© DR

Le belga, l’infortuné bâtard du franc belge…

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

C’était un 8 janvier, en 1946 : le belga prend congé des Belges, sans susciter une once de regret. Conçue pour soutenir un franc belge chancelant, cette devise parallèle n’a jamais su s’imposer dans les portefeuilles ni les porte-monnaie.

Il a tiré sa révérence sur la pointe des pieds, à quelques mois de fêter ses 20 printemps. Ni fleurs ni couronnes, ni effets de manche pour accompagner le belga dans l’au-delà. Tout juste une ligne dans un PV de Conseil des ministres de la mi-décembre 1945, en guise d’acte de décès. Puis un arrêté-loi du régent Charles pris le 8 janvier 1946 pour tenir lieu de faire-part.

Sans le moindre état d’âme, les Belges tirent un trait sur une de leurs deux monnaies. Les ingrats ! Dire qu’à peine vingt ans plus tôt, leurs autorités politiques et monétaires fondaient de si grands espoirs dans le belga pour sortir le pays du marasme financier.

C’était au temps héroïque des turbulences monétaires engendrées par les séquelles de la Grande Guerre : 14-18 a fait perdre la boussole aux Belges. « Tout au long du XIXe siècle et jusqu’en 1914, ils s’étaient profondément attachés au poids symbolique de leur monnaie métallique », explique l’historien Michel Dumoulin (UCL), spécialiste de la construction européenne. Or, le conflit est venu ruiner toutes ces belles certitudes : « On mesure mal l’ampleur du séisme que la déstructuration complète du système monétaire a causé dans les mentalités des décideurs et des consommateurs. »

L’occupant allemand a joué un très vilain tour au pays conquis en l’inondant de reichsmark. La paix revenue, les autorités belges n’ont d’autre choix que de liquider ces masses énormes de monnaie allemande désormais indésirable et quasiment sans valeur, et de mettre en circulation des quantités tout aussi massives de billets en francs belges. Le prix à payer est lourd : recours à l’emprunt public et spirale de l’endettement.

La Belgique nourrit les plus vives inquiétudes pour la santé chancelante de son franc. Attaqué de toutes parts par la spéculation, soumis à une inflation galopante qui déprécie sa valeur, il peine à tenir son rang sur le marché des changes internationaux.

Il faut à tout prix sauver le franc belge, enrayer sa descente aux enfers. Aux affaires depuis mai 1926, le gouvernement Jaspar, coalition catholique-libérale-socialiste, sort le grand jeu : dévaluation du franc belge au septième de sa valeur, augmentation d’impôts, consolidation de la dette publique. Et pour parachever cette oeuvre de stabilisation monétaire, une touche originale qui doit frapper les esprits : le franc belge hérite d’un petit frère, qui répond au doux prénom de belga.

Le nouvel étalon monétaire a belle allure. Il affiche une valeur quintuple de celle du franc, un belga vaudra donc cinq francs-or. Sa voie est toute tracée dans son acte de naissance daté du 25 octobre 1926 : le belga est conçu « pour rendre quelques couleurs à la monnaie nationale » et l’épauler dans l’adversité. Il lui sera entièrement dévoué, sans pour autant lui faire de l’ombre. Car l’opinion, pense-t-on, ne l’admettrait pas.

Le franc et le belga seront ainsi indissolublement liés. Pour le meilleur et pour le pire. Chacun dans son rôle : le destin promis au nouveau-né est de s’épanouir sur les marchés des transactions extérieures, de servir de base légale au change de la monnaie belge avec les devises étrangères. C’est lui qui aura dorénavant droit de cité dans les places financières du monde entier.

Belga, l’appellation doit gommer la proximité douteuse avec le franc français

On attend beaucoup de cette « monnaie de change spéciale » en ces moments critiques. Qu’elle prouve que l’ambitieuse réforme monétaire n’a rien d’une réforme d’opérette. Qu’elle affirme l’indépendance de la monnaie nationale et lui redonne son lustre à l’étranger.

On lui confie en prime une mission délicate, à la frontière de la finance et de la diplomatie : sans vexer l’Hexagone, le belga, par sa seule appellation, doit permettre de se distancier d’un franc français qui est lui aussi en fâcheuse posture. Il doit aider à tourner proprement la page de l’Union latine, cette minizone monétaire commune à la France, la Belgique, la Suisse, l’Italie et la Grèce, que les Belges ont quittée en 1925 et qui va rendre l’âme le 1er janvier 1927.

C’est dire si cette botte secrète est pesée et soupesée à la veille d’être activée. Albert Ier en personne s’implique dans les ultimes préparatifs de l’opération. Le 24 octobre 1926, le Roi-Chevalier préside, au Palais de Bruxelles, la séance du conseil des ministres qui met la dernière main à l’entreprise de stabilisation monétaire. Henri Jaspar, Premier ministre, recadre une fois encore l’objectif du belga à l’intention d’un souverain et de collègues ministres visiblement à demi rassurés : il s’agit de soutenir le prestige national et d’éviter toute confusion avec le franc français qui pourrait nous être nuisible. « Il ne s’agit donc que d’une conception de change à l’étranger. Il importe de dissiper dans le public toute crainte de création d’une monnaie nouvelle destinée à supprimer ou à remplacer l’ancienne. » Le roi croise les doigts et forme, acte le PV de séance, « des voeux ardents pour le succès de l’opération de stabilisation ». Et vogue la galère…

