Le drame social de Gosselies est un énième rappel du mal wallon. Mais cette fois, la Région est mieux armée pour tourner la page. © Belgaimage

La Wallonie peut se relever de Caterpillar

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Le drame social de Charleroi ne signifie pas nécessairement que l’horizon est noir dans une Wallonie en pleine mutation industrielle. Il est toutefois révélateur des changements politiques nécessaires

Un drame social. Deux mille deux cents emplois directs disparus, des milliers d’autres menacés, indirectement. L’annonce de la fermeture de l’usine Caterpillar à Gosselies, le 2 septembre, a provoqué un séisme en Wallonie, illustrant une nouvelle fois l’impuissance des politiques face aux desseins des multinationales. L’impact est immense, en effet. « Caterpillar, c’est 300 millions de valeur ajoutée par an, souligne Giuseppe Pagano, professeur d’économie à l’université de Mons. Cela représente 1 % du Produit intérieur brut du Hainaut et 2,5 % de celui de l’arrondissement de Charleroi. Un ordre de grandeur comparable à l’effet des subprimes sur l’économie wallonne, en 2008. C’est évidemment très lourd et la Wallonie mettra du temps à s’en relever. »

Le géant pharmaceutique GFK emploie près de 9000 personnes dans le Brabant wallon : un symbole.
Le géant pharmaceutique GFK emploie près de 9000 personnes dans le Brabant wallon : un symbole.© Belgaimage

Révélateur des maux régionaux, ce cataclysme n’est toutefois pas une fatalité. Même s’il pose bien des questions sur la gestion publique de l’économie, tant au niveau wallon que fédéral. Et sur les conservatismes qui nous minent.

Cette fois, la Wallonie pourra-t-elle tourner plus facilement la page ?

Duferco à La Louvière. Arcelor à Liège. Carsid à Charleroi. La litanie des fermetures d’entreprises majeures résonne dans les médias et donne la gueule de bois au sud du pays. Une nouvelle fois, des voix critiques s’élèvent en Flandre : la Wallonie, et singulièrement le Hainaut, n’aurait pas tiré les leçons du passé. « Le XIXe siècle n’est pas encore totalement terminé à Charleroi », assassine un Pascal Verbeken, journaliste-écrivain flamand, auteur d’un livre-enquête sur le passé industriel de la Wallonie, paru il y a quelques années.

« Le problème n’est pas communautaire, tempère Giuseppe Pagano. Ces dernières années, la Flandre a elle aussi perdu toute son industrie automobile. C’est un problème général au niveau européen lié à des coûts salariaux qui restent élevés, mais aussi à la question de la demande. Nous vivons depuis sept ans avec un taux de croissance très faible dans la zone euro. Il y a moins de raisons de produire des engins de chantiers quand il n’y a pas de chantiers. » L’économiste soutient l’idée présentée par le Premier ministre, Charles Michel, de mettre en place un Pacte pour l’investissement susceptible de relancer la machine économique. « Je ne comprends pas pourquoi les pouvoirs publics ne l’ont pas fait plus tôt, alors que l’on peut emprunter à des taux proches de zéro. Les besoins en infrastructures sont énormes : regardez les tunnels à Bruxelles ou les écoles en général. » Caterpillar pourrait marquer un changement de cap dans la politique économique belge, favorable à la Wallonie.

Les 98 hectares de l’usine ne resteront pas innocupés longtemps, une fois Caterpillar parti.

Mais si la Région peut regarder l’avenir avec moins de pessimisme que par le passé, c’est surtout parce qu’elle a enfin entamé sa reconversion. « Ces dernières années, les chiffres témoignent d’évolutions très marquées dans la production industrielle de la Wallonie, note Didier Paquot, économiste à l’Union wallonne des entreprises. La pharmacie et la chimie, qui représentaient 13 % en 1995, ont connu une croissance spectaculaire en passant à 19 % en 2003 et 25 % en 2013. Dans le même temps, la métallurgie descendait de 19 à 13 %. Oui, une mutation industrielle est en cours. » Des espoirs sont aussi perceptibles dans l’agroalimentaire, le génie mécanique ou le numérique. « Et l’on commence à être en pointe en matière de biotechnologies médicales, prolonge-t-il. Dans ce domaine, il y a quelques entreprises qui pourraient créer plusieurs centaines d’emplois d’ici dix ou quinze ans. Mais nous ne retrouverons plus des entreprises de 1 000 ou 2 000 personnes, comme Caterpillar. »

« La structure économique de la Wallonie change par la force des choses, appuie Giuseppe Pagano. Avec la disparition de ces très grandes entreprises, la Région devient de plus en plus une structure de PME qui, par essence, est plus résistante aux chocs. L’économie est dès lors mieux armée aujourd’hui que par le passé. Aves les pôles de compétitivité du plan Marshall, on a franchi un cap. » « La priorité, c’est désormais de faire croître les entreprises existantes, acquiesce Didier Paquot. Il y a de l’espoir au vu des succès des dernières années dans des secteurs nouveaux, à l’instar d’EVS (NDLR : l’une des sociétés du milliardaire liégeois Laurent Minguet spécialisée dans les caméras pour événements sportifs). Mais une reconversion industrielle ne se fait pas du jour au lendemain. On a pris du retard parce qu’on a tenté de sauver nos derniers grands vaisseaux. Cela se justifiait du point de vue social, mais on a retardé les mutations nécessaires. Il faudra encore dix ou vingt ans avant de voir les résultats. »

Le problème, c’est aussi que ce redressement wallon se déroule essentiellement dans le Brabant wallon avec la locomotive GSK et le parc scientifique de Louvain-la-Neuve. « Ce redéploiement est surtout effectif le long de l’axe Bruxelles-Luxembourg, conclut Didier Paquot. Liège aussi commence à se redéployer. Il y a un déplacement des centres de production et de qualification. A Charleroi, il y a bien des créations d’emplois au niveau de l’Aéropole, mais ce sont des emplois qualifiés qui ne sont pas accessibles à la plupart des licenciés de Caterpillar. Je ne vois pas cette mutation industrielle réanimer le tissu de Charleroi sans l’appui d’investisseurs étrangers. »

Charleroi et Gosselies peuvent-elles encaisser ?

L’histoire était si ancienne que chacun l’avait oubliée. Mais à Charleroi, l’installation de la multinationale américaine en 1965 portait des espoirs de redéploiement économique. Car le terme était alors malheureusement déjà à la mode. Caterpillar devait faire entrer un bassin carolo qui terminait poussivement une crise, celle du charbon, pour déjà entrer dans une autre, celle de l’acier et du verre, dans la deuxième révolution industrielle, celle d’usines de montage venues sertir les noeuds autoroutiers, là où les mines de charbon et les hauts-fourneaux, eux, flanquaient les canaux et les rails, vers une géographie industrielle où Gosselies remplacerait Marchienne, Marcinelle et Couillet. Un demi-siècle après, l’histoire retiendra que les bassins wallons auront aussi raté cette deuxième révolution industrielle, les constructeurs (Volvo, Ford, Opel, etc.) leur préférant la Flandre voire Bruxelles (VW puis Audi).

La désindustrialisation a touché la Flandre de plein fouet aussi, notamment avec la disparition de Ford Genk.
La désindustrialisation a touché la Flandre de plein fouet aussi, notamment avec la disparition de Ford Genk.© Belgaimage

Mais l’avenir laissera plus que probablement au site gosselien encore de belles décennies, même si la reprise de l’infrastructure pourrait être coûteuse, et juridiquement compliquée. Magnifiquement desservis, au carrefour des E42 vers Liège et Paris et A54 vers Bruxelles et Anvers, les 98 hectares de l’usine, dont un quart sont couverts, ne resteront pas inoccupés longtemps, une fois Caterpillar définitivement parti. Toutes les zones d’activité économique des parages, de Fleurus à Courcelles, sont saturées, et leurs extensions se remplissent avant même qu’elles ne soient décidées. « Recaser sept mille personnes est impossible ou à peu près. Mais le site, lui, est un bijou. Il ne faudrait pas plus de quelques heures pour trouver assez d’entreprises pour s’y installer. Y compris pour se servir des machines qui s’y trouvent », glisse un haut décideur wallon, amer. Mais confiant.

Les syndicats sont-ils responsables ?

Ils sont plutôt dans une mauvaise passe, en particulier les wallons, et en particulier les socialistes. Or Caterpillar Gosselies est une place forte historique de la FGTB. En septembre 2015, il y a un an donc, un mouvement de grève avait bloqué l’usine et certains travailleurs, désireux de continuer à monter leurs grues jaunes pendant l’action de syndicalistes rouges. Le Carolorégien Nicolas Polutnik, alors directeur de l’usine, avait lourdement condamné une « énième action de grève sauvage qui porte gravement atteinte au site de Caterpillar Gosselies alors que la réalisation des objectifs de compétitivité à la fin de l’année 2015 décidera de l’avenir de l’usine ».

Le ministre-président wallon Paul Magnette avec la députée CDH Véronique Salvi et d'autres élus pour manifester leur solidarité : une union sacrée.
Le ministre-président wallon Paul Magnette avec la députée CDH Véronique Salvi et d’autres élus pour manifester leur solidarité : une union sacrée.© Belgaimage

Dans son édition du 3 septembre, le quotidien économique L’Echo inscrivait à sa Une les « grèves à répétition » comme première raison d’une fermeture annoncée un an après la sombre prédiction de Nicolas Polutnik. L’hypothèse, il est vrai, a de quoi séduire les milieux patronaux. Mais elle ne repose sur aucun fondement. Certes, on suppose le patronat états-unien peu réceptif à une certaine culture syndicale du bassin carolo. Mais Caterpillar délocalise la production gosselienne à Grenoble, où la CGT n’est pas moins pugnace – en 2008 les patrons de l’usine, dont Nicolas Polutnik, avaient été séquestrés… et où le coût du travail n’est pas moins élevé qu’en Belgique. C’est en fait la direction carolorégienne, qui avait choisi dès 2013 de se limiter à un marché européen en déclin, qui porte une responsabilité « exclusive dans ce drame », expliquait le 6 septembre, à la Chambre, la députée… N-VA Zuhal Demir, pourtant jamais avare d’initiatives antisyndicales. « Je dis ‘chapeau’ (en français dans le texte) au syndicalistes de Charleroi, qui ont fait des merveilles en termes de flexibilité », a-t-elle encore ajouté. Quoi ? Des syndicalistes wallons n’auraient pas toujours tort ? La CSC-Metea le prédisait en 2013 déjà, en tout cas : cette décision allait mener à la fermeture totale en 2016 au plus tard. Bien vu.

Jusqu’où les Flamands s’en ficheront-ils ?

La Flandre ne semble pas bouleversée par le sort de l’usine et des travailleurs de Gosselies. Un seul président de parti flamand qui rédige un communiqué : John Crombez (SP.A). Son homologue de la N-VA, le pourtant toujours si prolixe Bart De Wever, qui se tait dans toutes les langues, surtout la sienne. Les quotidiens qui se contentent, comme à chaque fois, d’acter la mort de la Wallonie industrielle. Et puis qui passent à autre chose. Un ministre fédéral du Travail, Kris Peeters, qui, « complice » – de source wallonne – des syndicalistes à l’Elysette, propose son aide, mais aussi et surtout comme ministre-président flamand à l’époque de Ford Genk. Elio Di Rupo qui, matois, exige que le gouvernement fédéral soit aussi mobilisé qu’à l’époque de Ford Genk, justement, où un certain Di Rupo Elio dirigeait le gouvernement. Une commission parlementaire, convoquée en urgence le 6 septembre à la Chambre, où 90 % des prises de parole émanent de députés francophones, et où la décimale néerlandophone restante alterne commisération polie et solidarité gratuite, par la bouche de députés nordistes généralement peu en vue. Il faut dire qu’il n’y a rien à tirer, pour la droite flamande, de travailleurs wallons plus flexibles que partout ailleurs mais sacrifiés par une méchante multinationale américaine.

Un élément toutefois pourrait faire basculer un constat qui peut sembler procéder de la théorie des deux démocraties chères à Bart De Wever. Elio Di Rupo l’a senti, et sa remarque ne relevait pas uniquement d’une nostalgie de ses années au 16. Catherine Fonck (CDH), devant la commission, l’a exprimé : « Les travailleurs de Ford Genk âgés de 50 ans à l’annonce de la fermeture ont pu obtenir la prépension. Ceux de Caterpillar devront être traités de la même manière. » Bref, pour les partis flamands du gouvernement, Caterpillar ne pourra pas coûter plus cher que Ford. Mais, pour ceux, francophones, de l’opposition, il faudra que Gosselies coûte autant que Genk. Sous peine, pour le MR, de se faire taxer de faiblesse. Voire d’une nouvelle trahison.

Les politiques croient-ils à ce qu’ils disent ?

Les politiques dépensent toute leur énergie à faire briller une loupiote sur la tête d’une punaise.

Aujourd’hui, ils dénoncent le « Monopoly » (copyright Benoît Lutgen), ils vocifèrent « l’argent roi » (brevet Paul Magnette), ils promettent « d’aller se battre contre Caterpillar » (marque déposée Charles Michel). Ils sont unanimes à tonner contre le cynisme de ces grands investisseurs étrangers, pour qui la Belgique n’est qu’une toute petite punaise sur une très grande mappemonde. C’est l’union sacrée pour l’emploi et sans doute leur constat commun est-il incontestable. Et sincère. Le MR a fait il est vrai des « jobs, jobs, jobs » la priorité absolue de sa majorité pour le moins compliquée au fédéral.

Mais les mêmes, hier et n’en doutons pas demain, dépensent toute leur énergie politique à tenter de faire briller une loupiote sur la tête de la punaise. Pour que les grands investisseurs étrangers dont ils déplorent la désertion aujourd’hui viennent créer demain cet emploi qu’ils supprimeront après-demain. Et chacun paie sa part à cette schizophrénie collective. Le Premier ministre, Charles Michel, et son gouvernement défendent les intérêts notionnels et les rulings fiscaux. Ils s’engagent à réformer un Impôt sur les sociétés qui replacera la Belgique dans le peloton de tête des pays les moins fiscalement exigeants envers les multinationales. Le ministre-président Magnette loue partout le plan Marshall, qui noue des clusters entre petites et grandes entreprises et centres publics de recherche, au large profit du secteur privé. Le président socialiste et bourgmestre de Mons menace les Américains de Caterpillar tandis qu’il cajole les Américains de Google. Bref, tous participent avec entrain à la concurrence fiscale et sociale, y compris entre régions et cités, tout en se battant pour sembler le plus solidaires lorsque cette concurrence démontre ses limites. Et puis, à la fin, tous déplorent leur perte de crédibilité. L’unanimité persiste. Et la sincérité ?

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