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Le digital nomad, travailleur sans frontières

Le Vif

Professionnel expatrié, voyageur insatiable ou fin idéaliste ? Le digital nomad est un peu des trois. Lassé du 9 heures-17 heures, ce travailleur actif bouscule les modèles sociétaux et s’émancipe grâce aux nouvelles technologies, direction São Paulo ou Bali. Rencontre avec des Belges sur le départ.

« Plus jamais je ne passerai un hiver en Belgique », s’est juré Carolina Correa. Tout juste rentrée d’un semestre à Budapest, en Hongrie, elle repart pour la Croatie et espère fuir les premières gelées du plat pays en Thaïlande. « Peut-être au Cambodge et en Inde aussi… Ça dépend des billets. Si j’en vois un pas cher, je le prends. » La jeune femme tapote sur son laptop. Connectée, en permanence.

Pas de tour du monde les pieds en éventail ou d’année sabbatique pour cette Belgo- Portugaise de 28 ans : elle travaille. Reconvertie en graphiste freelance après des études de business, un séjour à San Francisco et une start-up esquissée. Budapest était son test, la preuve qu’elle pouvait combiner travail et tourisme, clients et cafés entre copains. La preuve qu’elle était une digital nomad.

Profiter des nouvelles technologies pour travailler n’importe où (très souvent en réduisant ses coûts), ses envies de découvertes et une qualité de vie boostée comme seules boussoles : c’est cela, le quotidien d’un technomade. Concrètement, c’est la possibilité de lancer de son balcon indonésien le site Web d’un client basé en Italie. Ou de faire un dernier foot à Lisbonne avant de fignoler un logo pendant son vol vers Hong Kong.

A priori, toute personne pouvant mener son activité en tant qu’indépendant, et dont les clients ne sont pas opposés à une communication via Skype ou e-mails, peut devenir un nomade 2.0. Certaines entreprises acceptent parfois sans trop de gêne cette autonomie singulière de leur employé, mais c’est plus rare. « J’ai rencontré des développeurs, des entrepreneurs, des graphistes, des copywriters… Et même des comptables ! », s’amuse Carolina Correa, l’ordinateur toujours devant elle. Son seul bagage, avec son smartphone, sa tablette et quelques vêtements. Elle n’a plus d’appartement, ni de voiture, comme beaucoup de nomads. Plus facile quand on a la bougeotte. « Lorsque je suis rentrée de San Francisco, je n’avais pas envie d’avoir quelque chose qui me coinçait ici. Je ne me voyais pas travailler comme employée… J’ai donc eu un moment de réflexion. Je me suis demandé ce qui est vraiment important dans ma vie. Et c’est ma liberté. »

Nomades mais pas vagabonds

Un réseau Internet ultrarapide, l’utilisation du cloud et un appareil mobile « intelligent » : voilà les trois infrastructures essentielles au développement de ce mode de vie, écrivaient en 1997 Tsugio Makimoto et David Manners dans un ouvrage dédié. Depuis, le location-independant lifestyle a fait du chemin. S’il reste souvent perçu comme un hiatus professionnel voire une franche crise existentielle, il s’est néanmoins fait véritable mouvement, attirant toujours plus de déçus du métro-boulot-dodo, notamment outre-Atlantique. En témoigne le nombre croissant de forums et événements destinés à la communauté, dont DNX Global, première conférence internationale sur le sujet en Europe. En août dernier, elle a réuni à Berlin près de 500 technomades et curieux, issus de 37 pays. Wouter Vernaillen a fait la route depuis Zottegem. « C’est comme un virus », observe le quarantenaire, développeur Web pour le compte du gouvernement flamand et dont le grand saut est prévu en 2016. « Tout le monde est très enthousiaste, l’énergie et l’entraide sont formidables. C’est incroyablement stimulant. »

Impossible cependant de chiffrer le phénomène avec exactitude. Sur le chat #nomads, créé sur la plateforme de messagerie payante Slack, ils sont environ 3 000 inscrits. Le site Nomad List de son côté attire entre 100 000 et 300 000 visiteurs uniques par mois. Kigali, Munich, Barcelone et 500 autres villes y sont notées en fonction de la qualité du wifi, du coût moyen d’un logement Airbnb, du niveau d’anglais des locaux et même de leur attitude vis-à-vis des homosexuels. Une référence pour les nomades, loin d’être vagabonds.

« Pieter liste ces villes pour aider dans le choix de sa prochaine destination », précise Wouter Vernaillen. « Pieter », c’est Pieter Levels, « le » nomade néerlandais hyperactif du clavier, connu pour avoir lancé 12 start-up en 12 mois, dont Nomad List. « Le Vietnam et la Thaïlande sont très populaires », note le développeur. Le soleil d’Asie, il en rêve. En hiver, son emploi lui autorise trente minutes de lumière naturelle par jour : il a « du mal ». Il est aussi pragmatique : habiter là-bas lui permettra de limiter ses dépenses quotidiennes tandis qu’il lancera sa start-up. « Tout le monde pense que c’est la vie idéale, mais il est difficile de concilier travail et voyages », nuance-t-il. « Il faut s’imposer une discipline. Il faut aller en coworking, ou avoir un bureau. Alors oui, il peut être plus joli, il peut être proche de la mer. Mais travailler sur la plage, c’est un cliché. Après une semaine, l’ordinateur rendra l’âme à cause du sable. Et de toute façon, il n’y pas de wifi. »

Garder les pieds sur terre

A 24 ans, la vie de Glenn Goossens tient dans un sac de sport et un trolley. Son diplôme en main, il ne voulait plus de sa carrière d’ingénieur. Il touche alors un peu à tout, du marketing en ligne à Berlin à l’assistanat d’un décrié coach de dating dans sa tournée mondiale. Du moment qu’il sortait de son petit confort et de ses angoisses de jeune adulte. Cette fois, il quitte son village près de Mechelen pour l’Estonie, où sa petite amie l’attend à Tallinn, laissant derrière lui quelques cartons dont le contenu sera vendu sur un site de seconde main.

« Pendant ma dernière année à l’université, je suis tombé sur des blogs de digital nomads qui n’avaient plus grand chose et voyageaient comme ils voulaient. Ça m’a tout de suite intéressé », se souvient le presque nomad. Car il ne sait pas encore très bien ce qu’il va faire en Estonie. Juste une fragile « envie d’apprendre la psychologie et d’aider les gens » en guise de projet.

Ce genre de plan sur la comète agace Wouter Vernaillen. « De nombreuses personnes me demandent quel métier choisir pour devenir un nomade. C’est une approche erronée. Si tu es passionné par un domaine, et que tu veux construire un business autour, tu es sur le bon chemin. Mais si le lifestyle est ton but principal… » Il soupire. « Il y aussi beaucoup de gens qui se font de l’argent avec le concept de digital nomad. Ils en tirent un produit marketing. Ils vendent ‘la vie de rêve’. Mais il faut rester réaliste. « 

Car derrière les blogs de voyage hagiographes et les images d’Epinal exhibées sur les réseaux sociaux, il y a le décalage horaire, les problèmes de visa, les moustiques. L’incompréhension des proches aussi, face à un choix de vie encore très inhabituel. « Est-ce que tu travailles vraiment ? « , entendait souvent Carolina Correa. Les critiques les plus vives évoquent un « néocolonialisme », dénoncent l’utilisation des infrastructures de pays en développement sans payer d’impôts. Les technomades passent en effet souvent les frontières avec un visa touristique. Et puis, il y a la solitude. Si les drinks et les working sessions entre nomads du coin existent (voire de véritables lieux de vie, tels les « camps » de Hacker Paradise), il n’est pas toujours évident, ce temps plein loin des siens.

« Je serai de toute façon moins seul qu’en Belgique », conteste doucement Wouter Vernaillen. « La semaine, tout le monde travaille et est occupé avec sa famille… Je m’ennuie. » Il évoque le best-seller Qui a piqué mon fromage ?de Spencer Johnson. Dans la parabole, des petites souris et des petits hommes se repaissent de fromage jusqu’au jour où il vient à manquer. Les petits hommes paniquent, regrettent l’éclat passé, maudissent le ciel. Les souris, elles, décident simplement de chercher, avec légèreté, d’autres fromages. « Pour moi, c’est une jolie façon d’expliquer ce qui se passe en Europe », glisse Wouter Vernaillen. « On essaie de s’accrocher à ce qu’on a, mais tout change, en permanence. A la place, construis donc ta propre vie. Trouve de nouveaux fromages. » Reste maintenant à convaincre le patron.

Chloé Glad

Destination prisée, la Belgique ?

Trois villes belges sont listées sur Nomad List, le Routard du nomade : Bruxelles, bien sûr, Anvers et Gand. Presque tous les voyants sont au vert pour Anvers, appréciée pour son bon anglais et sa vie nocturne, tandis que Gand est fustigée pour son wifi quasi inexistant dans les lieux publics. Bruxelles est quant à elle jugée « peu sûre » et « froide envers les étrangers », mais possède également la plus grande offre de logements et d’espaces de travail dont peuvent profiter les explorateurs fraîchement débarqués. Le tout jeune Startup Basecamp mérite d’être cité : ce « camp de base », qui n’est ni une auberge ni un hôtel, est le seul à combiner coin coworking et collocation entre jeunes entrepreneurs et nomads partageant le même esprit. Histoire de ne plus se soucier de rien, sinon de son business.

La Belgique demeure néanmoins à la traîne dans le classement. Boudée pour son climat et un coût de la vie élevé. « C’est une destination pour les digital nomads ayant un peu plus d’argent, qui font cela depuis un peu plus longtemps et qui parcourent maintenant l’Europe », estime Wouter Vernaillen. A l’image de ce couple de Canadiens, venu au meeting qu’il a organisé à Gand via son groupe Facebook, « Digital Nomads Belgium ». En tout, ils étaient neuf. La Belgique, on la quitte plus que l’on ne s’y installe.

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