Soulagement. Les premiers pas du belga se révèlent encourageants, l’accueil plutôt positif. Au lendemain du lancement de la nouvelle devise, le ministre sans portefeuille Emile Francqui, porteur du projet, est en mesure de rassurer ses pairs : « Loin de devoir soutenir le cours des changes, la Banque nationale a été, au contraire, obligée d’acheter des quantités importantes de devises étrangères pour empêcher que le belga ne fasse prime. » La Banque nationale, dans son rapport annuel de 1926, peut à son tour se féliciter des vertus apaisantes du belga : « Sa création a permis de traduire dans la cote des changes l’assainissement monétaire opéré en Belgique. Elle a été, dans toutes les Bourses du monde, le signe matériel de la stabilisation de notre billet de banque, sorti de la catégorie des monnaies d’inflation. La création de la nouvelle unité a acquis de ce chef une grande importance. »

Il lui reste à se faire adopter dans son propre pays. Tout le pari figure dans cette appellation à consonance latine, qui a l’avantage d’être linguistiquement neutre : le belga doit rendre au Belge sa fierté. « Il devait provoquer un choc psychologique collectif, dans le prolongement de l’affirmation de la Belgique héroïque au sortir de la Grande Guerre », poursuit Michel Dumoulin. On met le paquet pour amadouer le Belge en flattant sa gourmandise : la pièce d’un belga se met à circuler sous forme de bonbon à la réglisse, et la cigarette de marque Belga lancée en 1923 est censée lui donner un coup de pouce en fixant à un belga le prix du paquet de clopes. On n’oublie pas non plus l’éducation des plus jeunes : une notice pédagogique à l’usage des enseignants doit aider les chères têtes blondes à se familiariser avec la nouvelle devise sur les bancs de l’école.

Calculer en belga : le Belge y perd son latin

Mais lorsque le belga débarque dans les portefeuilles et les porte-monnaie, c’est la déconvenue. Coupures de 500 FB/100 belgas, de 50 FB/10 belgas, de 100 FB/20 belgas, de 1 000 FB/200 belgas, de 10 000 FB/2 000 belgas ; pièces de 5 FB/1 belga, de 10 FB/2 belgas, de 20 FB/4 belgas : le Belge y perd vite son latin. Ce nouveau venu cause plus de tort que de bien en venant tout compliquer.

Les grands manitous de la réforme monétaire n’ont pas souhaité troubler l’ordinaire des Belges, habitués à raisonner en franc. Ils ne pensaient pas brouiller les esprits, en imprimant les billets et en frappant les pièces aux deux devises. Sans doute en escomptaient-ils un effet psychologique salutaire, en donnant la (fausse) impression d’être moins endetté en belga qu’en franc belge. Mauvais calcul.

Le nouvel instrument monétaire souffre d’un sérieux vice de construction. En faire un multiple de 5 a été un choix malheureux. Tenir une comptabilité en francs et en belgas, convertir instantanément les prix d’une devise à l’autre en divisant par cinq : la population renâcle à tant d’effort, et par habitude et par facilité elle s’en tient au franc. Tout autre aurait peut-être été la popularité du belga s’il avait été un multiple de 10 et n’avait exigé qu’un déplacement de virgule.

L’erreur psychologique se paye cash : le belga ne réussit pas à se faire une place au côté du franc, encore moins à le détrôner dans le coeur des Belges. Il n’en sera jamais que le frère « bâtard », mal fichu. « Familièrement dit, il passe pour un amuse-gueule, en véhiculant cette idée que l’on a voulu faire du neuf avec du vieux à moindre frais », reprend Michel Dumoulin. Ce parachutage indispose : « La nouvelle devise a suscité une défiance instantanée. Les gens ont pris peur face à ce qu’ils percevaient comme une « monnaie de singe », un ersatz », complète l’économiste Bruno Colmant (banque Degroof Petercam).

La seconde occupation allemande, qui vient une fois encore chambouler le système monétaire belge entre 1940 et 1944, n’arrange pas les choses. Pourtant, à la veille de la Libération, le belga ne semble pas encore avoir dit son dernier mot. L’éventualité très hypothétique de sa généralisation au détriment du franc belge est même posée dans un rapport de quatre pages daté du 7 juin 1944. Mais si Maurice Frère, président de la Commission bancaire, prend ainsi la plume, c’est pour déconseiller vivement une telle mue. S’il faut songer à remplacer un franc belge toujours chétif, il faudra s’y prendre tout autrement : obtenir l’adhésion du public par un système simple à calculer, avant de ratifier politiquement l’opération.

« Faire coexister deux monnaies était une erreur. On connaît la formule : « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Le belga fut une initiative totalement inutile », reprend Bruno Colmant.

Les autorités de l’immédiat après-guerre intègrent la leçon. Fin 1945, le gouvernement Van Acker II (socialistes-libéraux-communistes-UDB) décide de mettre un terme à l’aventure. Sans chercher à masquer l’échec de l’expérience : « Les raisons psychologiques qui avaient présidé à la création du belga n’existent plus. Sa suppression immédiate répondra au voeu du public belge et de l’étranger », commente sobrement le rapport au régent qui motive l’arrêt de mort de la devise.

Belga, bon débarras. Personne ne se manifeste pour le pleurer. Cinq ans seront tout de même nécessaires pour que s’achève son retrait en douceur de la circulation. La dernière pièce de 5 FB/1 belga quitte la scène monétaire en 1951. Son grand frère, le franc belge, lui survivra jusqu’au 1er janvier 2002. Mais ses bonbons à la réglisse résistent toujours.Le Belge a toujours préféré le belga en bouche que dans le portefeuille.

Sources: Banque nationale – Ph. Collinet, Le Belga : unité monétaire de 1926 à 1946, Vie numismatique, 1994. Adieu franc, la Belgique et sa monnaie, une belle histoire, éd. Lannoo, 2001.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire