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La nouvelle Belgique des quadras politiques

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Depuis les élections du 25 mai 2014, la Belgique est secouée de toutes parts par la nouvelle génération. Charles, Bart, Wouter et Gwendolyn « mettent de l’ordre » au fédéral. Paul, Maxime et Benoît résistent depuis Namur. La révolution néo-belge est-elle vraiment en marche ?

Le 25 mai 2014, un tremblement de terre électoral secouait la Belgique. En devenant le premier parti du pays, la N-VA forçait la prise de pouvoir d’une nouvelle génération de quadragénaires. Quatre présidents – Charles Michel (MR), Bart De Wever (N-VA), Wouter Beke (CD&V) et Gwendolyn Rutten (Open VLD) – allaient forcer le destin dans d’invraisemblables circonstances pour conquérir le pouvoir fédéral. Objectif ? La création d’emplois, sans agenda institutionnel… Le pacte de la suédoise, scellé au lendemain de la Fête nationale, fut littéralement un acte néo-belge découlant du repli forcé du PS sur ses terres wallonnes et bruxelloises.

Ces quatre présidents au pouvoir fédéral sont nés – ce n’est pas un hasard… – entre le 21 décembre 1970 (De Wever) et le… 21 décembre 1975 (Michel). Depuis leur tendre enfance, ils ont connu le pays en voie de fédéralisation constante, d’une réforme de l’Etat à l’autre. La Belgique de papa, c’est la nostalgie de leurs parents, pas leur projet politique d’avenir. La rupture qu’ils impriment se veut décomplexée, pragmatique, revancharde aussi après vingt-cinq ans de socialisme au pouvoir.

Face à eux, d’autres quadras ont pris leurs quartiers à Namur, pour résister au niveau régional : Paul Magnette, Maxime Prévot et Benoît Lutgen notamment. Sous l’égide d’un commandant en chef de plus en plus contesté, le sexa et ancien Premier ministre Elio Di Rupo.

« Un rapport pragmatique à la Belgique »

« Cette nouvelle génération de quadras n’a pas un attachement émotionnel à l’unité du pays comparable à la précédente, constate Jean-Benoit Pilet, directeur du Centre d’étude de la vie politique de l’ULB. Leur rapport au pouvoir est davantage managérial. Ils ont besoin de démontrer que la Belgique fonctionne, faute de quoi elle serait moins attractive. L’ancien Premier ministre Yves Leterme était au fond un visionnaire quand il a évoqué la nécessité pour la Belgique d’avoir une valeur ajoutée. » C’était en 2006. Dans un entretien au quotidien français Libération, celui qui était alors ministre-président flamand déclarait : « La Belgique n’est pas une valeur en soi, ce sont des institutions au service d’une population. » A l’époque, sa sortie avait provoqué un tollé, parce qu’il soutenait en outre que les francophones « ne sont pas en état intellectuel d’apprendre le néerlandais ». Les quadragénaires au pouvoir s’inscrivent parfaitement dans cette logique d’un Etat utilitariste. Mais ils parlent plutôt bien l’autre langue nationale.

« On retrouve un sentiment de détachement comparable dans une bonne frange de la population, prolonge Jean-Benoit Pilet, qui présentera ce vendredi 22 mai une étude scrutant les comportements électoraux lors du scrutin du 25 mai 2014. Le rapport des électeurs aux institutions politiques est devenu plus distant. Il en va de même pour l’Union européenne, d’ailleurs : elle doit désormais justifier sa raison d’être. Ce n’est pas étonnant qu’un nationaliste flamand dirige le pays avec la volonté de prendre la valeur ajoutée de la Belgique, et pas le reste. » Il est bien loin le temps où les drapeaux belges flottaient aux fenêtres par crainte d’une séparation.

« Si le rapport à la Belgique a changé, c’est davantage dû à un élément conjoncturel plutôt qu’à un choix clair de cette nouvelle génération au pouvoir, enchaîne Carl Devos, politologue à l’université de Gand. Il y a une saturation de l’électorat par rapport à la question communautaire. Une enquête de la KUL vient encore de la démontrer: pour la première fois depuis les années 1990, le nombre de Flamands aspirant à une réforme de l’Etat est en nette diminution. C’est la logique même que ce gouvernement ne parle pas d’institutionnel, d’autant que la sixième réforme de l’Etat doit encore être concrétisée et que la priorité de l’heure est socio-économique. » « Les partenaires de cette coalition acceptent de travailler ensemble alors que certains d’entre eux ont une conception totalement divergente de l’Etat dans lequel on vit, acquiesce Jean-Benoit Pilet. Cela n’est possible que parce que la N-VA veut démontrer qu’elle est une bonne gestionnaire, responsable, une sorte de CDU flamande. »

Bart De Wever n’a toutefois pas renoncé à son rêve confédéral, tandis que Charles Michel n’a pas oublié que l’un des premiers textes déposés à son arrivée au Parlement fédéral, en 1999, visait à rendre condamnables les insultes au drapeau belge et à l’hymne national… Mais la nouvelle génération est opportuniste, capable de ranger froidement ses convictions profondes pour engranger des points de son programme.

« Toujours le compromis à la belge »

Les quadras veulent aussi être décomplexés dans leur rapport à la chose publique. Finis les tabous de l’ère socialiste, à la poubelle la crainte des réformes structurelles ! Consignes : « mettre de l’ordre » dans l’Etat belge, cesser les gabegies dans les dépenses, oser dire la vérité et préparer le terrain pour les générations futures. Le tout grâce à une coalition enfin cohérente, au centre-droit.

« Ce gouvernement est ancré dans la logique de chiffres, de statistiques et d’évaluations qui avait été initiée par Maggie de Block la législature passée, souligne Jean-Benoit Pilet. C’est davantage du management que de la gestion politique pour l’intérêt commun. Ce pragmatisme tente de camoufler des choix de société très clairs en montrant qu’il n’y a pas d’alternative. En matière d’immigration, on est même dans l’idéologique assumé : l’islamisme radical est l’ennemi désigné. »

« Cette génération a sans doute une nouvelle approche en tête, mais c’est surtout de la communication, cela ne mène pas à une approche très différente de faire de la politique, juge Carl Devos. Le traditionnel compromis à la belge prime toujours, avec une répartition classique des matières selon le marché électoral de chacun : la concertation sociale au CD&V, l’intégration et la sécurité à la N-VA, la fiscalité à l’Open VLD… La sixième réforme de l’Etat, faite par cette génération, est d’une complexité invraisemblable, avec une loi de financement aussi absurde que la précédente. »

La coalition dispose désormais d’un espace unique pour réformer : cinq années sans élection fédérale ou régionale venant perturber le travail. La crise économique impose en outre un sens de l’urgence susceptible de faire comprendre aux citoyens la nécessité de virages majeurs. « Or… j’attends, tacle le politologue gantois. On peut dire que tout le monde va travailler jusqu’à 67 ans, mais au-delà du slogan, comment va-t-on organiser la réforme des pensions ? Le grand tax-shift est sans cesse reporté et sa finalité n’est pas révolutionnaire : baisser les charges sur le travail, d’accord, mais pourquoi ne pas songer à une autre politique de mobilité ou à une justice sociale accrue ? L’accord de gouvernement évoque une grande réforme du marché de l’emploi, avec la remise en cause de la formation actuelle des salaires et la nécessité de remplacer l’ancienneté par la productivité ou la compétence, mais… je l’attends. »

Cette impatience flamande est paradoxalement couplée à un plébiscite du Premier ministre francophone Charles Michel en Flandre, qui atteint dans les sondages des sommets dignes de ses prédécesseurs Yves Leterme ou Herman Van Rompuy. « Il tire son épingle du jeu, évite de se laisser engluer dans les querelles entre partis flamands et capitalise dans l’intérêt du MR », estime Carl Devos. Les libéraux francophones utilisent aussi le pouvoir fédéral pour entamer une stratégie de reconquête et se présenter comme la seule alternative au PS du côté wallon.

Cette persistance du « compromis à la belge » embarrasse la N-VA. Le parti nationaliste, en chute dans les sondages et nerveux dans ses rapports avec la presse, commence à s’enliser dans une participation au pouvoir qui expose au grand jour son écartèlement entre programmes économique et communautaire. « Quand le ministre de l’Intérieur Jan Jambon négocie la réforme des pensions pour les policiers, il prévoit une possibilité de réforme anticipe à 58 ans pour tous : est-ce cela la force du changement ?, s’interroge Carl Devos. Theo Francken fait-il autre chose à l’asile et à l’immigration que Maggie de Block avant lui ? Steven Vandeput, à la Défense, tente de grappiller des moyens supplémentaires comme ses prédécesseurs. Dans leurs politiques, il n’y a rien de révolutionnaire. »

Or, de tous les quadras, De Wever est celui qui a mis la barre le plus haut dans sa volonté de faire table rase avec le passé… Réformer fondamentalement un pays est plus difficile qu’il n’y paraît, perçoit-on à la N-VA. Et un slogan connu de resurgir : la solution est le confédéralisme.

« Di Rupo, c’est du passé « 

Face à la fougue volontariste des quadras, Elio Di Rupo donne l’apparence d’un leader dépassé, emprunté et, à l’image de son parti, à la recherche d’un nouveau souffle après la perte du pouvoir fédéral qui lui est le plus cher en raison de la gestion de la sécurité sociale. L’ancien Premier ministre – de vingt-quatre ans l’aîné de Charles Michel ! – a tout d’abord regretté de façon pathétique un « manque de relais dans la presse » avant d’affirmer au Soir, le samedi 16 mai, qu’il  » essaie de comprendre » les critiques qu’on lui rapporte de l’extérieur. Au fond de lui, il n’accepte décidément pas la nouvelle tournure prise par les événements et promet… le retour à la situation antérieure. Notamment : « Nous ramènerons la pension à 65 ans, nous rétablirons l’index, pleinement. »

« Ce gouvernement fédéral a l’avantage que l’opposition n’est pas impressionnante, estime Carl Devos. Oui, le casting de Di Rupo est un problème pour le PS. En Flandre, il est perçu comme quelqu’un du passé. Traditionnellement, les Premiers ministres sortant prennent de la distance par rapport à la politique belge. Ce fut le cas des Martens, Dehaene, Verhofstadt ou Leterme. Quand c’est fini, c’est fini… Di Rupo, lui, donne l’impression de s’accrocher, de ne pas vouloir quitter le devant de la scène. A la limite, cela se passerait mieux avec Magnette ou Onkelinx… »

« Le discours du PS a pour l’instant du mal à prendre sur le plan socio-économique, reconnaît son collègue de l’ULB. Nous allons vers une société davantage axée sur la responsabilité. Or, Elio Di Rupo a un attachement émotionnel à la Belgique parce que c’est à ses yeux le vecteur de solidarité. » Paul Magnette (né le 28 juin 1971) a une approche plus moderne, il fait partie de cette génération décomplexée, parfaitement bilingue aussi, prête à revisiter la Belgique. Paradoxe : il s’est « enfermé » à la tête d’une Région wallonne qui n’a pas encore intégré pleinement la sixième réforme de l’Etat et qui, à son corps défendant, ne suscite pas un intérêt suffisant dans l’opinion publique francophone.

Quant à Benoît Lutgen, président du CDH, il est mal à l’aise face à une Flandre nationaliste qu’il déteste depuis son enfance. Quadra lui aussi (il est né le 10 mars 1970), il symbolise une autre facette de la nouvelle génération : la déconnexion avec le fédéral. « La montée en puissance des assemblées régionales depuis vingt ans a réduit l’effet de socialisation du parlement fédéral, dit Benoit Pilet. Benoît Lutgen n’a pas eu de carrière belge en tant que telle. Cela réduit les rapports interpersonnels et la possibilité de comprendre l’autre communauté. »

Dans la lutte contre les mesures prises par les golden boys du fédéral, c’est pour l’instant un autre quadragénaire qui tire les marrons du feu en taillant des croupières aux socialistes : Raoul Hedebouw, le porte-parole francophone du PTB, un parti… resté national. Dans l’ombre, d’autres insatisfaits de la politique, quadras mais aussi bien plus jeunes, ont créé un mouvement citoyen, Tout autre chose, qui trouve lui aussi son relais en Flandre.

La nouvelle génération transforme la Belgique en un objet dépassionné sur le plan identitaire, mais en champ de bataille idéologique. Pour le meilleur ou pour le pire.

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