Selon un inventaire partiel, les façades du bâtiment présentaient 3,1 tonnes d'amiante en plaque et 120 kilos d'amiante friable, encore plus dangereuse. © PHOTOS : HATIM KAGHAT POUR LE VIF/L'EXPRESS

Laxisme à l’amiante à Schaerbeek ?

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Deux ans de travaux, des logements sociaux truffés d’amiante et des inquiétudes à tous les étages : a-t-on pris des risques inconsidérés dans la rénovation de la tour Apollo 1 à Schaerbeek ? Un étrange black-out entoure le dossier. Où chacun tente d’esquiver ses responsabilités.

Au troisième étage de la tour Apollo 1, à Schaerbeek, des parois provisoires contrarient les assauts incessants d’un vent glacial. Dans son appartement, un locataire pointe du doigt les traces d’un chantier récent : des percées rectilignes dans le béton, le long des châssis, dans la cuisine et dans le salon. Autant de zones où la présence avérée d’amiante, un matériau de construction cancérigène aujourd’hui proscrit, nécessite une vigilance accrue en cas de travaux. Depuis 2015, le bâtiment quadragénaire, composé de 84 logements sociaux, fait l’objet d’une rénovation partielle. Elle a d’abord eu lieu au rez-de-chaussée, en vue d’y aménager des locaux communautaires, puis aux huit étages, pour remplacer les sombres façades. Montant des deux marchés, décrochés par l’entreprise Hullbridge : près de 2,5 millions d’euros.

Certains résidents s'inquiètent du suivi des opérations de désamiantage qui ont eu lieu dans leur propre logement.
Certains résidents s’inquiètent du suivi des opérations de désamiantage qui ont eu lieu dans leur propre logement. © DR

Le chantier aurait pu avancer dans l’indifférence générale. Ici, les résidents se font plutôt discrets, accaparés par d’autres tâches ou d’autres soucis. Mais l’insistance d’une ancienne représentante des locataires (1) a fini par soulever une question inquiétante : l’opération de désamiantage a-t-elle été effectuée dans les règles ? Ce combat est mené conjointement par un informateur de Transparencia, une plate-forme collaborative d’aide à l’accès aux documents publics mise en ligne en octobre dernier. Inventaire d’amiante, mesures des fibres d’amiante dans l’air, permis… A plusieurs reprises, les deux riverains ont envoyé des demandes d’information environnementale, comme le permet la législation. Aux autorités communales. A Bruxelles Environnement, en charge de l’octroi et du contrôle des permis requis. Au Foyer schaerbeekois, maître d’ouvrage du chantier des façades et gestionnaire de près de 2 300 logements sociaux. Aucun interlocuteur n’y a répondu favorablement. Pourquoi un tel black-out ?

Amiante entre les débris

La méfiance s’empare durablement de la tour Apollo 1 en mars 2015, à l’aube d’une réaffectation du rez-de-chaussée impliquant la commune, en tant que maître d’ouvrage principal, et l’asbl Renovas, en charge des contrats de quartier. Un premier inventaire confirme la présence d’amiante à plusieurs endroits. Pourtant, les travaux, confiés à Hullbridge, débutent sans le nécessaire permis d’environnement, qui édicte entre autres les règles très strictes de décontamination. Le 12 mars, un inspecteur de Bruxelles Environnement constate  » la présence de plus ou moins 3 m2 de morceaux d’amiante-ciment entre les débris de construction « , qui ne figuraient pas dans l’inventaire. Il ordonne donc à tous les acteurs concernés de le faire compléter et d’arrêter les travaux de démolition dès la découverte d’une application suspecte. Malgré les mises en demeure, le chantier se poursuit.

Ce n’est qu’au mois de juin que le sous-traitant agréé pour les travaux de désamiantage, Laurenty, obtient le permis d’environnement. L’intervention de cette société ne sera jamais mise en cause.  » Mais pour préparer le terrain, des ouvriers de Hullbridge avaient entre-temps arraché des plaques d’amiante sans précaution « , dénonce l’informateur de Transparencia. Une infraction confirmée le 10 juin 2015, à l’occasion d’une visite de l’inspecteur de Bruxelles Environnement. Sept jours plus tard, l’Inspection du travail ordonne un arrêt de chantier, pour non-respect de la réglementation relative au désamiantage.

Le 7 juillet, Bruxelles Environnement dresse finalement un procès-verbal à l’encontre de la commune, de Renovas, de l’entreprise Hullbridge et du Foyer schaerbeekois. De son côté, Hullbridge assure que le personnel concerné  » disposait bien de la formation requise en matière d’amiante liée « . Ce que conteste fermement l’informateur de Transparencia :  » A plusieurs reprises, les ouvriers sur place ne savaient même pas ce qu’était l’amiante.  »

Le parquet décidera de ne pas poursuivre les parties concernées. A ce jour, Bruxelles Environnement n’a, pour sa part, adressé aucune amende administrative à la commune. Mais d’autres interrogations restent en suspens. Pourquoi le cahier des charges ne mentionne-t-il aucun poste de dépense pour le désamiantage ? Pourquoi Bruxelles Environnement n’a-t-il pas ordonné un arrêt de chantier dès les premières infractions, constatées en mars 2015 ? Et pourquoi la commune n’a- t-elle pas fait de même ?

Des versions contradictoires

Contacté par Le Vif/L’Express, Bruxelles Environnement affirme avoir demandé de suspendre les travaux dans l’attente de la délivrance du permis, soit durant  » plus ou moins quatre mois « . Dans les faits, ceux-ci ont pourtant continué pendant plusieurs semaines.  » Qu’il y ait eu des négligences dans le suivi de ce chantier, c’est possible, commente le bourgmestre de Schaerbeek, Bernard Clerfayt (DéFI). Mais je ne comprends pas pourquoi les plaignants cherchent systématiquement à charger la commune, alors qu’elle n’intervient pas en première ligne dans ce dossier. L’autorité compétente en matière de contrôle, c’est Bruxelles Environnement.  » En réalité, en tant que maître d’ouvrage principal, la commune est bel et bien habilitée à suspendre le chantier, via son service environnement. Quant à l’entreprise Hullbridge, elle affirme n’avoir  » commis aucune infraction « . Elle souligne le caractère incomplet de l’inventaire d’amiante qui lui avait été transmis à l’époque.

Curieux échafaudage de responsabilités, systématiquement imputables à autrui. L’histoire se répète en 2016, dans le cadre de la rénovation des façades de la tour Apollo 1 pour le compte du Foyer schaerbeekois. Au terme d’un recours introduit deux ans plus tôt, il apparaît que le dossier du candidat le moins cher n’est pas complet. C’est finalement Hullbridge, deuxième de la liste, qui décroche ce second marché.  » Ce n’était évidemment pas une belle surprise, vu les difficultés rencontrées lors du chantier de 2015, relate Anne Timmermans, directrice du service technique au Foyer schaerbeekois. Mais nous n’avions pas le choix. Et pour ce qui nous concerne, je dois reconnaître que le chantier ne se passe pas si mal.  »

Or, le Foyer schaerbeekois avait le choix, comme le confirme une avocate spécialisée en droit des marchés publics :  » Dans ce cas de figure, le pouvoir adjudicateur était libre de repartir d’une page blanche. Rien ne le contraint à accorder le marché au deuxième meilleur offrant.  » De son côté, Anne Timmermans rétorque que ce n’est pas la décision qui a été prise à l’époque.  » Si nous avions décidé de republier un nouvel avis de marché, nous aurions encore retardé le démarrage des travaux « , poursuit-elle.

120 kilos d’amiante friable

Comme l’atteste un inventaire daté du 28 juin 2016, les façades sont elles aussi truffées d’amiante, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des logements. Le chantier commence pourtant un mois plus tôt… Sans permis d’environnement, puisque celui-ci n’est octroyé à Hullbridge que le 12 juillet 2016. Le document chiffre notamment les quantités suivantes : 120 kilos d’amiante friable, dont le caractère volatil implique l’intervention d’un sous-traitant agréé, et 3,1 tonnes d’amiante en plaque, manipulables par tout ouvrier ayant reçu une formation adéquate.

Le 16 juin 2016, le chantier est à nouveau mis à l’arrêt, des ouvriers d’Hullbridge ayant enlevé les fixations de panneaux contenant des matériaux amiantés.  » Nous souhaitions que le chantier soit irréprochable ; c’est donc nous qui avons averti Bruxelles Environnement, commente Anne Timmermans. Mais les ouvriers n’avaient pas touché à l’amiante.  » Une version contredite par des riverains, qui affirment avoir pris contact avec Bruxelles Environnement dès le début du mois de juin. Interrogé en septembre par BX1, Bernard Clerfayt indique que les problèmes survenus sur ce deuxième chantier concernent  » une autre entreprise, qui a eu l’adjudication par la commune et qui est un sous-traitant « . Ces affirmations sont erronées, puisqu’il s’agit toujours bien de Hullbridge, entrepreneur général et gestionnaire du chantier, le Foyer schaerbeekois étant l’adjudicateur du marché.

Les habitants et les ouvriers concernés sont rarement en posture d'exiger des garanties, malgré l'intervention répétée de l'Inspection du travail.
Les habitants et les ouvriers concernés sont rarement en posture d’exiger des garanties, malgré l’intervention répétée de l’Inspection du travail.© HATIM KAGHAT POUR LE VIF/L’EXPRESS

Aujourd’hui, le désamiantage est terminé. Mais une zone d’ombre persiste autour des opérations qui ont eu lieu à l’intérieur des logements. Le permis d’environnement de juillet 2016 précisait que ceux-ci devaient rester inoccupés  » jusqu’à l’obtention des mesures d’air correspondantes « . Si la première injonction a bel et bien été respectée, aucun interlocuteur n’a accepté de transmettre les résultats de ces mesures de fibres d’amiante dans l’air. Ni à Transparencia, ni au Vif/L’Express, ni même aux locataires concernés, qui ont systématiquement réintégré leur appartement après les travaux.

L’étrange veto du conseil d’administration

Les demandes se heurtent à une objection illégitime du Foyer schaerbeekois :  » Le conseil d’administration a décidé de ne pas fournir ces informations à des personnes extérieures. Pour ce qui concerne les locataires, aucun n’a fait part de son souhait de recevoir ces mesures « , indique Anne Timmermans. Leur ancienne représentante assure que plusieurs résidents ont fait cette demande verbalement. De son côté, Bruxelles Environnement précise qu’aucun dépassement n’a été constaté lors de la consultation des registres sur place. L’ensemble des résultats ne doivent lui être transmis que  » dans un délai de trois mois après la fin des travaux « .

Un ultime blocage survient lorsqu’il s’agit de consulter les annexes du procès-verbal de juillet 2015. Bruxelles Environnement estime que la demande risque de porter atteinte à la bonne marche de la justice, en vertu de l’article 11 de l’ordonnance régionale sur l’accès à l’information environnementale. Pourtant, le parquet a décidé de ne pas poursuivre sur la base de ce procès-verbal. A la suite de cette remarque, Bruxelles Environnement ne répondra plus.

Bernard Clerfayt, qui se dit  » fatigué de cette campagne de dénigrement « , concède qu’il y a  » manifestement un problème de confiance « . Un euphémisme, vu le manque de transparence des acteurs concernés, sur un sujet éminemment sensible. Dans l’anonymat d’un immeuble de logements sociaux, habitants et ouvriers sont rarement armés pour exiger des garanties. Et les risques potentiels ont tôt fait de sombrer dans l’oubli.

(1) Un groupe de représentants des locataires de logements sociaux recueille des témoignages via l’adresse e-mail voix.locataires.sociaux@gmail.com.

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