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La gauche et l’immigration : se taire ou exploser ?

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Dans toute l’Europe, le défi migratoire met la gauche face à un dilemme, à la fois tactique et idéologique. En Belgique, PTB, PS et Ecolo ne sont pas épargnés par la question. Et ils ne s’épargnent pas. Attention au malaise.

« Faut-il protéger les enfants étrangers au même titre que les enfants belges ? » La question que lance la sénatrice socialiste est provocatrice. Sa réponse est d’ailleurs immédiate : « Oui, sans hésiter », dit-elle dès le début d’un article qui fera date. Pourtant, la crise économique qui ravage l’Europe, les conflits politiques qui traversent la planète et les régimes autoritaires qui fleurissent de par le vaste monde ont jeté sur les routes du Vieux Continent des dizaines des milliers de personnes sans autre véhicule que leurs pieds et sans autre bagage que leur famille. Les démunis étrangers, réfugiés ou pas, affluent en Belgique, ce petit pays si prospère dont la législation sociale est si généreuse.

La droite conservatrice n’en veut pas, et c’est bien normal.

La gauche, elle, est embarrassée : les socialistes chantent L’Internationale, mais dans les couches les plus modestes de la population, celles qui les ont portés au Parlement et au gouvernement, un mouvement va de la sourde méfiance à l’hostilité déclarée. « Ne sachant lutter contre les véritables causes du mal, la classe ouvrière a cru que si l’on renvoyait tous les étrangers, le chômage disparaîtrait », constate d’ailleurs une députée socialiste. Certains leaders s’en prennent aux immigrés. Les uns annoncent la pression à la baisse sur les salaires, d’autres dénoncent la réapparition d’un obscurantisme religieux dont la Belgique se pensait quitte.

C’est pourquoi la sénatrice, la première en Belgique, sort du bois. Il faut contrer cet égoïsme national. Elle a, signale-t-elle dans son article à l’intitulé provocateur, notamment obtenu de l’ONE qu’elle traite également les enfants de réfugiés, qu’ils soient accompagnés de leurs parents ou pas et que ceux-ci soient régulièrement mariés ou pas. Et elle en est fière.

C’est une victoire pour les associations humanitaires comme pour les franges dites avancées de la gauche belge.

Cette sénatrice est la première, donc. Mais vraiment la première : personne n’avait, avant elle, été sénatrice. Car on n’est pas là en 2016. Cette victoire n’est pas un triomphe d’aujourd’hui mais une avancée d’hier. C’est celle de Marie Spaak-Janson, fille de Paul, soeur de Paul-Emile et mère de Paul-Henri. Elle l’obtient en 1936. Et elle s’en prévaut dans la livraison de septembre de cette année-là de La Famille prévoyante, le périodique des Femmes prévoyantes socialistes. Sa camarade députée, c’est Isabelle Blume-Grégoire, la deuxième femme à avoir siégé à la Chambre. Leur combat n’était pas gagné alors.

Il ne l’est toujours pas.

Pourtant, c’est toujours à gauche, chez les socialistes et chez les communistes, que les populations immigrées ont trouvé du soutien. Les structures syndicales, bien plus après qu’avant la Seconde Guerre mondiale, leur firent une place. En 1966, soit quinze ans avant la loi Moureaux, une autre pointure socialiste, le Courcellois Ernest Glinne, avait déjà déposé une proposition « tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie ». Dès février 1968, les premiers « conseils communaux consultatifs des immigrés » d’Europe étaient installés dans deux communes rouges de la périphérie liégeoise, Flémalle-Haute et Cheratte. Dans les années 1980, les écologistes, plus encore que le PS, avaient insisté pour donner le droit de vote aux immigrés et à leurs descendants non naturalisés. Car ceux-ci avaient très largement pris le relais de celui-là. En effet, après le choc pétrolier, la vieille peur dénoncée par Isabelle Blume avait refrappé. Et le PS s’était un peu recabré.

Toute la misère du monde

Certes, en 1978, il avait modifié l’article premier de ses statuts, autorisant l’adhésion à tous les travailleurs « sans distinction de nationalité ». Certes, un colloque de l’Institut Emile Vandervelde avait, le 10 janvier 1981, rassemblé plus de trois cents personnes à Chênée pour discuter du « PS et des immigrés ». Mais les discutants y avaient, de l’aveu du futur gouverneur de la Province de Liège Paul Bolland « diagnostiqué une certaine anémie du PS sur le terrain de la lutte en milieu immigré », alors que se développait « dans les sections locales un climat contre lequel il faut réagir ». Et Marcel Busieau, sénateur-bourgmestre de Colfontaine, et Freddy Donnay, sénateur-bourgmestre de Saint-Nicolas, s’étaient opposés aux droits de vote et d’éligibilité des étrangers, en raison « de l’hostilité de la population belge », qui se sentait « parfois désavantagée par rapport aux travailleurs immigrés, en ce qui concerne la possibilité d’envoyer les enfants en classe de neige ou en matière d’égalité face à l’embauche ». Dans les années 1980, dans certaines communes socialistes, on refusait d’inscrire les étrangers. Pour éviter l’anémie électorale, le Parti socialiste allait désormais jouer sur la diversité une partition très discrète. Et ce n’est pas un hasard si c’est chez Ecolo, multiculturel depuis sa fondation, qu’allait partir Ernest Glinne, dit « le Rouge ».

Et aujourd’hui ?

Quatre-vingts ans après la mise au point de Marie Spaak, quarante après le premier choc pétrolier, un grand flux migratoire traverse encore l’Europe. La droite conservatrice n’en veut toujours pas et c’est toujours aussi normal.

La gauche, elle, est aussi embarrassée que dans l’entre-deux-guerres.

Partout.

En Europe, l’ancien président des socialistes néerlandais, Diederik Samsom, propose de refouler les réfugiés syriens surnuméraires. Les socialistes autrichiens et slovaques se montrent très réticents, voire fermés, à accueillir ces réfugiés. Au Royaume-Uni, les frondeurs du Labour reprochent à Jeremy Corbyn d’avoir aidé au Brexit en affirmant, quelques jours avant le référendum, que l’immigration européenne ne pourrait pas être limitée. En proie à une forte contestation interne, il s’est engagé à réviser la position de son parti sur la question migratoire. « Nous ne devons pas avoir peur d’en parler », a-t-il déclaré. En France Manuel Valls veut incarner une gauche ferme sur l’identité nationale, et conteste la politique réputée trop généreuse d’Angela Merkel sur la crise des réfugiés. Le Premier ministre français se proclame héritier de Michel Rocard, celui qui, alors à Matignon, avait prononcé une petite phrase « Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde. La France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile politique […], mais pas plus » qui est restée dans l’histoire. Elle servira autant une droite toute heureuse de pouvoir ainsi embêter une gauche trop laxiste qu’une gauche visant à rompre avec ce même laxisme putatif.

L’économique, l’idéologique, le stratégique

La Belgique n’est pas épargnée par le débat. Mais la gauche, autant que possible, l’évite.

En Flandre, le président du SP.A, John Crombez, a un temps soutenu le plan Samsom. Et le professeur émérite de la VUB Mark Elchardus, réputé influent chez les sociaux-démocrates du nord, y voit  » peut-être pas la solution à tous les problèmes, mais au moins une tentative de gérer des flux migratoires qui risquent de mettre à mal notre Etat-providence ». Dénonçant la volonté de certains d’accueillir « à bras ouverts » tous ceux qui désireraient s’installer en Belgique, il avance des raisons de trois ordres à cette opposition. L’économique, d’abord, voudrait préserver l’équilibre budgétaire de notre système social. L’idéologique, ensuite, tendrait à protéger le nord en protégeant le sud : « Il y a le mot « nation » dans « internationalisme ». Laisser ainsi des pays sous-développés ou en voie de développement se vider de leurs personnes les plus dynamiques, parce que ce sont celles-là qui partent, pas les plus faibles ». Le stratégique, enfin, verrait la social-démocratie abandonner le multiculturalisme et le cosmopolitisme à la gauche écologiste. De la sorte le SP.A pourrait-il, sur un échiquier politique flamand qui penche fort à droite, nouer des alliances avec d’autres formations que Groen.

Si la « ligne Elchardus » trouve quelqu’écho en Flandre, personne ne porte cette voix dans la gauche francophone. Personne, ou presque.

Car si des voix se font parfois entendre, ce sont, comme dans les années 1970, celles d’un certain monde ouvrier inquiet. « Venir comme nous le faisons avec notre revendication de régularisation massive dans les milieux syndicaux, ce n’est pas toujours facile, hein », raconte le député écologiste Benoit Hellings. Ou ce sont celles qui s’élèvent contre un centre d’hébergement des réfugiés ou, moins franchement, contre un certain communautarisme bruxellois.

Ces voix sont au PS.

Ce sont celles de bourgmestres wallons.

Comme à l’époque de « Rénover et Agir », mais dans un contexte brûlant où à la stagnation économique s’ajoute la menace terroriste, et alors qu’à Bruxelles en particulier, beaucoup d’électeurs et de cadres socialistes sont issus de l’immigration et de ses luttes.

« En Wallonie, on sent qu’une partie de la base a besoin de sécurité identitaire », pose Hassan Bousetta, conseiller communal PS et sociologue à l’Université de Liège. Emir Kir, député fédéral et bourgmestre de Saint-Josse, l’admet : « Depuis Charlie Hebdo, il m’est arrivé de devoir faire de la pédagogie au PS, y compris à la fédération bruxelloise. Mais dans les moments que nous traversons, l’anxiété n’est pas anormale… » Le successeur du Parti ouvrier belge serait-il à Bruxelles soumis à une tension centrifuge, entre petits Blancs déclassés et musulmans affirmés ? Mark Elchardus le pense, « car beaucoup de musulmans ne se reconnaissent pas dans les valeurs défendues par le PS, héritier des Lumières, dans le domaine éthique ». Un membre de l’Union socialiste communale de Jette semble vouloir lui donner raison : Brahim Datoussaid, candidat SP aux élections de 1999 et PS à celles de 2014 vient d’annoncer son départ pour le microparti Islam, qui a élu deux conseillers, un à Anderlecht, un autre à Molenbeek, aux communales de 2012. Une défection anecdotique. De l’ordre du « parasitaire », selon Hassan Bousetta, qui ne voit un mouvement « de gens qui iraient vers des formations en phase avec certaines valeurs religieuses conservatrices durer que si le contexte est polarisé sur ces questions ».

La gauche a peur

Or vu le contexte, justement, pour éviter la défection des petits Blancs déclassés autant que celle des musulmans affirmés, rappelez-vous l’anémie électorale, le PS a intérêt à ne pas trop la ramener, ni dans un sens ni dans l’autre.

Il ne doit pas sortir de son pré carré social et économique. Rappelez-vous Isabelle Blume, la classe ouvrière, les étrangers et le chômage. « Dans la communauté musulmane, certains voient les enjeux sociaux comme liés à des enjeux confessionnels. Le travail que nous devons faire, c’est sur le terrain social, pas confessionnel, et c’est celui que la gauche a historiquement gagné », expose Hassan Bousetta. Emir Kir embraie, sur un sujet précis : « La question qui est sur toutes les lèvres, c’est le dumping social. C’est elle qui a conditionné le référendum britannique, et c’est sur elle que nous, socialistes, avons des choses à dire. »

Le PTB ne dit pas autre chose que le Parti socialiste. Mais il le dit plus fort. « Nous, marxistes, devons lutter pour l’unité du monde du travail. Aucun mur n’arrêtera jamais l’immigration. On ne va pas aller faire la morale à des gens qui sont au chômage depuis vingt-cinq ans, mais on doit leur expliquer, parfois aller à contre-courant, que le premier combat porte sur la répartition des richesses », martèle Raoul Hedebouw.

Pourtant, l’écologiste Zoé Genot, elle, trouve que le PTB, sur ces luttes-là, la joue discrète. « Ils ont des militants très actifs, mais à la dernière marche des sans-papiers, par exemple, il n’y avait que deux banderoles PTB », persifle-t-elle, sentant bien là une forme de malaise qui touche peu son parti.

Pourtant, au PS, Paul Magnette souvent et Elio Di Rupo parfois affirment également qu’on n’entend pas beaucoup le PTB sur ces questions, ni sur l’immigration, ni sur la laïcité, ni sur le vivre-ensemble, sentant bien là une forme de malaise qui touche fort leur parti.

« Parce qu’on ne nous interroge jamais sur ces questions-là ! », s’énerve Raoul Hedebouw.

En 2014, le Premier ministre sortant Elio Di Rupo avait fait campagne en faveur de Maggie De Block, « une femme très humaine » qui a fermé des places d’accueil pour les damnés de la terre.

Aujourd’hui, le parti d’Elio Di Rupo fait campagne contre Théo Francken, successeur et collègue de Maggie De Block qui veut fermer des places d’accueil.

Le PTB a fait campagne contre Maggie De Block.

Il fait campagne contre son successeur Théo Francken.

Aujourd’hui, le PTB fait campagne contre le gouvernement Di Rupo comme précurseur du gouvernement Michel.

Mais sur l’asile et l’immigration, le PTB ne fait pas campagne contre le gouvernement Michel comme continuateur du gouvernement Di Rupo.

Parce que le PTB sent là une forme de malaise.

« Sur ces sujets, tous les partis de gauche sont mal à l’aise : tu perds toujours des voix et tu n’en gagnes jamais beaucoup. Chez Ecolo, quand on est à 10-12 %, personne ne nous reproche notre ouverture. Mais quand on fait le double, c’est loin de plaire à nos nouveaux électeurs », indique Zoé Genot.

Elle résume tout.

Il y a bien là une forme de malaise. La gauche a peur.

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