Proche des idées de gauche, sans en soutenir aucun parti, Marc Jamoulle dénonce l'immobilisme politique à Charleroi. © DEBBY TERMONIA POUR LE VIF/L'EXPRESS

« La ville de Charleroi est fracturée »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Depuis quarante ans, le docteur Marc Jamoulle accueille ses patients dans sa maison médicale, et tout le poids de leur vie cabossée. Derrière ses lunettes de médecin de famille, cet anthropologue de quartier a vu Charleroi changer. Et opter pour un avenir qui n’en est pas un.

Quand il a débarqué à Gilly, au nord de Charleroi, en 1974, il portait une parka. Des cheveux longs et une barbe. Juste ce qu’il fallait pour que ce médecin, Bruxellois d’origine, soit rebaptisé  » le hippie « . Il est des sobriquets plus blessants que celui-là. Nourri et séduit par la médecine de groupe, Marc Jamoulle crée une première maison médicale à Gilly. Sa consultation de médecin de famille fera de lui un observateur des petits et grands bobos de chacun et, à travers eux, des cicatrices anciennes et des blessures nouvelles d’une ville : Charleroi. Dans Ethique d’un médecin de famille (1), il livre son témoignage. Et son diagnostic.

Parmi ses patients, il y a des Polonais, des Hongrois, des Italiens, des Portugais, des Espagnols, des Marocains et des Turcs. Ensuite, des Syriens, des Irakiens, des Kurdes.  » Ici, tout le monde est étranger, dit-il. Du coup, c’est un lieu de grande tolérance et d’ouverture à l’autre. Et ceux qui se débrouillent le mieux sont ceux qui ont le plus de racines.  » Beaucoup s’occupent essentiellement à assurer leur survie : la plupart d’entre eux sont sans travail, analphabètes, et confrontés à de logiques problèmes de santé, selon cette évidence qui veut que les plus pauvres sont ceux qui trinquent le plus, toujours et sur tous les fronts.  » Les conditions de vie sont plus dures aujourd’hui qu’elles l’étaient en 1974, relève Marc Jamoulle. Dans les années 1970, il n’y avait qu’un seul modèle et une seule culture : le travail. Puis, le travail a disparu, et avec lui le capital, lorsque le charbon puis l’acier se sont effacés du paysage, laissant derrière eux un champ de ruines industrielles. Il n’y a plus eu, alors, de support pour exister ici.  »

Dès lors, il a fallu penser la vie autrement, en terre carolo. Ou plus justement la survie, autour d’allocations de chômage ou de revenus de remplacement versés par la mutuelle.  » Bien sûr que les gens travaillent au noir, lance le docteur Jamoulle. Personne ne peut vivre avec 800 euros par mois et un enfant à charge. Et quand ils travaillent au noir, ils gagnent, ici, entre 5 et 12 euros de l’heure… Au départ, la pauvreté était conjoncturelle. Maintenant, elle est structurelle. Est-il éthique de couvrir mes patients qui travaillent au noir ? Tout dépend de la définition que l’on donne à l’éthique…  »

Avec ses patients, au fil des consultations, Marc Jamoulle a d’abord construit la confiance. Dans son petit cabinet médical, ses visiteurs doivent savoir qu’ils ne risquent rien. Cette maman de onze enfants, par exemple, dont un est autiste, deux sont schizophrènes, et trois sont victimes d’une maladie congénitale. Seul pilier de cette famille, elle a été chassée de la mutuelle et renvoyée au chômage. Comment imaginer qu’elle se consacre à un emploi ?

Certes, les autorités politiques font montre d’une  » espèce de bonne volonté  » pour améliorer les choses. Mais il y a, partout, cette indifférence administrative et bureaucratique, terrible.  » La maman d’une ado de 14 ans est venue me voir il y a peu. Sa fille, alcoolisée, a vraisemblablement été violée. Elle s’est rendue au commissariat, où personne n’a voulu prendre sa plainte. Le set d’agression sexuelle (NDLR : SAS, le kit qui permet de récolter les preuves d’une agression sexuelle), n’a pas été utilisé. Quand je demande pourquoi, cette maman me répond juste qu’elle ne sait pas.  » C’est précisément pour ne pas s’enfoncer et se perdre dans cette indifférence bureaucratique qu’il faut pratiquer la médecine en groupe. Ensemble, alors, les médecins font office de bouée. Et ensemble, ils rient. C’est l’autre contrepoids à l’ombre permanente de la mort et au visage insoutenable de la misère quotidienne.

