Le flop des véhicules électriques

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

En 2010, une cinquantaine de communes wallonnes ont acheté des véhicules électriques. Presque tous en rade suite à des défaillances techniques. Un fiasco à 2 millions d’euros. En cause : la malchance. Mais aussi de l’incompétence et de la précipitation, tant dans le chef de l’administration que du ministre Philippe Henry.

« Ce dossier m’aura occupé toute la législature vu les complications de ses étapes successives », déclare Philippe Henry (Ecolo), ministre wallon sortant de l’Environnement, de l’Aménagement du territoire et de la Mobilité. C’est en effet ce qui s’appelle un dossier « pourri », peut-être même l’un des plus affligeants de cette législature.

L’histoire de ce véritable ratage démarre en 2009, quelques semaines avant les élections régionales, quand André Antoine (CDH), prédécesseur de Philippe Henry, annonce qu’il veut aider financièrement les communes à s’équiper de véhicules électriques. Le budget mobilisé s’élève à 1.890.000 euros. Du vélo à la camionnette, la Région offre un subside à hauteur de 75 %, plafonné à 25.000 euros, le solde étant assumé par la commune.

En août de la même année, dans la foulée de son arrivée à la Mobilité, Philippe Henry freine l' »opération Antoine » : le jeune ministre écologiste retient le projet mais souhaite recourir à un achat groupé pour « profiter de prix concurrentiels et garantir une qualité technique optimale ».
Concrètement, l’administration régionale pilote la centrale de marchés, négocie les tarifs, rédige le cahier des charges et lance l’appel d’offres sur le marché européen. De leur côté, les collectivités locales passeront elles-mêmes les commandes auprès des adjudicataires sélectionnés. Le ministère choisit deux modèles dotés d’une batterie au lithium et fabriqués en Italie : la City Fort, une citadine compacte, et l’Ecomile, un utilitaire de taille moyenne. A l’issue de l’appel d’offres, il attribue le premier lot à une entreprise belge, le second à une firme italienne. Trente communes commandent un City Fort à 30 000 euros pièce, onze communes achètent un Ecomile à 50.000 euros pièce.

Des déboires dès la conception L’aventure va tourner au cauchemar. Le projet rencontre rapidement de multiples incidents de parcours : retards de livraison, soucis de recharge de batteries, pannes à répétition, problèmes de redémarrage… Les avaries techniques surviennent sur les deux modèles. Dans le secteur automobile électrique, on sait qu’un matériel neuf peut nécessiter une formation sur l’équipement et le bon usage du véhicule. Mais le dossier, considèrent les communes, est particulièrement lourd. Photos à l’appui, l’importateur belge dit avoir relevé des dizaines de défauts sur l’Ecomile. Freinages périlleux, ceintures de sécurité défectueuses, risques de court-circuit. Les véhicules étaient bien sous garantie et l’assistance technique est (toujours) prévue dans le contrat, mais les qualités du service après-vente sont médiocres. « Nos demandes auprès de la société italienne sont toutes restées lettre morte », déplore André Desmarlières (PS), bourgmestre de Brugelette, propriétaire d’un utilitaire électrique livré au printemps 2012, immobilisé depuis plus d’un an dans un garage, et menacé de ne jamais redémarrer.

En réalité, ce dossier a connu des déboires dès sa conception. En janvier 2011, la Région wallonne reçoit l’offre de la firme belge Philco pour la City Fort, et celle de l’entreprise italienne EVF pour l’Ecomile. Et les ennuis commencent : « C’est une histoire de malchance et l’enfer est pavé de bonnes intentions. Ainsi, Philco aurait menti sur les performances de la City Fort », explique Xavier Georges, conseiller au cabinet de Philippe Henry. En effet, les performances de la citadine (une vitesse de pointe de 45 km/heure et l’autonomie de la batterie) ne correspondent pas à ce qui était clairement défini dans le cahier des charges. Quant à la fourgonnette, elle aussi n’était pas conforme : le volume de la benne basculante est trop court. « Nous avons envoyé un expert technique à la réception du véhicule, mais aucun contrôle technique n’a été effectué », raconte un fonctionnaire de l’administration. Faute de tests à la réception, il faudra alors opter pour un autre modèle, le Jolly 1200, d’une technologie quelque peu dépassée et donc moins fiable qu’un véhicule électrique récent. « En réalité, il aurait fallu relancer le marché », poursuit l’agent wallon. « Mais il répondait correctement aux différents critères du cahier spécial des charges et possédait, en théorie, un rapport qualité/prix intéressant. On a cru faire une bonne affaire », renchérit Xavier Georges.

« Pas des spécialistes du véhicule électrique » Aujourd’hui, les communes critiquent le choix de la City Fort, peu pratique en zone rurale. Comme celui du Jolly 1200 : « Il faudrait que ces gens sortent de leur bureau », s’exclame Sybille de Coster-Bauchau (MR), bourgmestre de Grez-Doiceau, propriétaire d’un utilitaire électrique toujours immobilisé dans le dépôt communal, et sans doute définitivement à l’arrêt. « Il était peu adapté à toutes les circulations. Ainsi, il ne montait pas facilement les côtes, il fallait s’arrêter pour changer de vitesse. Parfois, il avançait de quelques mètres puis calait sur place. » « Nous ne sommes pas des spécialistes du véhicule électrique », s’excuse un membre du SPW Mobilité.

Reste à savoir quelles sont les responsabilités à pointer pour cet échec. C’est l’administration wallonne qui a établi le cahier des charges et c’est bien le ministre qui l’a avalisé. Philippe Henry, embarrassé, a commandé un rapport qui met en exergue « des erreurs » et des « manquements » de la part du SPW Mobilité. « L’administration a clairement manqué de prudence dans ce dossier et a fait preuve de précipitation, notamment en évaluant mal les risques engagés par la Région, constate Xavier Georges. De notre côté, nous avons surévalué les compétences de l’administration en la matière. Nous ne sommes pas fiers. Si c’était à refaire, nous agirions autrement : le marché électrique n’est pas suffisamment développé et fiable. »

Comble de malchance, les deux entreprises sélectionnées ont, depuis, été déclarées en faillite, l’une étant dans les mains d’un curateur, l’autre ayant été reprise par I’Moving, spécialiste du vélo électrique, mais doté de peu d’expérience en matière de véhicules électriques. Mais l’attitude, jugée trop molle et trop lente, de Philippe Henry est pointée du doigt : mises en demeure tardives et sans résultats. Aucune assignation déposée, pas de poursuite non plus, au titre par exemple de sa garantie fournie dans le contrat de vente, ni de résiliation unilatérale du marché. Mais, plaide-t-on au cabinet du ministre, cette résiliation entraînait la perte du cautionnement forfaitaire, dont le montant a été sous-évalué par l’administration.

Trois ans plus tard, le budget prévu a été absorbé à hauteur de 1 642 000 euros. La facture est également lourde pour les communes. « Entre le retard d’un an et les problèmes techniques, cela se chiffre à 150 000 euros », s’insurge Sybille de Coster-Bauchau. Pour couvrir ces frais d’entretien et de réparation, l’ex-ministre Philippe Henry a débloqué un subside complémentaire de 3 000 euros par commune, puisé dans le budget initial non consommé. Dans l’aventure, le budget de la Région wallonne a été ponctionné de près de 2 millions d’euros. Autre hic : encore faut-il pouvoir s’appuyer sur des professionnels qui maîtrisent cette technologie et disposent du matériel. « Notre véhicule n’a roulé que deux semaines et cela fait plus d’un an que nous attendons une pièce de rechange », relate le bourgmestre de Brugelette. Le fiasco paraît bel et bien finir sur une voie de garage…

Par Soraya Ghali

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