La Monnaie, phare à Bruxelles

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Après Madrid, Bruxelles est sous le charme du « Cosi fan tutte » intense et cruel signé Michael Haneke. Une production qui conforte la place de la Monnaie parmi les grandes maisons d’opéra d’Europe.

Somptueuse fin de saison à la Monnaie, qui conforte la solide réputation internationale de cette grande maison d’opéra. Après la reprise du superbe « Pelléas et Mélisande » version Pierre Audi et Anish Kapoor, le « Cosi fan tutte » signé Michael Haneke connaît un triomphe mérité. Jamais, depuis l’éblouissant « Cosi » du Suisse Luc Bondy, qui nous avait envoûté en juin 1984, le chef d’oeuvre de Mozart n’a été proposé, sur la scène bruxelloise, dans une mise en scène d’une telle intensité et d’une esthétique aussi convaincante. Coproduit avec l’opéra de Madrid, où il a été créé en février dernier, le spectacle, salué par la critique, est sold out depuis des semaines. Reste la possibilité de le voir et l’entendre en streaming, pendant trois semaines, à partir du 26 juin, sur le site www.lamonnaie.be.

C’est la seconde fois en six ans que Gerard Mortier, à la tête du Teatro Real depuis 2010, parvient à convaincre Haneke de se frotter à un opéra de Mozart. Après un « Don Giovanni » controversé – transposé dans l’univers aseptisé des tours de la Défense, à Paris -, le cinéaste oscarisé et multi-césarisé a accepté de revisiter le troisième et ultime opéra issu de la collaboration entre le compositeur et Lorenzo da Ponte. Si le livret en italien de l’abbé, empreint d’ironie, d’illusion et de mensonge, a longtemps été méprisé et considéré comme une farce frivole, il n’a pas eu raison du charme et du souffle incomparable qui emplit toute l’oeuvre, créée en 1790 au Burgtheater de Vienne.

Pour Haneke, « Cosi fan tutte » (« Elles font toutes ainsi », ou, dans une traduction plus libre et contemporaine, « Toutes des salopes »), son opéra préféré, va bien au-delà du joyeux marivaudage. Il met surtout l’accent sur l’ambiguïté des sentiments, la fragilité du couple, le désir alimenté par le manque. L’argument tourne autour d’un pari stupide : le vieux Don Alfonso convainc ses deux jeunes amis, Ferrando et Guglielmo, d’éprouver la fidélité de leurs fiancées respectives, les soeurs Dorabella et Fiordiligi, qui fantasment sur leur avenir. Les deux naïfs prennent congé de leur bien-aimées – ils simulent un départ à la guerre – et réapparaissent déguisés en étrangers moustachus. Le plan de séduction d’Alfonso se révèle efficace. Au point d’aboutir à un échange de partenaires, non sans déchirements.

Le credo d’Haneke ? « Montrer les ficelles pour mieux amener les spectateurs à s’interroger sur la vie, l’amour, la mort », répondent Michel Cieutat et Philippe Boyer, auteurs d’un livre d’entretiens avec le cinéaste (« Haneke par Haneke », chez Stock). Le metteur en scène tourmenté n’hésite pas à prendre quelques libertés avec l’oeuvre : musicalement, il impose un tempo lent pour les récitatifs. A ses interprètes, il ne demande pas seulement de chanter, mais aussi de jouer : ils se roulent par terre, s’enlacent, s’effondrer dans un divan, comme dans une pièce de théâtre. La soprano Anett Frisch incarne avec une grâce divine Fiordiligi, l’une des deux jeunes femmes trompées par leurs fiancés, et le ténor Juan Francisco Gatell fait un très émouvant Ferrando. L’action a pour cadre le salon moderne d’un élégant palais de la baie de Naples, dont le frigo-bar a un puissant pouvoir attractif !

Loin d’être innocents et sans conséquence, les « funny games » imaginés par le cynique Don Alfonso et sa complice Despina sont cruels et tragiques. On ne peut s’empêcher de penser aux duels pervers de deux autres manipulateurs libertins de la fin du XVIIIè siècle, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil, les antihéros des « Liaisons dangereuses ». Dans le « Cosi fan tutte » de Haneke, la grande réconciliation finale est forcément de façade. Comment peut-il en être autrement au terme de cette réflexion désabusée sur la passion, le mariage et la fidélité, . Don Alfonso n’avait-il pas dit, dès la 12è scène du 1er acte : « Leur rire me fait rire, mais je sais que ça se terminera dans les pleurs » ?

Olivier Rogeau

« COSI » VERSION HANEKE Revisité par le cinéaste autrichien oscarisé, le badinage échangiste se révèle d’une cruauté implacable. A voir en streaming sur le site de la Monnaie dès le 26 juin.

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