© Dieter Telemans/ Imagedesk

L’opéra est-il encore un lieu de pouvoir ?

Pierre Jassogne
Pierre Jassogne Journaliste Le Vif/L’Express

Le point commun entre Christophe Lacroix, Françoise Bertieaux, Luc Coene ou Philippe Delusinne ? L’opéra ! Alors, entre élitisme de classe et amour de l’art, nous avons mené l’enquête sur ces passionnés du bel canto.

Les politiques à l’opéra ? Au mieux, une denrée rare. Au pire, des vieux de la vieille. A tel point qu’en coulisses, ça en ferait régulièrement enrager Peter de Caluwe, l’intendant de La Monnaie. « On regrette cette désaffection, mais au niveau politique, les passionnés sont rarissimes. On ne les voit pas, même si nous les invitons pour découvrir le travail réalisé sur scène avec le budget minimaliste à notre disposition… », ironise Luc Coene, vice-président du conseil d’administration de la célèbre institution culturelle bruxelloise.

Parmi ces habitués accidentels, essentiellement francophones d’ailleurs, on cite volontiers Didier Reynders, Armand De Decker et sa femme, Jacqueline Rousseaux, Freddy Thielemans, Françoise Bertieaux… Pas de quoi de faire des loges de l’opéra un lieu de pouvoir, à l’instar des cercles d’affaires ou des loges VIP de football. Pourtant, l’actuelle cheffe de groupe MR au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles a été jusqu’à l’an dernier « ambassadrice » de La Monnaie. Un éminent rôle de soutien pour amener de nouveaux spectateurs prestigieux et mécènes fortunés à l’opéra, mais surtout pour récolter des fonds et dons en tous genres. « C’est La Monnaie qui m’a demandé de jouer ce rôle que j’ai exercé avec plaisir pendant plusieurs années », explique-t-elle. Mais les horaires irréguliers de la vie politique ont amené Françoise Bertieaux à en finir avec cette partition et à redevenir une spectatrice presque comme les autres. « Je ne crois pas qu’il y ait un désintérêt des politiques pour l’opéra, mais je constate surtout que c’est un genre que beaucoup de personnes ne connaissent pas. C’est le cas aussi chez les politiques. C’est vrai que c’est un lieu privilégié, mais loin d’être ‘the place to be’… Si l’on fréquente La Monnaie, c’est d’abord par passion pour l’opéra, pas par calcul. »

A l’inverse de Bruxelles, l’Opéra royal de Wallonie apparaît davantage comme un lieu de pouvoir, surtout pour faire reluire l’image de la Cité ardente auprès de potentiels investisseurs. Rien d’étonnant dès lors à retrouver des personnalités politiques du terroir : Willy Demeyer, Thierry Giet, Philippe Monfils, Jean-Maurice Dehousse ou encore Christine Defraigne. Pour le directeur Stefano Mazzonis, les politiques sont loin d’être une denrée rare. Et il ne va surtout pas s’en plaindre. « A Liège, c’est un public régulier, et même fidèle. Ils sont nombreux à venir sans qu’on les invite. La plupart a un abonnement. Dans les moments difficiles, ils sont toujours prêts à nous soutenir, quitte à oublier la couleur de leur parti. Je l’ai noté depuis mon arrivée. » Il faut dire que le Romain met en place tous les moyens possibles pour que les politiques s’intéressent à l’opéra, quitte à ouvrir son carnet d’adresses pour organiser une soirée privée avec tel ou tel interprète. Stefano Mazzonis l’admet volontiers : « J’apprécie que les politiciens viennent ici, constatent le bon fonctionnement de la maison et surtout voient comment on dépense l’argent public. Mais ça n’en fait pas un lieu de pouvoir. Les politiques n’ont pas besoin de l’opéra pour se montrer… Mais dès que je peux, dès que je connais l’intérêt de tel ou tel pour le bel canto, je l’invite à venir voir ce qui se passe dans nos murs. Tout contribue à la soupe, comme on dit en Italie. »

« Un lieu de plus en plus trendy« 

Willy Demeyer est l’un de ces privilégiés qui a déjà pu bénéficier du « fameux » carnet d’adresses de Stefano Mazzonis. « C’est lui-même qui m’a initié à l’opéra, en m’amenant à des moments d’émotion que je n’avais jamais connus jusque-là, en me présentant des interprètes, des artistes… Stefano Mazzonis a le don de rassembler des personnes de milieux très différents », confie le bourgmestre de Liège qui regrette pourtant de ne pouvoir pas s’y rendre plus souvent. « Quand j’y vais, c’est à l’improviste. Je téléphone et on ajoute une chaise dans la loge royale. » Quant aux décideurs, Willy Demeyer admet qu’il y a d’autres lieux plus utiles pour les rencontrer. « Mais avoir un opéra à Liège est capital. C’est un élément essentiel dans une stratégie globale pour attirer des investisseurs. »

De son côté, si Christine Defraigne est elle aussi une spectatrice régulière, sa passion est, en revanche, née en suivant des chemins de traverse. « Mes pas ont croisé ceux de Jean-Louis Grinda, metteur en scène et ancien directeur de l’Opéra royal de Wallonie. Je dois admettre que j’étais alors totalement béotienne, que je n’y connaissais absolument rien et que je suis entrée dans cet univers par la grande porte avec tout le glamour que cela comporte. » Désormais, après cet écolage sentimental, la présidente du Sénat s’enthousiasme d’être une spectatrice fidèle. « J’ai un abonnement comme n’importe qui. J’évite absolument les mondanités car pour moi, aller au spectacle, c’est d’abord un moment privilégié pour se détendre, pas pour rencontrer du monde. Même si je constate que l’opéra devient de plus en plus un lieu trendy pour certains : d’abord pour tout le rêve et le prestige qu’il représente, puis parfois pour y faire des affaires, rencontrer des clients… »

« Orgasme intellectuel et émotionnel »

S’il y en a un qui refuse de voir du monde quand il se rend à l’opéra, c’est sans conteste l’esthète des esthètes, le ministre wallon du Budget, le socialiste Christophe Lacroix qui ne raterait en aucun cas une représentation à Liège, Bruxelles ou même à Milan. « C’est un plaisir essentiellement hédoniste, et même j’oserais parler d’orgasme intellectuel et émotionnel. L’opéra est consubstantiel à mon être et je ne pense pas que je pourrais vivre sans. Donc quand je me rends à un spectacle, il n’est pas question que je me tape des discours politiques ou économiques à l’interruption, avant ou après une représentation. » Christophe Lacroix est un invité régulier du directeur de l’opéra de Liège, « mais il n’a pas attendu que je sois ministre pour le faire. Stefano Mazzonis sait que j’aime l’opéra, il m’invite pour des rencontres privées avec des artistes prestigieux. Ce sont des cadeaux exceptionnels qu’on n’oublie pas. Je vis ces moments-là comme un enfant. »

En spectateur averti, le ministre wallon admet avoir, par contre, plus de mal à La Monnaie « où l’on est plus dans la représentation avec un public plus mondain, plus guindé. Il y a moins de spontanéité à Bruxelles qu’à Liège. Le niveau de La Monnaie est exceptionnel et j’y ai été rarement déçu. Mais ça reste une convention sociale, une obligation pour se montrer. Ce que je ne retrouve pas à Liège, où même quand on est invité par des industriels, c’est familial et bon enfant. »

Christophe Lacroix se présente lui-même comme un « gardien du temple » et il est l’un des très rares politiques – pour ne pas dire l’unique – à clamer haut et fort dans la presse sa passion pour l’opéra. Ironie du sort, l’autre est nationaliste flamand, un certain Jan Jambon… Pourtant, cet amour immodéré de Christophe Lacroix a été vécu dans sa famille comme une « véritable trahison » pour son milieu d’origine, le milieu ouvrier. « Mes parents considéraient que c’était un passe-temps pour bourgeois. J’avais moi-même l’idée que l’opéra était réservé à une certaine caste. C’est vrai que les codes et les barrières sont encore là. Pourtant, la frontière n’est plus le prix d’une place de spectacle, mais d’abord et avant tout de savoir si on a sa place ou pas à l’opéra parce que c’est un art qui n’est pas fait pour le grand public », reconnaît-il. Quand vous y allez, cela demande forcément un engagement intellectuel qui n’a rien à voir avec la vision d’un film américain ou d’une série de RTL. L’opéra, c’est un moyen de s’émanciper de la société de consommation. » Raison pour laquelle, en tant qu’homme de gauche, il ne voit aucune contradiction dans le fait d’aimer l’opéra et son engagement progressiste : « Le socialisme ne veut pas dire que tout le monde doit se retrouver en troisième classe. »

Quant à cette désaffection politique, Christophe Lacroix la constate chaque jour ou presque puisqu’on le chambre régulièrement sur sa passion lyrique. Il regrette évidemment ce manque d’adhésion, quoi qu’il dise le comprendre. « C’est un peu normal : les politiques sont censés représenter le peuple. Pour eux, l’opéra demeure encore un vecteur d’élitisme et de mondanités. Ce n’est pas comme la loge au football où c’est immédiatement plus accessible à tout le monde. Un homme politique réfléchira à deux fois – au moins – avant de se rendre à l’opéra, aucunement pour aller dans un stade de foot. » Des politiques que l’on verra aussi plus facilement dans les grands festivals se déchaîner sur Iggy Pop plutôt que sur Les noces de Figaro

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