© iStockphoto

Le confort du délinquant en col blanc

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Les élites en délicatesse avec le fisc ou la justice ont moins à craindre de la sévérité populaire que le voleur ou le braqueur de bas étage. Une chercheuse de l’ULB explique pourquoi.

La grande évasion bat son plein. Les milliards filent à la vitesse de l’éclair vers des cieux fiscalement radieux, dans une tranquille impunité. Panama Papers, SwissLeaks, LuxLeaks : les « scandales » offshore se suivent et se ressemblent. Leurs ondes de choc aussi. A chaque tempête médiatique sa vague d’indignation, l’engagement des décideurs politiques de ne pas/plus rester sans réaction. Au passage, des noms sont jetés sur la place publique, des réputations pointées du doigt. Et puis retour sur terre. Les paradis fiscaux se remettent à prospérer au nez et à la barbe des collecteurs d’impôts.

Pas de quoi jeter un peuple en fureur dans les rues. Les agissements délictueux des élites dans l’exercice de leur métier n’ont jamais fait monter aux barricades. Le registre s’y prête assez mal. Pour avoir étudié le phénomène, Carla Nagels, docteure en criminologie à l’ULB, n’en est nullement surprise (1). La tendance lourde est connue de la recherche scientifique : « La réaction sociale est faible face à des pratiques pourtant routinières de transgressions commises par les élites dans leur sphère professionnelle. » La « délinquance ordinaire » ne profite pas de tels ménagements.

Un vol, un hold-up, un viol : le forfait saute aux yeux, « le dommage causé est tangible, important, personnalisé », sera jugé d’autant plus grave par l’opinion. Le délinquant en col blanc, lui, a droit à plus de clémence populaire. Car il sévit caché, opère dans l’abstrait et le tort qu’il cause reste invisible à l’oeil nu. Quoi de moins palpable qu’un mécanisme de fraude fiscale ? Que les préjudices sociaux infligés soient bien réels n’enlève rien au confort de l’opacité. « Nous sommes tous les victimes de cette délinquance en col blanc mais il est difficile de se l’envisager comme tel. »

« Une fois les lois votées, les élites peuvent les détourner à leur avantage »

Complexité des montages et longueur des affaires ont assez vite raison d’une couverture médiatique intense. L’attention dans les chaumières finit par se relâcher. Les élites que bousculent ces flots de révélations s’inquiètent ? Non, elles gèrent. Le rapport particulier qu’elles entretiennent avec les lois qu’elles contribuent à forger leur offre un atout décisif : « Une fois les lois votées, les élites sont également capables de les détourner à leur propre avantage », souligne la chercheuse.

En cas de souci, il restera à convertir une fraude fiscale en évitement fiscal, à « transformer la délinquance en déviance ». A mettre en branle les « rituels de restauration » qui minimiseront ou banaliseront les faits, jusqu’à requalifier une intention coupable en « erreur de parcours ».

Rien qui puisse, a priori, pousser les décideurs politiques à passer des paroles aux actes. Ils se cantonnent, relève Carla Nagels, dans une attitude schizophrénique. « Le pouvoir politique crie au scandale, durcit des lois mais par d’autres mécanismes, il s’inscrit dans des dynamiques plus réparatrices que punitives. » Il charge avant tout l’Etat « de sauver les meubles dans les limites de l’acceptable », en tentant de récupérer ce qui peut l’être de l’argent éludé. La voie de la régularisation maintient alors le contentieux économique et financier largement hors de portée des tribunaux. Et le tour est joué.

(1) Les Ambiguïtés des mécanismes de réaction sociale à la délinquance commise par les élites dans leur sphère professionnelle, par Carla Nagels, revue Justice & Sécurité 05/16, INCC.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire