Le doux châtiment belge des criminels de guerre allemands

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Il y a septante ans, les dignitaires nazis répondaient de leurs crimes à la face du monde épouvanté. Loin du méga-procès de Nuremberg, la Belgique poursuit aussi ses criminels de guerre allemands. Elle y met nettement moins d’efficacité, d’ardeur et de sévérité qu’à châtier ses collabos.

Jamais encore on n’avait vu pareille concentration de tueurs de masse prendre place sur un banc d’infamie. Le 20 novembre 1945, la fine fleur de la barbarie nazie a rendez-vous avec ses juges et l’histoire Un casting à faire dresser les cheveux sur la tête : Göring, Keitel, Hess, Ribbentrop, Jodl, Doenitz, Speer, ils sont vingt et un au total à comparaître. La bande d’affreux est loin d’être au complet. Manquent à l’appel Hitler, leur Führer bien-aimé qui les a entraînés dans cette folie meurtrière, et quelques autres de ses âmes damnées, Goebbels, Himmler, Borman.

Crimes contre la paix, crimes de guerre, crimes contre l’humanité : les charges retenues sont à la démesure des forfaits ordonnés et couverts. S’ils n’ont probablement jamais tué personne de leurs propres mains, c’est par subordonnés interposés qu’ils ont mis un continent à feu et à sang, envoyé à la mort des dizaines de millions d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards.

Les puissances alliées s’étaient engagées à ce que les plus hauts dignitaires de l’Allemagne nazie n’échappent pas au glaive de la justice, pas plus que les organisations qui furent les instruments de leurs crimes : SS, SD, SA, Gestapo, haut commandement militaire.

Le IIIe Reich au tapis en mai 1945, un tribunal militaire international entre en scène. Direction Nuremberg pour un procès hors normes : Hitler y a tenu ses grand-messes nazies annuelles de 1923 à 1938, il y a fait promulguer en 1935 les lois raciales, c’est dans cette cité que ses acolytes vont payer pour leurs crimes. Un an d’éprouvant face à face entre bourreaux, juges et témoins, avant que ne tombent les verdicts le 1er octobre 1946, et que ne s’exécutent les sentences : douze condamnations à la pendaison, des peines de prison allant jusqu’à la perpétuité, trois acquittements. Justice est faite.

Le méga-procès de Nuremberg a été affaire de grandes puissances : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Union soviétique ont été à la manoeuvre. La Belgique, comme tant d’autres pays qui ont subi le joug nazi, n’a pas été admise aux premières loges. C’est du balcon qu’elle assiste aux débats. Avec pour la représenter au procès, la France qui intègre un magistrat belge au sein de sa délégation, ainsi qu’un envoyé du gouvernement belge présent à titre d’observateur, le juriste Jules Wolf.

La Belgique n’est pas totalement inaudible à Nuremberg. Elle a pu faire entendre sa petite voix, à l’audience du 4 février 1946. Ce jour-là, Léon Van der Essen, professeur à l’Université de Louvain et membre de la commission belge des crimes de guerre, est invité à la barre à titre de témoin à charge. Le temps de s’appesantir sur la destruction de la bibliothèque de l’Université de Louvain, les exactions commises sur les enseignants, les crimes perpétrés dans les Ardennes lors de l’offensive von Rundstedt en décembre 1944. Le correspondant du Soir au procès jubile : « La déposition fit sensation ; aussi la défense demanda-t-elle que son intervention soit déclarée non recevable. » Requête aussitôt rejetée par le tribunal.

A l’heure de Nuremberg, la Belgique n’est plus la « poor little Belgium », théâtre en 1914 d’atrocités allemandes qui avaient ému le monde entier jusqu’aux larmes. En 1945, souligne l’historien Pieter Lagrou (ULB), « notre pays n’était plus qu’un cas qui passait plutôt inaperçu sur une longue liste de nations martyrisées ». 38 000 prisonniers morts en déportation, 750 patriotes qui ne sont pas sortis vivants de l’enfer du camp de Breendonk, 7 000 à 8 000 soldats belges et autant de civils tués lors de la campagne de mai 1940, près de 20 000 victimes des bombardements de V1 : le tribut humain est effroyablement lourd, mais il passe pour de « moindres crimes » face à l’ampleur des autres forfaits révélés dans le prétoire de Nuremberg.

Les Belges n’ont d’ailleurs aucun de leurs bourreaux à désigner dans le box des accusés, à l’inverse de leurs voisins néerlandais avides de connaître le sort de l’autrichien Seyss-Inquart. Ils ne seront pas déçus : la particulière cruauté dont a fait preuve le Reichskommissar des Pays-Bas lui vaut de finir au bout d’une corde.

Rideau sur Nuremberg. Mais les comptes sont loin d’être soldés. Bien des criminels de guerre allemands courent toujours, tortionnaires et serviteurs zélés du IIIe Reich qui ont sévi en terrain conquis sous l’uniforme de la Wehrmacht ou de la SS.

Ils ont aussi les Belges aux trousses. Et ceux-là ne veulent plus revivre la parodie de justice rendue par la Haute Cour de Leipzig à l’issue de la Première Guerre mondiale. La Belgique n’a pas oublié l’échec cuisant à obtenir de l’Allemagne vaincue qu’elle lui livre ses criminels de guerre, ni la mascarade de procès qui s’étaient déroulés outre-Rhin. Plus question de revivre l' »humiliation de Leipzig ».

Depuis décembre 1944, une Commission d’enquête s’active à rassembler les preuves, à constituer des dossiers, à identifier des suspects, à préparer le terrain pour que la machine répressive puisse agir efficacement le moment venu. Sur quelque 4 436 noms communiqués à la Commission des crimes de guerre des Nations-Unies, 3 455 cas se retrouvent dans le collimateur de la justice militaire belge.

Mais le moment tarde à venir. « En dépit de l’échelle des atrocités commises et du nombre de victimes, l’urgence politique semblait beaucoup moins pressante que cela n’avait été le cas dans le sillage d’août 1914 », pointe Pieter Lagrou, le meilleur spécialiste de cette page méconnue de l’histoire. Les priorités sont ailleurs qu’à la traque des criminels de guerre allemands. Ce qui importe d’abord, c’est que soient châtiés les Belges qui se sont compromis avec le régime hitlérien, que soient punis au plus vite les traîtres et les inciviques envers lesquels la population crie vengeance. C’est sur eux que se déchaînent les passions et que s’abat rapidement la répression, souvent sans ménagements. « S’occuper des complices était clairement considéré comme une tâche bien plus urgente que de poursuivre ceux qui portaient la principale responsabilité des crimes commis. »

Les Allemands passent plutôt bien entre les gouttes. Tout à son obsession de frapper les collabos, les autorités politiques tardent même jusqu’au printemps 1947 à ajuster l’arsenal juridique aux forfaits commis par l’occupant. Coupable négligence. Elle rend irrégulières l’extradition et la détention en Belgique des dizaines de suspects inquiétés pour crimes de guerre, mais auxquels aucune infraction légalement valable ne peut leur être imputée.

A ce rythme-là, l’ardeur à l’ouvrage s’émousse. « Le ton initial, vengeur, s’adoucit de façon très nette, de même que les appels explicites au châtiment des auteurs des crimes », prolonge Pieter Lagrou. De guerre lasse, la commission d’enquête réfrène ses élans, s’assied sur ses dossiers.

Le temps précieux ainsi perdu ne se rattrape plus. Lorsque la machine judiciaire peut enfin se mettre en branle, au printemps 1948, elle se heurte à des vents contraires.

La guerre froide est à l’agenda. Elle pousse le camp occidental à examiner l’Allemagne vaincue sous un oeil nettement plus bienveillant. Pédale douce avec l’armée qui se reconstruit sur les ruines de la Wehrmacht, et qu’il convient de ménager. Plus question pour les Américains et les Britanniques d’admettre encore que des Allemands soient livrés vers les pays anciennement occupés par le IIIe Reich et qui relèvent désormais du bloc soviétique. Le veto s’impose aussi aux Etats d’Europe de l’Ouest.

Voilà qui conduit la Belgique à revoir ses ambitions à la baisse et à opérer une courbe rentrante. Pieter Lagrou : « Après avoir passé des années à réclamer l’extradition de suspects et de témoins, les autorités belges furent confrontées au problème inverse en essayant d’accélérer le rapatriement des suspects contre lesquels elles avaient abandonné les poursuites. » Manque de preuves, complications juridiques, détention préventive excessive pour cause de procès reportés : tout concourt à dégonfler des dossiers, à vider des cellules, à dépeupler les charrettes en attente d’alimenter les Conseils de guerre.

Des 533 Allemands qui ont fini par être transférés et détenus en Belgique, 314 au titre de suspects et 219 comme témoins cités à comparaître, ils ne sont plus que 103 à devoir passer en jugement au printemps 1948, impliqués dans 37 affaires. D’Anvers à Dinant, de Liège à Gand, de Mons à Bruxelles, leurs procès tournent souvent au cauchemar des juges et à la confusion de l’accusation.

Les tribunaux militaires encaissent le contrecoup de Nuremberg. Son procès n’a pas été exempt de tout reproche. Non sans fondements, il est taxé de justice de vainqueurs, rendue de façon expéditive. L’opinion allemande est la première à s’en être indignée.

La Belgique met un point d’honneur à écarter tout soupçon. Le législateur a veillé à garantir aux accusés un procès équitable, respectueux de leurs droits : ils auront la possibilité d’aller en appel, de recourir aux services d’un avocat allemand, voire de se tourner vers la cassation pour contester leur jugement.

La lutte en devient inégale dans les prétoires. Face à des magistrats belges souvent jeunes et inexpérimentés, des avocats allemands professionnels et rompus au métier de la toge.

Les uns, mis sous pression, se retrouvent armés d’une loi répressive qui étale ses lacunes et démontre son inefficacité. Nuremberg, son procès et ses condamnations pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité ne leur sont d’aucun secours. « Le statut du tribunal militaire international de Nuremberg n’a pas fait l’objet d’une loi d’assentiment par la Belgique, il ne pouvait donc être appliqué par les cours et tribunaux belges », note l’historienne Marie-Anne Weisers (ULB). Invoquer la déportation, les persécutions politiques, religieuses, raciales ne leur est d’aucune utilité pour fonder leur jugement en droit.

Les autres, calés en droit international, au fait d’une jurisprudence tenue à jour depuis un office juridique basé à Bonn, s’engouffrent dès qu’ils le peuvent dans les failles juridiques. Torture, prises d’otages, exécutions ? La défense conteste ou minimise les faits, non sans succès. Balaie sans peine l’accusation de « haute trahison », impossible à opposer à un ennemi extérieur qui n’était lié par aucun devoir de fidélité à la Belgique. Il lui reste l’argument de l’obéissance à « un ordre supérieur », brandi à tout bout de champ avec une redoutable efficacité. En somme, ces Allemands qui ont si bien servi la cause du IIIe Reich n’ont fait que leur devoir. A la guerre comme à la guerre.

Prouver une culpabilité devient un tour de force. Une mission souvent désespérée. Les pressions politiques et diplomatiques venues d’Allemagne font le reste.

La sévérité et l’exécution des sentences s’en ressentent. Juin 1948, Conseil de guerre de Liège : le massacre de Stavelot inaugure la série de procès intentés pour crimes de guerre allemands. Deux officiers et huit soldats de la SS Division Leibstandarte Adolf Hitler ont à répondre de l’exécution de dizaines de civils innocents durant l’offensive von Rundstedt. L’affaire se clôture sur un acquittement, dix à quinze ans de travaux forcés, et la libération de tous les condamnés dès avril 1952. Août 1948 : dix-huit ex-membres de la Sipo Charleroi, la police de sûreté, sont poursuivis à Mons : persécutions politiques, usage de la torture, déportation, les reproches sont gravissimes et les condamnations à mort ou à la prison à vie pleuvent pour faits de « trahison ». Le jugement est invalidé en appel, et les peines nettement réduites.

Pourtant, la volonté de sévir est bien là. Notamment lorsque l’occupant s’en est pris aux Juifs. Dans la thèse qu’elle vient de leur consacrer, Marie-Anne Weisers dément la fâcheuse impression : non, les magistrats belges n’ont pas été forcément indifférents à la question juive et à la sanction des crimes raciaux.

Otto Siegburg l’apprend à ses dépens : ce policier nazi, grand chasseur de Juifs en région bruxelloise, se retrouve en 1949 devant le Conseil de guerre du Brabant, notamment pour avoir battu à mort un Juif anversois lors d’une ronde nocturne. Jugé coupable d’assassinat, il est condamné pour crime contre l’humanité. Sentence aussi sensationnelle qu’exceptionnelle en Belgique et même en Europe, comme le révèle Marie-Anne Weisers. Sauf qu’elle ne résiste pas en appel : le chasseur de juifs s’en tire avec un homicide involontaire.

Les gros bonnets ont aussi des comptes à rendre. Vingt ans de travaux forcés pour le SS Constantin Canaris, ex-patron de la redoutable Sipo en Belgique. Douze ans de cabane pour Alexander von Falkenhausen, numéro un de l’administration militaire : trois semaines après la lecture de la sentence, le septuagénaire extradé en 1948 regagne sa patrie en homme libre. Sans remords ni regrets exprimés pour la déportation de milliers de juifs et les exécutions d’otages signées de sa main, et sans éprouver le besoin de contester sa condamnation. Ce mois de mars 1951 qui sourit au général est celui d’une bien heureuse coïncidence : le procès se clôture, comme par enchantement, sur fond de rétablissement des relations diplomatiques belgo-allemandes.

von Falkenhausen croit trouver les mots justes en franchissant la frontière allemande : « Belgique ingrate, tu n’auras pas mes os. » Philipp Schmitt n’a pu en dire autant. Le commandant du camp d’internement de Breendonk, au moins 83 meurtres à son actif, a fini sous les balles d’un peloton d’exécution de gendarmes belges, en août 1950. Le bourreau SS rejoint dans la tombe Walter Obler, détenu juif viennois reconverti en kapo à Breendonk, passé par les armes en avril 1947.

Deux exécutions de criminels de guerre allemands pour 242 sentences de mort appliquées. 345 collaborateurs belges encore détenus en 1955, lorsque les prisons belges se vident de leurs derniers pensionnaires allemands moins de dix ans après la Libération. L’occupant n’a pas pesé bien lourd dans la balance d’une justice militaire débordante d’activité au sortir de la guerre. Elle lui a réservé, a calculé Pieter Lagrou, moins de un pour cent des cas instruits pour infractions en temps de guerre.

Le temps a joué en faveur des criminels de guerre allemands. Lorsque sonne pour eux l’heure de passer en jugement, la grande vague répressive s’épuise, après s’être déchaînée sur les traîtres à la patrie qui les avaient épaulés dans leurs forfaits. Soif de vengeance, justice expéditive, sévérité des châtiments : les collabos ont plus payé que leurs maîtres.l

– « Poor Little Belgium ? » Les procès belges de criminels de guerre allemands 1944-195, par Pieter Lagrou, in Justices militaires et guerres mondiales, UCL, 2013.

– Juger les crimes contre les Juifs : des Allemands devant les tribunaux belges, 1941-1951, par Marie-Anne Weisers, thèse de doctorat, ULB, 2014.

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