Thierry Fiorilli

Le coup de semonce suisse

Thierry Fiorilli Journaliste

Gouverner, et vouloir gouverner, ce n’est pas seulement prévoir. C’est aussi savoir. Entendre. Regarder. Dernier cas d’école en date : la votation suisse, ce 9 février, contre la poursuite « de l’immigration massive ». Dit en termes techniques : le rejet des accords de libre circulation passés avec l’Union européenne.

Depuis, on a énormément parlé du modèle suisse, de son système de référendum populaire, de ce principe de base européen qu’une partie de sa population remet en cause, des conséquences économiques pour le pays, de la nature exacte du parti à l’origine du vote, de l’UDC, « populiste et anti-européen »… Beaucoup de réactions officielles, depuis « l’Europe » et la Belgique, ont consisté à s’indigner, à estimer « inacceptable » que les Suisses osent tourner le dos à des accords signés depuis belle lurette et à contester l’un des fondements de l’UE. Peu, et c’est un euphémisme, ont annoncé qu’il fallait donc tenir compte du geste posé par une (courte) majorité des électeurs helvètes. Non pas seulement pour étudier, juridiquement, cette nouvelle donne. Mais pour prendre la mesure d’un mouvement qui dépasse allègrement les frontières de la seule Confédération. Qu’on l’appelle le chauvinisme du bien-être, le sentiment d’isolement dans un monde globalisé, le rejet de tout, le repli sur soi, le retour réactionnaire, peu importe : c’est un mouvement qui mêle la rage, la peur et le ras-le-bol.

Un mouvement dont l’expression est, selon les particularités culturelles de chaque pays, en Europe, plus ou moins ample, plus ou moins récurrente, plus ou moins agressive, plus ou moins organisée. Mais qui charrie le même message : aux yeux des populations, aucun traité, aucune loi, aucun accord n’est intouchable. Qu’il s’agisse d’immigration, d’avortement, d’euthanasie, de mariage pour tous ou de libération conditionnelle, le citoyen est prêt à remettre en cause tout ce qui semblait acquis, acté, ancré, pour toujours, dès lors qu’il se sent toujours plus menacé, à tort ou à raison, dans son identité, ses repères, ses valeurs. De la même façon, somme toute, qu’il assiste, la plupart du temps impuissant, à la remise en cause de plus en régulière, par ses dirigeants, de ce qui lui semblait des droits inaliénables : l’âge de la pension, l’allocation de chômage, l’accès à n’importe quelle école, etc.

Le vote suisse de dimanche dernier signifie donc bien davantage qu’une révision des rapports helvético-européens. Il incarne un authentique malaise d’une partie de toutes les populations occidentales, y compris en Belgique, et pas seulement en Flandre. Des populations qui, pour autant, ne sont pas fatalement plus amères, racistes ou réactionnaires qu’hier. Elles sont plutôt confrontées à trois éléments, majeurs, qui bousculent les raisonnements traditionnellement bien-pensants tenus jusqu’ici : le vieillissement de la société, qui entraîne fatalement un sentiment de vulnérabilité face aux (r)évolutions culturelles qui se succèdent et s’accélèrent ; la crise économique et sociale installée depuis déjà six ans et dont on ne voit pas le terme ; l’alternative tellement aisée aux « communicants traditionnels » que représentent Internet et les réseaux sociaux. Clairement dit : ceux-ci n’ont pas servi qu’à « libérer la parole », comme on le répète un peu trop facilement ; ils ont permis et permettent à n’importe qui d’une part de vérifier (ou penser pouvoir vérifier), tout de suite, les propos et actes de n’importe quelle « autorité » (les politiques, les médias, la justice, etc), jusque-là intouchable et incontestable, et d’autre part de s’abreuver à d’autres sources, même parfois mensongères et abusives, dont l’influence est de plus en plus large.

Nier ces populations-là, ces réalités-là, ces peurs-là, ces signaux d’alarme-là, quelle que soit l’opinion que l’on peut en avoir, équivaut désormais à faire preuve d’incapacité à gouverner. Ou à prétendre gouverner. Le scrutin européen du 25 mai prochain devrait le confirmer.

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