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La Belgique peut-elle devenir championne du monde ?

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

La Belgique entame son Mondial ce lundi contre le Panama. Notre petit pays à l’identité floue mise sur ses talents dispersés aux quatre coins du monde pour créer l’exploit en Russie. Mais les statistiques ne lui donnent guère que 4 % de chances, ses lacunes sont criantes et la N-VA ne le soutient guère. Et si le statut d’outsider lui allait bien ?

Les images restent gravées dans la mémoire de tous les supporters des Diables Rouges qui ont connu cette époque. Le 30 juin 1986, des dizaines de milliers de personnes sont rassemblées sur la Grand-Place de Bruxelles et aux alentours pour accueillir l’équipe nationale, de retour d’une épopée triomphale au Mexique, où elle a terminé à la quatrième place après avoir éliminé de haute lutte l’URSS (4-3 en huitièmes), l’Espagne (aux penalties, en quarts) avant d’être sortie par l’Argentine de Maradona. Sur le balcon de l’hôtel de ville, Pfaff, Scifo, Gerets, Vercauteren et les autres fanfaronnent.

C’est la Belgique joyeuse.  » L’enthousiasme et la rigueur vous ont permis de vaincre « , clame le vice-Premier Jean Gol après la qualification pour la demi-finale. Trente ans plus tard, Lionel résume le sentiment général sous une vidéo nostalgique postée sur YouTube :  » Une Belgique unie, une Belgique vivante, une Belgique où il faisait encore bon vivre, une Belgique où le mot « patriotisme » avait encore un sens… Une Belgique où les mots « humain » et « convivialité » étaient des mots du quotidien.  » Autrement, dit, une Belgique qui n’est plus…

« Sur le papier, nous pouvons gagner… »

L’écho de cette aventure mexicaine, vécue au rythme bon enfant du Grand Jojo, résonne de façon particulière à l’heure où débute l’épopée russe (premier match des Diables : le 18 juin). Un exploit certes glorifié, avec le recul. En 1986, l’équipe nationale surprend tout le monde et provoque un enthousiasme d’autant plus intense qu’il est spontané. Cette Belgique-là ne vient pourtant pas de nulle part : elle a atteint la finale de l’Euro en 1980, battue de justesse par l’Allemagne, et ses clubs, Anderlecht et Bruges en tête, multiplient les exploits européens depuis le début des années 1970. Cette performance survient, en outre, dans un contexte plus aisé : le foot n’est pas encore ce gigantesque business qu’il deviendra avec l’explosion des droits télévisés et la création de la Champions League, en 1992. Quant à la Belgique, elle vient à peine d’amorcer son virage vers le fédéralisme, formellement consacré par la révision de la Constitution de 1993. Mexico, en réalité, sonne la fin d’une époque.

Trente-deux ans plus tard, cette génération dorée à son zénith entame le tournoi russe avec la volonté de conquérir le monde. La Belgique dispose en Hazard, De Bruyne, Courtois, Vertonghen et Cie d’extraordinaires talents purs, de joyaux qui font les beaux jours de la Premier League anglaise. Mais une question brûle toutes les lèvres, d’Ostende à Arlon : cette équipe nationale-là réussira-t-elle un jour à conquérir un titre ? De quasi-certitude à son avènement, au début de la décennie, la réponse s’est transformée en tourment après les demi-échecs du Mondial 2014 (élimination par l’Argentine en quarts) et surtout de l’Euro 2016 (élimination, en quarts toujours, par le  » petit  » Pays de Galles). La relation entre les Diables et leurs supporters s’en est ressentie : le retour en catimini après la déception de la Coupe du monde du Brésil ou l’attitude hautaine des joueurs lors d’un match amical en Russie, début 2017 à Sotchi, ont jeté un froid.  » Sur papier, nous avons un bon groupe et nous pourrions gagner cette Coupe du monde en Russie, souligne Jean-Michel De Waele (ULB), qui analyse le football d’un point de vue politique et sociétal. Mais je ne pense pas que les joueurs soient prêts à se transcender. On l’a vu contre le Pays de Galles : la Belgique s’était mobilisée, les supporters s’étaient déplacés en nombre à Lille, mais eux n’ont pas été capables de se faire mal pour leur pays.  »

Des milliers de supporters rassemblés sur la Grand-Place au retour des héros de Mexico 86 : inoubliable !
Des milliers de supporters rassemblés sur la Grand-Place au retour des héros de Mexico 86 : inoubliable ! © PIERRE ACHE /REPORTERS

« Nos Diables Rouges vont dans le mur »

Forcément, les supporters entament cette fois la phase finale avec un mélange réservé d’espoir rentré et de défaitisme exprimé. Seul un joueur, Vincent Kompany, parle ouvertement de devenir champion, en avouant rêver tout haut. Roberto Martinez, ce sélectionneur catalan surmontant les barrières linguistiques belges en parlant anglais, avoue dans un livre, Football 2.0 : How the world’s best play the modern game, que son équipe doit franchir une barrière en termes de mentalité.  » Nous devons apprendre à devenir une équipe conquérante, confie-t-il. Nous disposons d’un talent exceptionnel, mais le talent n’est pas suffisant pour remporter un tournoi majeur.  » Alors, imaginer décrocher la timbale en Russie…  » Les miracles, c’est à Lourdes, ironise Stéphane Pauwels, le toujours controversé mais très cash chroniqueur foot de RTL-TVI, à 7 sur 7. On n’a pas l’équipe pour battre le Brésil. Ce n’est pas parce qu’on a Hazard et De Bruyne qu’on va gagner le Mondial. La Belgique est surévaluée par une partie de la presse. Les fans sont plus réalistes et connaissent nos lacunes.  »

Joachim Grignard, fan de l’équipe nationale, ne s’est pas privé de l’exprimer dans une carte blanche publiée, le 8 juin, par La Libre et largement partagée sur les réseaux sociaux. Titre :  » Cinq raisons pour lesquelles nos Diables Rouges vont dans le mur.  » Il pointe les cinq secteurs pour lesquels, sportivement, la Belgique risque de ne pas être à la hauteur : un trio défensif trop fragile et menacé par les blessures à répétition de Kompany et Vermaelen ; un flanc gauche manquant de poids avec le  » Chinois  » Carrasco ; un Kevin De Bruyne nettement moins flamboyant avec les Diables qu’avec son équipe de Manchester City ; un attaquant de pointe, Lukaku, souffrant d’un complexe d’infériorité face aux grandes équipes ; last but not least, un entraîneur qui est  » à peu près tout ce qu’il ne faut pas pour gagner une Coupe du monde : pas d’expérience, pas d’inventivité et pas de charisme, pas de culture locale « . Dur.  » Ce manque de conviction nationale fait partie de notre belgitude, commente Jean-Michel De Waele. Quand la Belgique s’est retrouvée en tête du classement Fifa, on a prudemment dit que c’était très bien pendant un jour ou deux. Ensuite, on a passé son temps à dire que ce classement était débile.  »

« Le mot d’ordre de la N-VA »

N’est-ce pas finalement le lot d’un pays fédéral, voire déjà confédéral dans certains domaines (dont la mobilité, dixit le ministre MR François Bellot) de ne pas croire en lui-même ? D’autant plus qu’il est dominé par un parti nationaliste flamand gêné par ces succès sportifs teintés d’amour de la patrie. En octobre 2015, lors de la déclaration gouvernementale du Premier ministre, Charles Michel, quand la cheffe de groupe socialiste, Laurette Onkelinx, appelle l’hémicycle à applaudir les Diables au sommet de la hiérarchie mondiale, seule la N-VA s’abstient.  » Parce qu’il s’agit d’un jeu politique tout à fait déplacé « , justifie le chef de groupe nationaliste, Peter De Roover.  » Lors de l’Euro 2016, il y avait un mot d’ordre généralisé au sein de la N-VA pour que leurs élus ne disent pas un mot des Diables Rouges « , témoigne Linda De Win, journaliste à la VRT. Nous pouvons le confirmer, pour l’avoir essayé à l’époque : toute demande d’interview, en ce compris auprès d’un spécialiste  » sport  » du parti de Bart De Wever et Theo Francken, était suspendue, le temps de demander l’autorisation auprès du président en personne, avant d’être refusée. Le football est devenu un sujet politiquement sensible.

Cette identité floue peut-elle expliquer la difficulté pour la Belgique à remporter une grande compétition dans un sport collectif ? Dans son Guide suprême du Mondial 2018, l’hebdomadaire français So Foot a interrogé treize anciens joueurs champions du monde, tous des ténors, de l’Italien Dino Zoff à l’Espagnol Xavi, pour rédiger les dix commandements pour gagner ce tournoi. Il est notamment question d’avoir un groupe soudé, un style de jeu cohérent, un chef, des rituels… Mais aussi  » l’amour du drapeau « .  » Cela peut faire la différence car, en 1974, les Néerlandais étaient aussi forts que nous, explique l’ancien ailier allemand Dieter Herzog. Dans les moments décisifs, il faut se sentir allemand, ça donne une motivation supplémentaire : celle de gagner pour son pays.  » Un sentiment appuyé par le champion du monde français de 1998, Bixente Lizarazu :  » Quand tu gagnes avec le maillot de ton pays, il n’y a rien de plus beau, rien de plus grand.  »

L'amour du drapeau et de l'hymne national, un des dix commandements pour être sacré champion.
L’amour du drapeau et de l’hymne national, un des dix commandements pour être sacré champion.© VINCENT VAN DOORNICK/ISOPIX

« Une équipe d’expatrié »

Notre équipe nationale dispose-t-elle de cette capacité à se battre pour le drapeau ? Pas sûr.  » Il faut que les joueurs soient prêts à mourir pour leur pays, appuie Jean- Michel De Waele. Dans les grandes nations de football, porter le maillot de l’équipe nationale, ça signifie quelque chose. Chez nous, ce n’est pas toujours évident. La majorité des Diables sont des stars à l’étranger, qui n’ont plus beaucoup de contacts avec leur pays. On évoque parfois le manque d’identité nationale d’une équipe métissée, mais une question bien plus importante se pose : que signifie vraiment pour ces expatriés le fait de jouer pour la Belgique ?  » Un souci d’attitude, comme en témoigne la polémique, anecdotique mais révélatrice, sur leur incapacité à chanter la Brabançonne. Qui se pose d’autant plus dès lors que des joueurs comme Witsel ou Carrasco sont partis monnayer leur talent en Chine.  » J’ai déjà ressenti cette fâcheuse impression de voir à l’oeuvre des joueurs actionnant volontiers le frein à main en équipe nationale, pointe le légendaire gardien de but du Standard, Christian Piot, à la DH. J’espère que ce ne sera pas le cas lors de ce Mondial.  »

Reste cette question, inévitable dans le contexte d’un sport où la tricherie n’est malheureusement pas absente : laisserait-on un petit pays comme la Belgique gagner un grand tournoi ? Les anciens Diables, en évoquant les Coupes du monde passées, sont nombreux à dénoncer  » la réputation de Maradona  » qui nous a joué un mauvais tour en 1986, ce penalty non sifflé contre l’Allemagne en 1994 ou le but de Marc Wilmots injustement annulé contre le Brésil en 2002.  » La taille du pays importe peu, ça n’a pas empêché le Danemark, la Grèce ou le Portugal de remporter l’Euro, balaie Pascal Boniface, le professeur de géopolitique mordu de sport. Il peut parfois y avoir des erreurs d’arbitrage manifestes ou des matches truqués mais je ne pense pas que la Belgique soit particulièrement maltraitée. La Belgique championne du monde ? Cela dépend avant tout du talent de ses joueurs. Ils doivent faire mieux qu’en 2014, quand ils ont déçu les espoirs placés en eux.  »

Pour ce Mondial russe, le bureau de statistiques Gracenote donne aux Diables Rouges 4 % de chances de s’imposer, contre 21 % pour le Brésil ou 10 % pour l’Espagne.  » Au fond, tout ça va peut-être finalement nous permettre de relâcher la pression… « , sourit Jean-Michel De Waele. Ça tombe bien : selon les champions du monde interrogés par So Foot, tous affirment que le fait d’être un outsider au début d’une compétition fait partie des atouts pour conquérir le graal. Chiche ?

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