Depuis des années, on n’y a rien construit d’autre que des autoroutes, des centres commerciaux et un aéroport »

Dans les années 1990, ce visage était souvent celui des toxicomanes.  » Je connaissais des familles entières dont les enfants jouaient, petits, sur les terrils. Puis, on leur en a interdit l’accès. Mais dans la rue, il n’y avait rien à faire. Ici, aucune activité n’était proposée aux plus jeunes. Alors ils ont commencé à fumer, ensemble. Puis, ils sont passés au cannabis, ensemble encore. Et c’est ensemble qu’ils sont devenus héroïnomanes. Quand j’ai commencé à prescrire de la méthadone, qui sert de traitement de substitution, j’ai vu sortir de partout, dans la ville, des cadavres. Ici, un bon toxicomane est un toxicomane mort.  »

Derrière sa moustache, ce médecin anar, proche des idées de gauche – mais d’elles seulement et non des partis qui disent les porter – n’est pas optimiste pour le devenir de Charleroi.  » La culture de l’impunité, souligne-t-il, a fait et fait encore des ravages. La période « Van Cau », du nom de l’ancien bourgmestre socialiste, c’est trente ans d’abandon de la politique, celle qui détermine la vie des gens. Ça se voit dans les rues, démolies, dans les écoles, qui échouent à faire réussir, et dans les soins de proximité. Oui, il fait sale à Charleroi. Mais pourquoi les gens jetteraient-ils leurs déchets dans une poubelle et non dans la rue si la rue qu’on leur propose, pleine de trous, est laissée en l’état pendant des années ? Ici, les politiques pensent d’abord à eux, à leur parti, et à leur loge maçonnique ou leur Eglise. A part l’un ou l’autre. Même si Paul Magnette, l’actuel mayeur, décidait que les choses doivent changer, les rouages intermédiaires entre lui et la réalité de terrain ne bougeraient pas. On a fermé la maison des jeunes de Gilly. Et tout le monde s’en fout. Charleroi est une ville fracturée. Depuis des années, on n’y a rien construit d’autre que des autoroutes, des centres commerciaux et un aéroport. Mais ceux qui travaillent à l’aéroport viennent du Brabant wallon…  »

extraits 1997

La santé mentale de la population est un désastre. Les chômeurs n’arrivent à survivre, physiquement et mentalement, que s’ils travaillent en cachette, poursuivis comme des bandits par des inspecteurs fous qui traquent et humilient les resquilleurs.

Et maintenant que l’affaire Dutroux a donné aux gens, surtout aux femmes, le droit de parler, nos cabinets médicaux, et ceux des psys et autres travailleurs sociaux, résonnent d’histoires d’incestes et autres performances humaines dans le champ de la méchanceté écoeurante. Le seul vrai plaisir de travailler ici, c’est l’absence de racisme et la convivialité dans certains quartiers. Leurs pères sont venus successivement mourir de silicose. Ça unit.

Quant à la Ville et à ses dirigeants, ils ont minutieusement préparé ce désastre pendant ces vingt-cinq ans. Il n’y a nulle part d’espace pour enfants digne de ce nom. Tout le nord de la ville est dépourvu de lieu pour le quotidien de la vie. […] Du côté de l’art et de la culture, entre les opérettes et les statues en plastique inflammable, il y a place pour quelques personnages de BD en plastique et de grandes expositions qui ne concernent pas la population locale. La ville est interdite aux mendiants et aux artistes de rue. Le seul conseil que je donne à mes jeunes patients est de fuir ce purgatoire et d’aller voir ailleurs si la vie y est possible.

Découverte par la police d'une culture de plants de cannabis à Gilly. Les drogues dures, comme l'héroïne, frappent aussi les jeunes désoeuvrés.
Découverte par la police d’une culture de plants de cannabis à Gilly. Les drogues dures, comme l’héroïne, frappent aussi les jeunes désoeuvrés.© Jonathan De Cesare/Photo News

2000

Quelle idée de s’appeler Justine avec ces yeux en amandes et ce teint d’Extrême-Orient ! Orpheline d’une de ces sales guerres orientales, adoptée à 3 mois par une  » vraie  » famille bien de chez nous. Les parents adoptifs divorcés. Le beau-père détesté. Jetée à la rue à 16 ans. Forcément devenue tox.

Elle apparaît à ma consultdans le sillage de Fredo, un bon petit ouvrier tranquille qui avait bien pété ses endorphines en s’arrosant d’héroïne. Impossible, en cinq ans, de sortir Fredo de son impasse. En plus, il y a mis Justine, par amour en quelque sorte. De ces amours fusionnels de vieux ados inséparables.

La méthadone aidant, en cinq ans, ils se casent un peu. […] Voilà bien longtemps que la méthadone avait fait remarcher la machine à bébé de Justine. Consciencieusement, elle me demandait, je lui rappelais sa pilule. Ces derniers temps, la cocaïne est apparue chez nous avec vigueur. Nos deux ados attardés, malgré l’âge et dans la passion de l’échange fusionnel, l’ont goûtée ensemble. […] Je mets en garde, explique que la coke vous fait des bébés de travers et tout ça. Je la vois encore, les yeux par terre, me confesser, comme si j’étais un curé, avoir oublié sa pilule entre deux rails de coke. […] Bientôt, l’avortement deviendra impossible. Et toujours la coke, pour oublier de penser.

Là, j’ai poussé une gueulante qui a fait frémir ma salle d’attente. Ou le bébé, ou la coke. Je voyais bien que le bébé, c’était la seule chance pour Justine de redevenir un être vivant. Abandonnée à 3 mois et à 16 ans, elle n’arrivait pas à nier elle aussi la vie dont pourtant son compagnon ne voulait pas.

Le mois a passé, l’autre aussi. Les formes s’arrondissaient. Prudent, j’avais commencé à diminuer la métha. […] Peu à peu, Justine s’est transformée. Les seins voluptueux, le ventre rond. L’homme maté. Curieuse transformation. Sous l’ado on voyait poindre la femme. Elle suit minutieusement les conseils, ne rate aucune consult, ni chez moi, ni chez le gynéco et exécute tous les prescrits. Finie la coke. Elle diminue lentement et sûrement la métha. Etonnant. Se serait-elle donné le droit d’exister ? […]

Mon gsm sonne. Justine me prévient qu’elle rentre à l’hosto. […] J’arrive juste à temps pour voir sortir un bout de chou de 3 kilos. Une petite fille avec les yeux si effilés, sans cils, sans sourcils, comme deux fines amandes.

2016

Abder. Le patient a maintenant 40 ans. Il y a vingt ans, il faisait partie du groupe de jeunes du quartier autour de mon centre de santé touché par l’épidémie d’héroïne qui a succédé au retrait russe d’Afghanistan. […] Dans les années 1980, les jeunes désoeuvrés de cette ville industrielle cimetière, sans infrastructure culturelle ou sportive de quartier, s’ennuyaient et fumaient déjà tous le tabac à partir de 12 ans. […] Comme partout dans le monde, l’herbe et le shit ont rapidement pris la place. […] Un jour, un plus âgé est passé avec de l’héroïne. […] Abder entre dans mon bureau. Je le regarde. Il sait que je sais. […] Pour le moment, il est dans le trou. Le suicide n’est pas loin. A demi-mot, nous convenons qu’une hospitalisation serait la seule issue. […] J’écris avec lui une lettre au psychiatre de l’hôpital qu’il essaiera de trouver lui-même.

(1)Ethique d’un médecin de famille, par Marc Jamoulle, dessins de Guy Barbier, Le Livre en papier, 207 p.

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