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La Sonuma, la mémoire digitalisée

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Elle expose d’émouvantes images qui racontent les débuts de la télévision au Musée de la photographie, à Charleroi. Mais la Sonuma est d’abord la société chargée de sauver les archives de la RTBF grâce à la numérisation. Un pari de mémoire sur l’avenir.

Le jour de la toute première diffusion de la télévision belge, le 31 octobre 1953, il y avait à l’écran une speakerine, Andrée Rollin, d’ailleurs disparue de l’antenne dès le lendemain. De ce moment exceptionnel, il n’existe en fait qu’une pellicule de trente secondes d’un privé qui a filmé son téléviseur. Et puis, on a retrouvé six petites photos noir et blanc prises en studio par un photographe, ce qui permet quand même de comprendre un peu ce qui s’est passé ce jour-là à Flagey.  » Responsable éditorial de la Sonuma (Société de numérisation et de commercialisation des archives audiovisuelles), Eric Loze sourit : la RTBF est un peu son deuxième ADN. Le sujet lui ramène aussi des souvenirs personnels des années 1980-1990, dont celui de milliers de bobines de films en conserves métalliques entassées dans plusieurs salles du boulevard Reyers. Fantastique décor aux références lapidaires, il n’existe alors que des fiches écrites à la main : dur de s’y retrouver quand on cherche une archive de Pink Floyd des années 1960.

La RTBF (sous le nom d’INR) démarre en 1930, en radio, et 1953 en télévision. L’approximation de l’archivage alimente la rumeur selon laquelle de précieuses bandes vidéo sont virées sans préavis au conteneur ou simplement recopiées au profit d’émissions de flux, de bouts de films archivés sans le son ou sans l’image, de reportages originaux amputés ou définitivement kidnappés.  » Jean-Paul Philippot a été le premier sensibilisé à la question de la sauvegarde d’un patrimoine qui commençait vraiment à souffrir.  » Eric Loze rend à l’administrateur général actuel ce qui lui appartient :  » Il a démarché les pouvoirs publics, rapport en main et a décroché des moyens, principalement chez le ministre Marcourt, qui a été séduit, à condition que le projet ait des retombées industrielles et économiques.  » Et qu’il ne soit pas logé à Bruxelles – choix qui aurait été logique vu la quantité d’archives à Reyers – mais à Liège. L’administrateur délégué nommé à la tête de la société anonyme Sonuma, Jean-Louis Rollé, venu du monde de l’entreprise, est toujours en place dans ce qui est aujourd’hui l’équivalent d’une PME de vingt-cinq temps-pleins.

Au boulevard Reyers, une entreprise de travail adapté vérifie l'état des films et restaure avant digitalisation.
Au boulevard Reyers, une entreprise de travail adapté vérifie l’état des films et restaure avant digitalisation.© Philippe Cornet

Huit ans d’inventaire

La Société de numérisation et de commercialisation des archives audiovisuelles est lancée début 2009 : sa mission porte sur les années 1930-2007 et est financée par la Région wallonne qui met 20 millions d’euros sur la table, suivie – après hésitation initiale – par la Fédération Wallonie-Bruxelles à hauteur de 4 millions et la RTBF qui fait dotation de ses archives évaluées à 16 millions d’euros. Avec cette clause essentielle : la RTBF peut disposer de toutes ses archives restaurées par la Sonuma dans le cadre de ses missions de service public, donc de ses propres productions. Huit ans après ses débuts, la Sonuma n’est pas au bout de ses peines, même si 151 305 heures de programme radio et télé ont été digitalisées, laissant environ 21 000 autres heures à mener à bon port.

La Sonuma à Charleroi

L’exposition accueillie au Musée de la photo est baptisée En léger différé, qualifiant une histoire de la télévision de service public – la radio est ici hors-sujet – racontée par les images fixes. Initialement, la récolte des photographies et leur numérisation ne font pas partie de la mission Sonuma, mais la découverte dans les caves de Reyers de cartons contenant des centaines de tirages provoque un intérêt initial. Après accord avec la RTBF, la photo intègre le travail de mémoire entrepris par la société liégeoise. Au fil des ans et de sources parfois extérieures – comme les 3 000 archives du magazine Moustique récupérées avant destruction – la Sonuma constitue un sacré patrimoine de plus de 12 000 photographies. Eric Loze, son responsable éditorial : « C’est deux tiers de noir et blanc, mais il y a du tirage papier, des négatifs, des dias, du 6 × 6, et surtout la possibilité par ce matériel de visualiser des émissions, des plateaux, qui n’avaient pas forcément été enregistrés. Un moyen de s’informer sur les animateurs, les vedettes de passage dans les émissions – à une époque où elles ne venaient pas seulement pour la promo – ou de tirer le portrait des animaux, hyène, guépard, hippopotame, invités du Jardin extraordinaire « . Au rez du Musée de la photo, la RTBF, en coproduction avec l’institution dirigée par Xavier Canonne – « qui a regardé les 12 000 photos » -, a recréé un plateau TV vintage, empruntant à la VRT du matériel d’époque, notamment une caméra studio des années 1950, 300 kilos quand même. Tout autour, des centaines d’images plus ou moins rétro : des speakerines à Lou Reed, un agréable parfum contrasté de la Belgique de papa.

Jusqu’au 24 septembre.www.museephoto.be

Stéphane Bayot est responsable opérationnel de l’entreprise installée à la Médiacité liégeoise :  » Avant de lancer les opérations, il a fallu estimer l’ampleur du travail à réaliser : par exemple, on a dû déterminer la quantité de films à digitaliser en pesant les milliers de boîtes contenant la pellicule. Il existait un certain archivage en télévision, des fiches-papiers jusqu’en 1993, mais la radio, à part à ses débuts quand elle s’appelait encore INR, en était quasi complètement dépourvue. Il a fallu tout retrouver, composer et inventorier, relier les bases de données pour n’en faire qu’une, réaliser un énorme travail sur les métadonnées. Pour donner une idée de la tâche, cela fait huit ans qu’on fait des inventaires radio et ils ne sont toujours pas terminés. « 

Pour identifier les émissions de radio anonymes, la Sonuma engage, par exemple, un ancien technicien maison, Alain Neefs, retraité après 45 années à la RTBF, entre autres vécues dans l’aventure Radio Cité :  » Depuis sept ans, il vient quelques heures chaque jour pour tenter d’identifier des voix, des émissions « , précise Eric Loze, lui-même parti en quête d’archives en dehors des sites RTBF. Rendant visite à d’anciens programmateurs, producteurs, journalistes ou techniciens, surtout issus de la radio, ayant gardé les bandes originales par peur qu’elles ne soient avalées par la Casa Kafka.  » Parfois, j’allais récupérer des archives chez une veuve, parfois, je recevais des documents, ici, à Reyers (NDLR : où il dispose d’un bureau) comme ce film inédit en couleur, un vingt minutes de 1958 de l’Orchestre symphonique de la RTBF jouant Stravinsky.  »

L'opération de digitalisation des films a lieu à la Sonuma à Liège.
L’opération de digitalisation des films a lieu à la Sonuma à Liège.© Philippe Cornet

Les Beatles à l’Olympia

A Reyers survit donc une petite partie de cette mémoire du service public encore à digitaliser. Sur des armoires métalliques attendent quelques boîtes de 9 millions, fameuse émission de reportage au temps où la Belgique comptait ce nombre-là d’habitants. Stéphane Bayot rappelle que  » la télévision est également une source pour les historiens en matière contemporaine « , ce qui explique le succès à la vente, par la Sonuma, aux télévisions ou producteurs belges et étrangers de programmes comme ceux consacrés à François Mitterrand. Filmé dans l’intimité sur une longue période par Hugues Le Paige, Jean-François Bastin et Isabelle Christiaens.  » Ce qui fonctionne bien aussi, c’est tout ce qui est crime et enquête, précise Loze ainsi que les concerts mythiques, ceux de John Coltrane ou Ella Fitzgerald. Ou cette courte interview radio réalisée par Michel Lemaire lorsque les Beatles sont passés à l’Olympia en 1964, où chacun des quatre se présente… « . Ron Howard, pour son récent documentaire sur les Fab Four a racheté le sound bite de 56 secondes pour un prix non dévoilé.  » Les tarifs de la Sonuma restent entre nous et nos clients, confirme Eric Loze, même si on peut dire qu’en 2016, les ventes d’archives ont rapporté 650 000 euros.  »

La
La « librairie » numérique contient 151 305 heures d’archives enregistrées.© Philippe Cornet

La filière film (1), que la RTBF pratique entre ses débuts et 1999, date de passage au tout vidéo, est intégralement digitalisée en interne par la Sonuma avec des entreprises de travail adapté. Le traitement des autres supports est externalisé via des appels d’offres. Finalement, toute archive se trouve numérisée en triple exemplaire, dont deux déposés dans les locaux liégeois. Eric Denis, chargé de la pérennisation des archives, pose sur la table deux cassettes, dont le modèle le plus récent :  » La T10 000 est une bande magnétique de conservation d’une capacité de 8,5 térabytes, capable de contenir environ 250 heures en 50 mégabits/ seconde, c’est-à-dire une qualité équivalente à ce qui sort des stations de montage professionnelles. C’est du lourd.  »

On suit Eric Denis jusqu’à la librairie numérique deux étages plus bas où quelques mètres carrés de robotique contiennent donc les 151 305 heures digitalisées.  » Une copie de l’intégralité se trouve dans un stockage de la Région bruxelloise, un bunker sous terre, protégé par une cage de Faraday qui empêche toute démagnétisation, c’est-à-dire d’effacement des données.  » Le processus de digitalisation devrait être complété fin 2020 : d’ici là, le site sonuma.be, rénové pour la mi-septembre, pourrait être intégré dans une plus vaste diffusion des archives RTBF. Dans des facultés universitaires ou via des plates-formes spécialisées. Stéphane Bayot conclut :  » L’idée n’est pas de passer du coffre-fort de la RTBF au bunker numérique de la Sonuma, mais de valoriser les contenus. « Une histoire – c’est sûr – à suivre.

(1) Essentiellement du 16 mm et du super-16 mm reversal, moins cher mais plus fragile et offrant moins de possibilités techniques que la pellicule négative utilisée au cinéma.

Toute archive est numérisée en trois exemplaires dont deux versions sont conservées dans les locaux liégeois.
Toute archive est numérisée en trois exemplaires dont deux versions sont conservées dans les locaux liégeois.© Philippe Cornet

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