Pour l'avocat pénaliste, les magistrats du parquet travaillent "dans l'urgence et sous la pression des médias". © DEBBY TERMONIA POUR LE VIF/L'EXPRESS

« La justice n’est plus qu’un gadget »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

« Il est temps que la justice se réveille, pas seulement pour réclamer plus de moyens ». « La justice est hasardeuse et discriminatoire, elle ne s’est toujours pas dépêtrée de l’affaire Dutroux. » L’avocat Bruno Dayez est un homme en colère. Qui rêve de changements.

Bruno Dayez n’a jamais fait dans la dentelle. Depuis vingt ans, chaque fois qu’il prend la parole, dans un prétoire comme dans les médias, c’est sabre au clair. Alors qu’il publie ses chroniques (1), forcément corrosives, il lance une nouvelle charge impitoyable contre l’évolution des mondes judiciaire et politique. En espérant que l’un comme l’autre retrouve rapidement ses esprits.

Le Vif/L’Express : Magistrats et avocats sont souvent montés au créneau, ces derniers mois, pour dénoncer leurs conditions de travail. La crise traversée par le monde de la justice a-t-elle atteint des proportions inégalées ?

Bruno Dayez : On peut parler, sans exagérer, de situation de décrépitude. Le manque de moyens est un vieux problème. Mais il s’est considérablement aggravé. Un exemple : on ne peut plus faire monter quatre détenus simultanément à une audience, pour une même affaire, faute de personnel de sécurité. C’est absurde et cela engendre des retards considérables. Le palais fonctionne la tête en bas, en particulier à Bruxelles.

Certains magistrats craignent la mort du pouvoir judiciaire. Veut-on tuer la justice ?

Il y a, en tout cas, clairement une volonté politique de cantonner la justice dans un rôle subalterne. Il faut dire que la justice constitue le seul véritable contrepoids au pouvoir politique. Elle peut exiger que celui-ci lui rende des comptes. Il y a eu pas mal d’affaires, ces dernières années. La justice est un trouble-fête. Le politique cherche donc à maintenir le pilier judiciaire dans une fonction accessoire. Encore une fois, ce n’est pas neuf, mais cela s’aggrave. Si on ne lui donne pas un minimum de moyens pour fonctionner, la justice devient un gadget. C’est ce à quoi on assiste aujourd’hui.

Pourtant, les exigences vis-à-vis de la justice n’ont jamais été aussi grandes…

C’est vrai, surtout depuis l’affaire Dutroux. En réalité, la justice pénale a toujours eu un pouvoir symbolique. Elle punit quelques malfrats et endort les consciences en donnant l’illusion que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. En réalité, elle ne règle rien, elle ne jugule pas vraiment la criminalité. On s’en contentait néanmoins. Mais, à partir de l’affaire Dutroux, en 1996, on lui a demandé d’être réellement efficace. Et on s’est rendu compte que les résultats sont catastrophiques, que la justice crée davantage de problèmes qu’elle n’en résout.

C’est-à-dire ?

Depuis vingt ans, on a assisté à une montée de la répression à tout crin. L’opinion publique a été endoctrinée dans la conviction que la sécurité est garantie en fonction du nombre de « méchants » qu’on jette en prison et de la longueur de leur incarcération effective. Or, on le sait, c’est un leurre. La prison a, depuis longtemps, montré ses limites, mais on refuse d’envisager la délinquance autrement que par une réponse carcérale.

Le ministre Koen Geens, lui-même avocat, défend-il bien le département de la Justice ?

Je crois qu’il essaie sincèrement de trouver les meilleures solutions avec les moyens du bord. Mais il n’a pas beaucoup de pouvoir au sein du gouvernement. Il est coincé. Ses réformes ont d’ailleurs toutes une justification budgétaire. Même le jury populaire : si on réduit son champ d’action, c’est pour faire des économies. On ne transforme pas la machine judiciaire pour de bonnes raisons. Uniquement pour des questions d’argent.

Cela dit, le monde de la justice n’est-il pas rebelle au changement ?

Tout à fait. La justice ronronne, sans aucune capacité de remise en question. Si on la laisse faire, elle a tendance à simplement se perpétuer. Les acteurs du monde judiciaire fonctionnent chacun dans sa routine. Il y a une ankylose due à cette inertie individuelle. La force de frappe collective des magistrats ou des avocats est quasi nulle. Pour dénoncer leurs conditions de travail, les magistrats organisent, au mieux, un sitting devant le palais. Puis, ils rentrent dans le rang. Ils n’ont jamais fait grève. Idem pour les avocats. Ils se sont vu imposer du jour au lendemain une TVA à 21 %. Ils ont à peine bronché.

Et les jeunes qui entrent dans la profession ?

Il n’y a pas plus conformiste qu’un jeune avocat ou un jeune magistrat. Ce sont des métiers où l’on rentre très vite dans un moule. On purge sa peine pendant quarante ans comme ses prédécesseurs et comme ceux qui nous succéderont et qui feront comme on leur a dit de faire.

Certains magistrats réfléchissent néanmoins à des changements, notamment au niveau de la procédure pénale qui est fort lourde…

C’est heureux. Car nous travaillons avec des textes antédiluviens. Eliminer les obstacles de procédure pour en arriver plus vite au débat de fond serait une très bonne chose. Mais tout le monde n’en a pas envie, car les jeux procéduraux profitent aux justiciables qui peuvent se payer les avocats les plus chers. Simplifier la procédure rendrait la justice plus égalitaire.

Elle ne l’est pas ?

Oh, non. Aujourd’hui, la justice est hasardeuse et discriminatoire. Avec la transaction pénale élargie d’un côté, dont profitent surtout les nantis, et la procédure accélérée de l’autre qui frappe la petite criminalité, c’est même devenu pire. On sait, par ailleurs, que les gros dossiers financiers atteignent presque tous la prescription ou le dépassement du délai raisonnable. Je suis persuadé que, si on faisait le compte, 90 % des dossiers instruits par le juge Michel Claise vont à la prescription, à cause de la procédure actuelle… En arriver là au XXIe siècle, c’est inquiétant.

Le projet de nouveau Code de procédure pénale – dit Grand Franchimont -, bloqué à la Chambre depuis 2005, reste une bonne opportunité de changement…

Le Grand Franchimont a suscité de grands espoirs, mais il est définitivement dans les limbes. Il y a des réticences énormes à tous les étages : police, parquet… Bref, aucune volonté de réfléchir à une réforme du système pénal. On va continuer avec des réformettes dans le sens du pire, en continuant à surpeupler les prisons sans consentir un minimum de moyens pour la réinsertion. Les prisons sont toujours des usines à récidive. Elles ne produisent que des rebelles antisystème. On jette les gens au fond d’un trou pour ne plus avoir à s’en occuper. Cela revient juste à nier un problème en le renvoyant à plus tard. On le sait, mais on continue quand même.

C’est quoi la solution ? Une justice réparatrice ?

Evidemment. Il existe des alternatives, mais elles sont sous-employées. La médiation, qui est proposée par le parquet, ne représente même pas 1 % de mes dossiers. Les magistrats du parquet sont la copie conforme des politiques : ils fonctionnent dans l’urgence et sous la pression des médias. Les juges du fond, eux, sont de plus en plus conscients que, dans beaucoup de cas, la prison ne résout rien. Ils ne sont pas laxistes mais lucides. Il faudrait leur donner les moyens de prendre des décisions différentes en élargissant, par exemple, les conditions du sursis. En leur laissant octroyer des sursis successifs.

Prêchez-vous dans le désert ?

Je pense, oui. Mais il est préoccupant de voir que la justice ne s’est pas dépêtrée de l’affaire Dutroux, vingt ans après. On est toujours dans l’après-Dutroux, en continuant à renchérir dans le répressif, sans essayer d’imaginer d’autres voies comme le fait le Canada, par exemple. Il est temps que la justice se réveille, pas seulement pour réclamer plus de moyens. ?

Où va la justice ? Chronique de vingt ans de crise, Bruno Dayez, éd. la Charte (on y retrouve aussi des chroniques publiées dans Le Vif/L’Express).

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