le premier chef d’accusation, désastreux pour l’image du groupe, le président de LCS de 2008 à 2014, Bruno Pescheux, mis en examen en décembre dernier, a admis devant les enquêteurs que sa société avait versé à l’EI, entre novembre 2013 et juillet 2014, environ 20.000 dollars par mois pour faciliter la circulation des salariés et marchandises, pour une partie au moins après l’exécution de Yassin Ismaïl. Un homme d’affaires syrien, Firas Tlass, fils de l’ancien ministre de la Défense du président Hafez al-Assad, était chargé de jouer les entremetteurs. L’évacuation des derniers salariés se fera en catastrophe le 19 septembre 2014, date de sa prise par l’EI et de la fin de l’aventure syrienne de Lafarge. Ce matin-là, « ce sont des voisins qui sont venus nous dire que l’EI allait attaquer, personne de la direction ne nous a prévenus. Le responsable de l’usine avait fui avec sa famille », explique à l’AFP l’un d’eux, Jarir Yahyaalmullaali.

GBL d’Albert Frère était l’un des principaux actionnaires de Lafarge

Si GBL d’Albert Frère est encore aujourd’hui actionnaire à 9,43% de Lafarge, il était l’un des plus importants actionnaires au moment des négociations avec IS, avec une participation de plus de 20 %.

Depuis plusieurs mois, le holding financier du baron Albert Frère est pour cette raison dans le collimateur du parquet fédéral (la plus haute autorité belge en matière d’antiterrorisme). On va même ouvrir un dossier GBL qui dans un premier temps se contente d’épauler les autorités françaises. En novembre 2017, des perquisitions ont eu lieu au siège de GBL et aux domiciles des différents acteurs clés. On laissera Albert Frère, 92 ans, tranquille, mais son téléphone sera mis sur écoute dit De Morgen. Le fils d’Albert Frères, Gérald, président du conseil d’administration, sera l’un des quatre principaux dirigeants qui seront interrogés par la suite toujours selon De Morgen. Les autres étaient son beau-frère Ian Gallienne et Gérard Lamarche et Paul Desmarais, les deux représentants de GBL auprès de Lafarge. Les téléphones des quatre hommes seront eux aussi mis sur écoute, mais ils vont rapidement s’en rendre compte selon Le Monde. Ce qui fait que dès la fin de novembre 2017, ils communiqueront à travers la messagerie Telegram. Il y aura pourtant un appel où Galienne parle de la destruction d’un courrier dangereux et suggère qu’ils se voient pour « accorder leurs versions. » précise encore De Morgen.

La question toujours selon L’Echo est de « savoir s’il est possible que les représentants de GBL au sein de Lafarge aient pu tout ignorer des agissements du cimentier en Syrie en vue de préserver les intérêts de leur usine? A ce stade, les documents saisis sont encore en cours d’analyse. « Le degré d’implication et de connaissance des dirigeants de GBL n’est pas arrêté, mais une chose est déjà certaine: on se trouve à tout le moins face à des comportements complètement immoraux et anti-éthiques. C’est très grave », selon une source citée dans De Tijd. » Du côté de GBL on n’est pas loin de crier à l’injustice. Ils mettent l’accent sur le fait que c’est un audit diligenté au sein de Lafarge à la demande expresse de GBL qui est à l’origine des révélations sur les agissements avec l’État islamique. « Personne chez GBL n’était au courant. Ces informations ne sont pas remontées depuis Lafarge. À présent, c’est à la justice à déterminer qui savait quoi, comment et à quel moment » , peut-on encore lire dans L’Echo.

Suite aux perquisitions et aux écoutes téléphoniques, le dossier belge va cependant gagner une telle ampleur qu’il intéresse désormais le FBI. Selon le journal De Tijd, le FBI et le ministère américain de la Justice ont en effet demandé l’accès à ces documents. Une demande qui peut avoir de graves conséquences pour GBL. Les États-Unis ont des lois – y compris le troisième paragraphe du Patriot Act – qui pénalisent gravement les entreprises compromises dans des activités liées aux terrorismes ou en lien avec des pays contre lesquels les États-Unis ont établi des sanctions. Cela peut aller de lourdes amendes à une interdiction de faire commerce avec les USA.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire