Ive Marx © Debby Termonia

« La classe moyenne se lamente, mais elle n’est nulle part servie aussi bien qu’en Belgique »

L’inégalité augmente dans de nombreux pays, mais pas en Belgique. C’est la conclusion étonnante du professeur Ive Marx qui a étudié l’évolution des revenus entre 1985 et 2014. Cependant, il est frappant de constater que notre modèle de concertation sociale ne parvient pas à combler le retard des citoyens non européens dans l’enseignement et sur le marché du travail.

« A rising tide lifts all boats, la marée montante soulève tous les bateaux, disait-on autrefois aux États-Unis », raconte le professeur et spécialiste du marché du travail Ive Marx (Université d’Anvers). « Dans les années soixante, régnait l’idée que si le big business avait le vent en poupe, tout le monde avait le vent en poupe. Aujourd’hui, ce n’est absolument plus le cas. Ces 40 dernières années, 90% de la croissance économique aux États-Unis a bénéficié aux 10% les plus riches. Il n’y a donc que les superriches qui ont profité de la croissance, les autres s’enfoncent. »

Oxford University Press publiera prochainement une grande étude internationale intitulée Inequality and Inclusive Growth in Rich Countries. Marx a écrit le chapitre sur la Belgique avec sa collègue Gerlinde Verbist. Qu’en est-il de l’inégalité dans notre pays ? « Je sais que la plupart des gens pensent qu’en Belgique les inégalités augmentent fortement, mais c’est sous influence de ce que nous voyons en Amérique et ailleurs. Nous sommes le contre-exemple par excellence. Chez nous, la croissance économique a été davantage répartie sur les classes de la population que dans d’autres pays riches. Le monde devrait donc devenir un peu plus belge. »

Les revenus des classes inférieures augmentent-ils davantage que ceux des classes supérieures?

Ive Marx: Nous avons étudié les revenus dans notre pays entre 1985 et 2014 et nous constatons que tout le monde a un peu progressé. En moyenne, la hausse de revenus s’élève à 1,5% par an. Les 20% de revenus les plus faibles progressent même de 2%. Étonnamment, le revenu des 20% les plus riches de notre population a même reculé. Conclusion : exprimé en pourcentage, le revenu des pauvres a augmenté un peu plus que pour le reste de la population. Et les dix dernières années, les revenus de la partie la plus riche de la population diminuent plutôt, ce qui nous rend uniques au monde.

Comment expliquez-vous cela ?

L’une des raisons principales est certainement notre modèle de concertation sociale. Les partenaires sociaux jouent un rôle important dans notre politique socio-économique. Le capitalisme rhénan – qui existait dans de nombreux pays européens il y a des années – s’est effrité partout, sauf chez nous. Les employeurs et les employés signent toujours des CCT, qui établissent les conditions de travail et de salaires qui s’appliquent à la plus grande partie de la population. La Belgique applique également la liaison des salaires à l’index automatique : les salaires suivent l’inflation. Là aussi, nous sommes uniques. Cela a permis aux revenus de toutes les classes de population d’augmenter de manière assez égale.

Notre modèle social ne subit-il pas de plus en plus de pression? La concertation entre employeurs et employés semble de plus en plus difficile.

Ces dernières années, l’état a certainement limité la marge de manoeuvre des partenaires sociaux, par exemple en déterminant la manière de fixer la norme salariale. Le gouvernement Michel l’a encore affûté en 2014. À présent, la norme salariale est si déterminée par les politiques qu’il ne reste qu’une toute petite marge de négociations. D’autre part, les partenaires sociaux peuvent plus facilement parvenir à un accord. Ironiquement, on pourrait dire que la norme salariale a sauvé la concertation sociale en Belgique.

Certains disent que les syndicats veulent surtout conserver les droits acquis.

Il est certain que nos syndicats défendent surtout les gens qui ont déjà un emploi, les « insiders ». Qu’est-ce qu’ils veulent ? De meilleurs salaires, plus de vacances, une sécurité d’emploi. Ils s’attendent à ce que leur syndicat s’en occupe. Et nos syndicats défendent très fort ces intérêts. Mais cela ne profite pas à tout le monde. Notre marché du travail est une forteresse, et c’est bien pour ceux qui se trouvent à l’intérieur, mais moins bien pour ceux qui veulent entrer. Et nos syndicats ne défendent pas ces « outsiders ».

Les syndicats ne défendent-ils pas les couches les plus pauvres de la population ?

On penserait que les syndicats défendent les pauvres, alors que les organisations d’employeurs défendent les riches, mais ce n’est pas le cas. Il est évident que les organisations d’employeurs et d’employés mettent d’autres accents, mais au fond ils défendent tous deux le même groupe : la classe moyenne. Tout comme les hommes politiques d’ailleurs. Tout le monde rampe dans la boue pour dorloter la classe moyenne. Les riches s’occupent bien d’eux-mêmes, et les pauvres ne sont entendus nulle part. Mais dans notre pays, la classe moyenne est planquée. Et c’est un très grand groupe. Quelqu’un fait partie de la classe moyenne si son revenu est situé entre 60 et 200% de la médiane – c’est la valeur médiane de tous les revenus. Cela signifie que toutes les personnes seules qui perçoivent un revenu familial net de 1400 à 3500 euros font partie de la classe moyenne, tout comme toutes les familles de deux enfants qui gagnent entre 2200 et 7200 euros. Ce sont donc les trois quarts de la population belge.

Pourtant, cette classe moyenne se plaint qu’elle doit trinquer pour tout.

La classe moyenne se lamente, mais elle n’est nulle part servie aussi bien qu’en Belgique. Elle se plaint des impôts élevés par exemple, et ceux-ci sont effectivement élevés dans notre pays, mais beaucoup d’argent retourne à cette même classe moyenne. Nous avons un enseignement presque gratuit, des trains bon marché, pas de péages, des soins de santé bon marché, une large offre culturelle lourdement subventionnée et pour laquelle les billets sont avantageux. Nous trouvons tout ça normal, mais quand on regarde au-delà des frontières, on voit que ce n’est pas le cas.

Entre-temps, les jeunes de la classe moyenne se demandent s’ils s’en sortiront aussi bien que leurs parents.

C’est une question légitime. Notre classe moyenne doit la hausse de son niveau de vie en grande partie au fait qu’après la Seconde Guerre mondiale les femmes se sont de plus en plus mises à travailler à l’extérieur. Non seulement les ménages disposent d’un revenu plus élevé, mais le double revenu a également favorisé l’émancipation. C’était donc une bonne chose. Mais c’est incontestable: ce double revenu a également demandé sa part à la classe moyenne: tout le monde a dû lui sacrifier beaucoup de choses. Et si l’on prend en compte des critères objectifs, les jeunes n’ont pas beaucoup de raisons de se plaindre.

Non?

Non, parce qu’aujourd’hui ils ont tous un smartphone, un ordinateur et un abonnement à Netflix et Spotify. Jamais encore, autant de jeunes ont pu partir en vacances si loin. Certains partent faire le tour du monde à vingt ans. Il y a moins de trente ans, tout cela n’était pas possible. Dans beaucoup de maisons, on aménageait les premières salles de bain. Les gens installaient leur premier téléphone. Ils achetaient une télévision en couleurs – imaginez-vous un peu ! Et pour les vacances ils allaient à la côte belge ou camper en France. Entre-temps, on travaille moins, et le nombre de jours de congé a été relevé. Aujourd’hui, les jeunes n’ont pas de raisons de se plaindre. Mais je comprends que ce n’est pas là leur sentiment : ils voient qu’un bout de terrain ou une maison deviennent presque impayables. Ils se demandent s’ils auront une pension convenable. Et s’ils peuvent conserver le niveau de vie actuel. Je comprends, mais s’ils ont étudié, et s’ils trouvent un job pour lequel ils sont prêts à travailler dur, ils n’ont pas beaucoup de raisons de se plaindre.

Mais celui quitte l’école sans diplôme…

Il y a en Belgique moins d’attention pour ceux qui restent sur la touche. Nous comptons 15% de pauvres, et il n’y a pas de quoi être fier. C’est là le grand paradoxe belge : nous sommes un modèle d’égalité, mais celui-ci cache de grands écarts, des ghettos au retard social grave et structurel. Cela devrait bien plus nous inquiéter, car cela représente une menace pour notre société.

Un boulot est-il la meilleure manière de sortir de la pauvreté ?

Il est faux de penser qu’un emploi protège de la pauvreté, car 4% des gens qui ont un emploi vivent tout de même dans le dénuement. Il s’agit alors surtout de parents seuls, généralement des femmes, qui ont des enfants, et travaillent à temps partiel. Le problème, c’est qu’il faut d’abord trouver un travail, et pour certains groupes de population, tels que les migrants ou les personnes peu qualifiées, ce n’est toujours pas facile, malgré la croissance économique et le nombre élevé d’emplois créés ces dernières années.

Comment aider ces migrants et ces personnes peu qualifiées à trouver un emploi?

Nous devons certainement revoir nos salaires les plus bas. Ces derniers sont trop élevés. Comme on l’a dit, peu de pays ont une structure salariale aussi comprimée que la Belgique, mais nous n’avons pas de segment de travail faiblement payé, ou quelqu’un gagne 2000 euros brut pour un travail à temps plein. Dans d’autres pays, les migrants et les personnes peu qualifiées travaillent justement dans ce segment. Aux Pays-Bas, 15% de la population active a un emploi qui lui rapporte ente 1600 et 2000 euros brut, en Allemagne même 18%. Et en Belgique? 4%. Un tel emploi peut pourtant permettre d’accéder à un travail mieux payé, grâce à l’expérience acquise et aux contacts sociaux.

Les indemnités de chômage doivent-elles être limitées dans le temps pour activer plus de personnes ?

Il est vrai que beaucoup de gens trouvent qu’il faut limiter les indemnités de chômage dans le temps. Alors il faut aussi en discuter, car sinon la légitimité de ce système pose problème : les gens voudront-ils continuer à y contribuer ? Mais est-ce que cela permettra à chacun de trouver un emploi ? Bien sûr que non. Le grand désavantage c’est qu’alors les gens disparaissent des radars. Ils ne sont plus activés, ne font plus partie de la société. Est-ce là que nous voulons ?

La pauvreté est-elle uniquement liée au revenu?

La pauvreté n’est pas seulement une question de revenu, mais aussi de ce que font les gens de leur revenu. Et aujourd’hui, les personnes démunies peuvent faire beaucoup moins de leur argent qu’autrefois. Les loyers ont augmenté plus rapidement que l’inflation et donc que leurs indemnités. Il est très difficile d’encore trouver des logements convenables qui soient payables. La pauvreté parmi les allocataires a considérablement augmenté par rapport à il y a vingt ans. La situation de ces gens est vraiment très pénible, indigne d’un État-providence.

La pauvreté disparaîtra-t-elle un jour de Belgique, ou devons-nous apprendre à vivre avec?

La pauvreté ne disparaîtra pas prochainement. Non parce que ce n’est pas possible, mais parce que nous ne voulons pas.

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