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La politique belge perd plusieurs de ses serviteurs

Jean-Michel Javaux, Inge Vervotte, Frank Vandenbroucke… Présidents de parti, ministres ou députés, ils ont décidé en 2011 de quitter l’avant-scène de la politique. En creux, leur départ révèle les limites de nos institutions démocratiques.

La mécanique du pouvoir, qu’ils disaient. Sans préciser que la politique n’est pas une fine horlogerie, bien huilée, au tic-tac rassurant. Mais un monstre d’acier, une machine ogresse, qui bouffe ceux qui s’y aventurent. « La politique est un monde dur, atteste le libéral flamand Sven Gatz. Je ne pense pas que beaucoup d’élus sont déjà cyniques au début de leur carrière. C’est par idéalisme qu’on s’engage. Par la suite, on tente de sauvegarder cet idéal, mais on est peu à peu dévoré par la mécanique. »

Parlementaire depuis 1995, Sven Gatz a renoncé en juin 2011 à son mandat, pour devenir directeur de la fédération des brasseurs belges. Coïncidence ? Plusieurs autres élus de premier plan ont annoncé qu’ils quittaient la politique – en tant que principale activité professionnelle, du moins. Tout au long de l’année, la liste des leaders en partance n’a cessé de s’étoffer. On y retrouve Jean-Michel Javaux (président d’Ecolo), Inge Vervotte (ministre des Entreprises publiques, CD&V), Frank Vandenbroucke (ex-ministre et ex-président du SP.A) ou encore Ingrid Colicis (échevine à Charleroi et ex-députée wallonne, PS). A ces départs s’ajoutent ceux de Clotilde Nyssens (CDH) et de Jean Cornil (PS) en 2010. L’une comme l’autre, reconnus pour leur implication à la Chambre, ont volontairement décidé de ne pas se représenter aux dernières élections fédérales.

Faut-il y voir un malaise au sein du monde politique belge ? A première vue, non. Pour justifier sa décision, chacun met en avant des motifs propres. « Avant la proposition des brasseurs belges, je n’avais jamais cherché de boulot en dehors de la politique », assure Sven Gatz. Frank Vandenbroucke troque son mandat de sénateur contre un poste de professeur à la KUL, après avoir longtemps mené de front carrière politique et travaux de recherche dans le domaine de l’emploi. « J’étais un peu assis entre deux chaises, explique-t-il au Vif/L’Express. A la longue, c’était devenu compliqué de concilier les deux. Je peux maintenant me concentrer sur mes activités académiques. » Inge Vervotte sera la nouvelle directrice de l’association flamande Emmaüs. Jean-Michel Javaux, lui, invoque des raisons privées : « Depuis 2003, ma famille vit à mon rythme. Mes enfants préfèrent me voir en chair et en os qu’à la télé. » Quant à Ingrid Colicis, c’est un questionnement existentiel qui la pousse hors de l’arène. « En politique, on encaisse beaucoup. Je vais bientôt avoir 40 ans. Je me suis dit : quel genre de vie je veux pour passer ce cap-là ? »

Toutes ces personnalités ont renoncé de leur plein gré à un mandat acquis. Une attitude peu courante en politique, où l’écrasante majorité des élus s’accrochent jusqu’au bout à la moindre parcelle de pouvoir. « Ma carrière était encore en ascension, mon étoile brillait toujours, confie Sven Gatz. Mais je ne voulais pas devenir l’un de ces députés qui font la législature de trop. On en connaît tous. Ils ne posent plus de questions, ne se présentent quasi plus en commission… »

Jean Cornil, lui aussi, a tourné le dos à ce monde qui lui tendait encore les bras. Sans amertume. Mais non sans lucidité par rapport aux maux de notre démocratie. De ses neuf ans au Parlement, il retient la pauvreté des débats, en particulier ceux qui concernent des enjeux de civilisation. Il se rappelle le vote sur le traité de Lisbonne, renforçant les pouvoirs de la Commission européenne. « C’est peut-être le texte le plus important que j’ai eu à voter durant mes neuf ans au Parlement. Et c’est l’un de ceux qui ont suscité le moins de débat. » Le nez dans le guidon, le monde politique n’a le temps ni de réfléchir au passé, ni de se projeter dans l’avenir. « Seul importe le court terme. La crise financière, beaucoup d’économistes l’avaient prédite. Après coup, tous les gouvernants vous disent qu’ils s’y préparaient. En réalité, ils n’ont rien vu venir. Ils n’anticipent pas les problèmes. Parce qu’ils ne lisent pas assez. »

L’âpreté du combat politique finit aussi par user les plus aguerris. De 2009 à 2011, Sven Gatz a présidé le groupe Open VLD, principal parti d’opposition au parlement flamand. « Comme chef de file de l’opposition, vous devez créer à chaque séance une certaine tension entre vous-même et le gouvernement. » Du coup, quand Kris Peeters part en Argentine pour y escalader l’Aconcagua avec un groupe d’asthmatiques, en plein débat sur le budget, Sven Gatz ne le loupe pas. A la tribune, il mitraille : « Plus haut monte le singe, plus il montre son cul. » Le député taxe Peeters de « primate obsédé des médias », car, depuis la cordillère des Andes, le ministre-président a tout de même trouvé le temps de passer en direct sur Studio Brussel, pour annoncer que son gouvernement offrait 300 000 euros à l’opération Music for Life. L’attaque provoque un tollé. « Pour passer dans les médias, il faut balancer des petites phrases, exagérer un peu, indique Sven Gatz. Le problème, c’est que les gens ne retiennent que ça. Après seize ans de travail parlementaire, je pensais avoir une petite notoriété, mais je me suis aperçu que, pour beaucoup de Flamands, j’étais celui qui a traité Kris Peeters de singe. »

Fer de lance de l’opposition aux anciens caciques du PS carolo durant la période des « affaires », Ingrid Colicis a tout connu, même les pompiers qui débarquent en pleine nuit parce que des inconnus ont jeté des fumigènes à travers la vitre de sa maison. Si la vie politique à Charleroi s’est entre-temps normalisée, la pression, elle, est inhérente au métier. « Ma fille n’a plus envie que je sois exposée. Elle en a ras le bol qu’on vienne me parler au supermarché. Je ne veux plus lui infliger ça. »

Respirer les effluves du pouvoir, c’est aussi goûter à un mode de vie sans temps mort, auquel on peut vite devenir accro. « En politique, chaque journée est exaltante, pleine, raconte Clotilde Nyssens. Je sens très bien que ça peut devenir une drogue. Une vie si trépidante qu’on ne peut plus en sortir. Moi, j’avais besoin de silence. »

Alors, rideau ? « Je ne suis pas dégoûté de la politique, et ceux qui restent ne sont pas des dégoûtants », insiste Sven Gatz. Avec son style habituel, qui mêle sourire doux et franc-parler au bazooka, Ingrid Colicis fait écho. « Je ne veux pas qu’on dise : celle-là, elle se barre, du coup, elle méprise tout le monde. J’ai vu plein de gens bien en politique. Je crois qu’Elio Di Rupo est un vrai homme d’Etat. Je suis admirative de ceux qui ont passé des nuits en négociation pour sauver le pays. J’ai parfois vécu ça au parlement wallon. C’est abominable. A un moment, on flanche complètement, on a envie de tout laisser passer. » Reste cette question : notre vieille démocratie parlementaire est-elle adaptée aux défis du XIXe siècle ? « Ce qui me frappe, confie Jean Cornil, c’est le décalage entre l’importance des enjeux à long terme et la faiblesse des réponses immédiates. »

FRANÇOIS BRABANT

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