Vues d'avion, les huit grandes ailes du nouveau siège de l'Alliance atlantique, à Haren (Bruxelles). Un projet à 1,1 milliard d'euros, étudié pour rester fonctionnel pendant plus de cinquante ans. © BENOIT DOPPAGNE/Belgaimage

L’OTAN à Bruxelles, histoire secrète d’un siège éjectable

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Trump, Macron et leurs homologues de l’Otan débarquent le 25 mai à Bruxelles pour inaugurer le nouveau QG de l’Alliance. Un siège que la Belgique a failli perdre. Voici comment, en coulisse, on a réussi à éviter un déménagement vers Bonn, Varsovie ou Barcelone.

La pression monte à quelques jours de l’arrivée de Donald Trump à Bruxelles. Les autorités belges et l’Otan achèvent les préparatifs de ce cauchemar sécuritaire et logistique qu’est la  » réunion spéciale  » de l’Alliance, le jeudi 25 mai de l’Ascension, dans le nouveau siège de Haren. A elle seule, la délégation américaine, qui arrivera du Vatican, où Trump aura rencontré, la veille, le pape François, comprendra le Boeing Air Force One, sa doublure et d’autres avions chargés du convoi présidentiel où auront pris place des centaines d’accompagnateurs. Dans la capitale belge, que Trump avait qualifiée, fin janvier 2016, de  » trou à rats  » ( » hellhole « ) où les musulmans ne sont pas parvenus à s’intégrer, le président américain rencontrera Donald Tusk et Jean-Claude Juncker, présidents du Conseil européen et de la Commission. Il retrouvera ensuite ses homologues de l’Otan, dont le nouveau président français Emmanuel Macron, la Première ministre britannique Theresa May et le président turc Recep Tayyip Erdogan.

Concentré sur une demi-journée, le  » sommet  » sera donc avant tout l’occasion de faire connaissance. Mais il y sera aussi question du fonctionnement de l’Alliance, que Trump avait jugée  » obsolète  » durant sa campagne électorale  » parce qu’elle ne s’est pas occupée du terrorisme « , propos qui avait jeté le trouble en Europe. Si l’importance de la relation transatlantique sera soulignée, le successeur de Barack Obama ne manquera pas de pointer une fois de plus du doigt les pays membres qui, selon Washington, ne consentent pas assez d’efforts militaires. Parmi eux, la Belgique, avant-dernière de la classe atlantique : elle consacre à peine 0,91 % de son PIB à la Défense, loin des 2 % requis. Certes, elle peut faire état de sa participation aux raids aériens en Irak et en Syrie, mais la mission des F-16 belges s’achève fin juin, faute de budget.

Devenu président en mai 2007, Nicolas Sarkozy se rend chez la chancelière Angela Merkel pour débloquer le dossier bruxellois.
Devenu président en mai 2007, Nicolas Sarkozy se rend chez la chancelière Angela Merkel pour débloquer le dossier bruxellois.© HORACIO VILLALOBOS/belgaimage

Crise belgo-américaine

La réunion, qui devrait s’achever vers 21 heures, sera précédée, en milieu d’après-midi, des cérémonies d’inauguration du nouveau siège de l’Alliance, bientôt occupé par les quelque 4 500 agents civils et militaires de l’institution. La fin d’une saga à rebondissements. Car les Etats-Unis, qui assument près d’un quart de l’investissement de ce nouveau QG, ont failli faire capoter le projet bruxellois.

Tout commence début 2003, quand le premier gouvernement de Guy Verhofstadt, opposé à l’intervention militaire américaine en Irak, se met à dos l’administration de George W. Bush. En mars de cette année-là, la coalition arc-en-ciel, par la voix de Louis Michel (Affaires étrangères) et celle d’André Flahaut (Défense), clame publiquement que la Belgique refusera le transit de convois militaires américains sur son territoire et le survol du pays par des avions militaires US. Le président du PS, Elio Di Rupo, tient le même langage.

La crise connaît son paroxysme, en juin, lorsque Washington sort l’artillerie lourde contre Bruxelles : Donald Rumsfeld, secrétaire d’Etat à la Défense, prévient que le financement du déménagement du siège de l’Alliance sera gelé  » tant que les Etats-Unis ne seront pas sûrs que la Belgique est un pays hospitalier « . Cible des foudres de l’Oncle Sam : la loi belge de compétence universelle, votée en 1993. Elle permet de poursuivre des crimes de guerre ou contre l’humanité, quels que soient le lieu où ils ont été commis et la nationalité de leurs auteurs. La perspective de voir des responsables civils et militaires américains arrêtés en se rendant à une réunion à Bruxelles ulcère Washington. Pourtant, des plaintes contre George Bush père, pour infractions commises durant la première guerre du Golfe en 1991, et contre le général Tommy Franks, accusé de crimes de guerre pendant la guerre en Irak, ont échoué en justice. De plus, la loi de compétence universelle a été modifiée en avril 2003, permettant à l’exécutif de détourner les plaintes gênantes pour la diplomatie belge.

Cela n’a pas suffi à calmer Rumsfeld.  » Vous, les marchands de chocolats, vous commencez sérieusement à nous emm… « , aurait glissé le  » faucon  » de l’administration Bush, dans un style trumpien avant l’heure.  » Continuez comme cela et on se tire !  » Pour certains spécialistes du dossier, la loi en question n’était qu’un prétexte :  » Les Américains savaient que leurs militaires et responsables politiques en exercice étaient protégés par leur immunité diplomatique, remarque l’un d’eux. Ils ont surtout voulu punir la Belgique, allié remuant qui s’est permis de rallier le camp de la France et de l’Allemagne, pays hostiles à la guerre en Irak.  »

Une  » gabegie totale  »

En 2003, l'ex-Premier ministre Jean-Luc Dehaene fait comprendre à Louis Michel et au gouvernement belge que la Belgique, en froid avec Washington, risque gros.
En 2003, l’ex-Premier ministre Jean-Luc Dehaene fait comprendre à Louis Michel et au gouvernement belge que la Belgique, en froid avec Washington, risque gros. © Jan Van de Vel/Reporters

Les menaces américaines ont fait planer le risque d’une délocalisation du siège vers un pays plus sûr et plus atlantiste. En clair, il s’agissait alors de la Pologne, pays phare de la  » Nouvelle Europe « , pour reprendre la célèbre formule de Rumsfeld. D’autant que l’élargissement de l’Otan, en 1999 et 2004, a déplacé le centre de gravité de l’Alliance vers l’Est. Le Royaume-Uni a ouvertement appuyé la salve américaine contre Bruxelles et la  » Vieille Europe « .

De leur côté, les Allemands ont, dès 2000, estimé que l’édification d’un nouveau siège à Bruxelles était une gabegie totale. A Bonn, des complexes de bureaux sécurisés et prêts à l’emploi – depuis l’installation du gouvernement de l’Allemagne réunifiée à Berlin – pouvaient être mis gratuitement à la disposition de l’Otan, option présentée comme nettement moins coûteuse que le bâtiment pharaonique à faire sortir de terre à Haren. Dix ans plus tard, alors que la Belgique s’apprêtait à faire approuver les adjudications des marchés de construction du futur siège, des notes circulaient encore à l’Otan évoquant la piste d’un déménagement du quartier général de l’Alliance vers l’ancienne capitale de la République fédérale ! Des lobbys allemands, soutenus par les Pays-Bas, tentaient de décrédibiliser l’option belge en faisant valoir l’instabilité politique du Royaume. Surtout, de hauts responsables civils et militaires de l’Alliance plaidaient alors pour une réduction drastique des dépenses de l’organisation.

Barcelone en embuscade

 » La perspective de déménager vers Bonn ou Varsovie n’a jamais séduit grand monde parmi le personnel de l’Alliance, confie un responsable civil de l’Otan. En revanche, les charmes de Barcelone, qui avait des terrains disponibles, auraient pu en séduire beaucoup. Une piste sérieuse.  »

Dans l’ombre, un homme va sonner la fin de la récréation au cours de l’été 2003 : l’ancien Premier ministre Jean-Luc Dehaene (CD&V).  » C’est lui qui est allé voir Louis Michel et consorts et leur a fait comprendre que la Belgique risquait gros, glisse une source politique belge. A cette époque, une autre figure aujourd’hui disparue a fait pression sur les Affaires étrangères pour que la Belgique opère une courbe rentrante face aux Américains : l’ambassadeur Dominique Struye de Swielande, représentant permanent belge auprès de l’Otan.  »

L'ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld (ici en Irak, en 2004) a menacé la Belgique de délocaliser le siège de l'Otan.
L’ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld (ici en Irak, en 2004) a menacé la Belgique de délocaliser le siège de l’Otan.© Reporters

Sarkozy convainc Merkel

Prise dans l’urgence, la première décision du gouvernement  » violet  » Verhofstadt II, le 12 juillet 2003, sera d’abroger la loi de compétence universelle, qui avait servi d’emblème à la  » nouvelle diplomatie belge  » et avait causé tant de tracas au gouvernement. Fin 2004, un contrat est signé entre la Belgique et l’Otan, qui précise les responsabilités des deux parties dans la construction du nouveau siège : l’Alliance renonce à assumer le rôle de maître d’ouvrage, délégué à l’Etat belge, qui désigne le ministère de la Défense comme pilote du projet.

La position de Bruxelles reste néanmoins très fragile jusqu’en 2007. Alors que le bureau d’architectes anglo-saxon SOM et son partenaire belge Assar, vainqueurs du concours international pour la conception du nouveau siège, remettent leurs études d’avant-projet, le feu vert définitif se fait attendre.  » Devenu président de la République française en mai 2007, Nicolas Sarkozy, beaucoup plus « atlantiste » que ses prédécesseurs à l’Elysée, se rend chez la chancelière Angela Merkel et la persuade de débloquer le dossier bruxellois « , se souvient un acteur du projet.

Dans le même temps, les tensions entre Bruxelles et Washington s’apaisent. Dès l’accession du CD&V Yves Leterme au 16, rue de la Loi, au printemps 2008, la Belgique donne aux Américains des gages de bonne volonté  » atlantiste  » : envoi de F-16 belges en Afghanistan, derniers permis nécessaires au chantier Otan accordés… Le projet de nouveau siège peut décoller pour de bon.

Les dates clés

1966 En mars, le général de Gaulle ordonne le retrait de la France du commandement militaire intégré de l’Otan ; en décembre, le siège de l’Alliance quitte Paris pour Bruxelles.

1967 Des bâtiments « provisoires », dont certains en préfabriqué, sont construits à la hâte à Haren, au nord-est de Bruxelles.

1999 L’élargissement de l’Otan à la Pologne, la Hongrie et la République tchèque (et à 7 autres pays de l’Est en 2004) impose un déménagement de son QG ; la Belgique est disposée à offrir un terrain.

2002 La Défense belge met à la disposition de l’Alliance le site Quartier Roi Albert 1er (QRA), situé en face du siège construit en 1967, boulevard Léopold III .

2003 Vainqueurs du concours international d’architecture, le bureau anglo-saxon SOM et son associé belge Assar proposent un QG doté d’un vaste atrium.

2004 La Belgique accepte d’assurer le management de la construction du siège, confié au ministère de la Défense.

2008 La maquette du projet est présentée aux instances dirigeantes de l’Otan.

2010 Le groupe néerlandais BAM et sa filiale belge Interbuild remportent l’appel d’offres pour la construction du bâtiment ; début du chantier en octobre.

2014 BAM réclame un délai supplémentaire pour terminer les travaux et une rallonge de budget.

2016 La Belgique livre le nouveau bâtiment à l’Alliance ; les aménagements se poursuivent.

2017 Le 25 mai, le siège est inauguré en présence, entre autres, de Donald Trump et d’Emmanuel Macron.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire