© iStock

L’IVG plaide toujours coupable

Julie Luong

Il y a 25 ans, le 3 avril 1990, le gouvernement belge votait la loi Lallemand-Michielsen dépénalisant partiellement l’interruption volontaire de grossesse. Mais à l’heure où un vent réactionnaire souffle sur l’Europe et où la pénurie de médecins menace, l’IVG demeure plus que jamais environnée de secret et de culpabilité.

Régine est arrivée un peu en avance. Pour justifier son absence au travail en cet après-midi du milieu de semaine, elle a dit « plus ou moins » la vérité : interruption de grossesse, c’est audible. Volontaire, un peu moins. Dépénalisation ou pas de l’IVG, les femmes préfèrent rester discrètes sur ces trois lettres – qu’importe qu’elles aient, comme Régine[1], un mari, trois enfants et presque quarante ans. Dans la salle d’attente du centre Louise Michel, cette grande brune parvient mal à cacher son anxiété. Le souvenir de sa première IVG, réalisée dans un hôpital liégeois, l’a durablement marquée. « La jeune femme médecin m’a dit que je laissais le sale boulot aux autres », a-t-elle raconté la semaine précédente lors de l’entretien préalable avec la psychologue.

Pas question pour Régine de retourner à l’hôpital. En Belgique et contrairement aux pays voisins, l’avortement en milieu hospitalier par un gynécologue n’est d’ailleurs pas la norme : 75 à 80 % des avortements sont pratiqués dans des centres de planning familial par des médecins généralistes. Il existe actuellement 22 centres de ce type en Fédération Wallonie-Bruxelles. Louise Michel fait partie des pionniers ; il est aujourd’hui l’un des trois centres extra-hospitaliers pratiquant l’IVG dans la province de Liège. Installé dans une belle maison de maître, au fond du quartier Saint-Léonard, c’est un lieu accueillant – dédale de couloirs lumineux, plafonds hauts, murs colorés – géré par une équipe presque exclusivement féminine : médecins, psychologues, assistantes sociales.

Dans le cabinet, Régine pose sur la table la boîte contenant le stérilet hormonal qu’elle vient d’acheter à la pharmacie. Il sera, à sa demande, placé directement après son avortement. Sans quoi elle craint de ne jamais revenir, confessant « un vrai problème  » avec les examens gynécologiques. Théoriquement, la pilule était auparavant son moyen de contraception, mais elle explique l’avoir prise de manière désordonnée, puis plus du tout. On pourrait convoquer bien des raisons pour expliquer ce délitement progressif de la contraception dans un parcours de vie : manière implicite de refuser les relations sexuelles dans un couple qui bat de l’aile, manière au contraire de relancer le désir par la prise de risque, incapacité à se prendre en main dans un contexte dépressif, ambivalence enfin quant à un désir de grossesse. Mais comme beaucoup de femmes, Régine estime qu’elle n’a aucune excuse, fustige sa négligence. « Je m’en veux dans le sens où ça ne devrait pas m’arriver, à mon âge… Et voilà que ça m’arrive deux fois en un an », a-t-elle expliqué à l’accueillante. « Je n’arrive pas à m’occuper de moi, de ma santé. Je suis tout le temps surmenée », poursuit celle qui, en marge de son emploi, vient de démarrer une activité d’indépendante et assure tant bien que mal les tâches domestiques. Elle décharge au passage son mari – « trop macho pour le ménage » – avant d’évoquer ses velléités d’entamer une thérapie familiale. « Mais il faudrait faire tellement de choses… », soupire-t-elle. Aux yeux de Régine, une seule chose est claire dans ce maelstrom : l’impossibilité d’accueillir un nouvel enfant dans une famille déjà « complète ». « J’adore les enfants… Seulement là, non, c’est méchant à dire mais je n’en veux plus. »

Si la décision de Régine est sans ambivalence, elle n’en éprouve pas moins une peur panique de la douleur physique. « Vous allez ressentir des sensations que vous ne connaissez pas mais ce n’est pas nécessairement douloureux. Essayez de faire la différence », conseille la psychologue tandis que le médecin procède à l’anesthésie locale. Un avortement par aspiration provoque de petites contractions, souvent comparées à de « grosses règles ». Régine a posé une main sur son ventre, paralysée par le stress jusqu’à la pointe des pieds. La machine s’est mise à ronronner. En tout, l’intervention ne dure pas plus de 15 à 20 minutes. Court mais assez long pour avoir hâte que ça finisse. Après, c’est le silence, le soulagement, une vague envie de pleurer. Régine admet que cela ne lui a pas fait si mal. Dans une heure, elle aura quitté le centre.

Une pénurie annoncée de médecins

« C’est très gratifiant de faire ce métier : une femme vient vous voir avec un problème et vous avez la solution. » C’est ce message que Claudine Mouvet, directrice du centre Louise Michel, voudrait faire passer aux médecins car ceux-ci commencent à manquer à l’appel dans les centres de planning.  » Cet été, trois de nos quatre médecins seront en congé maternité. Nous avons beaucoup de difficultés à trouver des remplaçants. Or, pendant les vacances, il y a déjà un délai habituel de deux à trois semaines avant une consultation », explique-t-elle. Si l’on y ajoute les six jours prévus par la loi entre la première consultation et l’intervention, l’attente peut s’avérer longue – trop longue. En Belgique, le délai maximal pour une IVG est en effet fixé à 12 semaines de grossesse ; au-delà, il faudra faire le voyage jusqu’aux Pays-Bas, qui l’autorisent jusqu’à 22 semaines. Des femmes se font ainsi régulièrement avorter à Maastricht ou à Leyde, voire en Grande-Bretagne, où l’avortement peut être pratiqué jusqu’à 24 semaines. Encore faut-il qu’elles aient les moyens de débourser les quelques centaines d’euros nécessaires là où, en Belgique, le coût à charge de la patiente – pourvu qu’elle soit en ordre de mutuelle – est seulement de 3,40 euros. On estime qu’outre les 18 000 IVG annuelles recensées par la Commission nationale d’évaluation – soit un taux d’avortements de 9 pour 1000 femmes âgées de 15 à 44 ans, l’un des plus faibles au monde -, 3000 femmes belges se font ainsi avortées chaque année à l’étranger.

Si la perspective du manque d’effectifs relève, au centre Louise Michel, d’un ironique concours de circonstances – les grossesses des unes menaçant l’accès à l’IVG des autres -, le risque de pénurie concerne bel et bien l’ensemble du secteur. Le Dr Dominique Roynet, administratrice du GACEPHA (Groupe d’action des centres extra-hospitaliers pratiquant l’avortement) a ainsi plusieurs fois alerté sur la nécessité de préparer la relève, à l’heure où la génération de médecins militants – ceux qui ont pratiqué des avortements dans l’illégalité, qui se sont battus pour la dépénalisation – est en train de partir à la retraite. « Bien sûr que le manque de médecins pourrait créer une menace de fait sur l’accès à l’avortement », estime Corinne Bouüaert, militante de la première heure et enseignante au département de médecine générale de l’ULg. C’est d’ailleurs déjà le cas dans certaines régions : ainsi, le centre de planning familial d’Arlon, agréé depuis 2012 pour pratiquer des IVG, n’a toujours trouvé aucun médecin pour rejoindre ses rangs. « Le sud de la Belgique est beaucoup plus influencé par la religion catholique et par des praticiens qui sortent de l’UCL. Dans les zones où il y a peu de ressources, il règne parfois une ignorance spectaculaire », explique Dominique Roynet, qui officie par ailleurs au centre de planning de Rochefort.

« Certains étudiants sont contre l’IVG, évidemment. Mais il y a aussi beaucoup de jeunes médecins très engagés », tempère Corinne Bouüaert, qui rattache cette pénurie annoncée à une crise plus globale de la médecine générale – et sociale. De fait, les médecins qui officient dans les centres de planning sont souvent ceux que l’on retrouve également au sein des maisons médicales. Des personnalités aux convictions fortes, peu soucieuses d’accroître leurs émoluments. « J’ai toujours voulu faire ça », nous explique une stagiaire de l’ULg, qui a récemment intégré le planning Collectif Contraception de Seraing, perpétuant ainsi l’engagement de son père médecin. « Je suis contente de faire des IVG et je ne vois pas pourquoi j’arrêterais d’en faire un jour », assure pour sa part une médecin fraîchement diplômée du centre Louise Michel.

Manque de formation ou de conviction ?

Malgré cette jeune garde essentiellement féminine – faut-il rappeler qu’aujourd’hui, en Belgique, 74 % des généralistes entre 25 et 29 ans sont des femmes ? – Dominique Roynet, qui a initié il y a presque dix ans une formation spécifique à l’IVG au sein de la faculté de médecine de l’ULB déplore les dérives de la profession. « Un médecin, c’est un être humain formé pour aider d’autres êtres humains. Pas pour s’amuser avec la technologie et gagner beaucoup d’argent », s’enflamme celle qui fut l’assistante de Willy Peers, figure emblématique du combat pour l’avortement, condamné en son temps pour avoir mis fin à la grossesse d’une fillette violée. À son sens, il est clair qu’aujourd’hui, les universités francophones – par désintérêt ou opposition idéologique – n’assument pas leur mission de formation dans ce domaine. « Or il est important de se former de manière structurée : quand on apprend trop vite, sur le tas, il y a un fort risque d’abandon, même chez les mieux intentionnés. »

En janvier dernier, le Ministre de l’enseignement supérieur Jean-Caude Marcourt a interpellé les facultés de médecine à ce sujet. « Nous sommes là pour former des médecins compétents et pleinement responsables, pas pour leur dire ce qu’ils doivent faire », prévient Dominique Vanpee, doyen de la faculté de médecine de l’Université catholique de Louvain. « Nous allons répondre à cette demande en renforçant la formation théorique des médecins sur l’IVG, à travers des cours de déontologie médicale et d’éthique. Par ailleurs, nous permettons déjà des stages à option en plannings mais nous n’avons actuellement pas d’étudiants qui font ce choix. Il faut dire que c’est une pratique peu valorisée, notamment financièrement. Mais à mon sens, cela tient d’abord au manque d’attrait de cette pratique : les jeunes médecins veulent avant tout sauver des vies, non pratiquer des avortements », estime-t-il.

À ce sujet, il faut rappeler que la liberté des médecins est garantie par la loi du 3 avril 1990 qui prévoit une clause de conscience et stipule qu' »aucun médecin, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical n’est tenu de concourir à une interruption de grossesse. » Le fait que les hôpitaux catholiques mobilisent cette clause de conscience à titre collectif est un autre problème : beaucoup de patientes continuent d’ignorer que l’avortement n’y est tout simplement pas pratiqué ou bien sous couvert de « curetage », pour ne pas froisser les conseils d’administration de ces institutions. Toujours est-il qu’en marge de cette clause, le médecin sollicité est tenu d’informer l’intéressée, dès la première visite, de son refus d’intervention. Restent les erreurs d’aiguillage. « Certaines femmes doivent faire un parcours inouï pour trouver réponse à leur demande. Leur généraliste les renvoie souvent vers un gynécologue – alors que ce n’est pas lui qui pratique les IVG – qui les renvoie dans le meilleur des cas vers un centre de planning qui, généralement, ne fait pas d’avortements non plus puisque sur une centaine de plannings, seul un quart fait des IVG », explique Dominique Roynet.

Du reste, dans une Europe confrontée au retour du religieux, la clause de conscience pourrait bien devenir l’obstacle numéro un. En Italie, où l’avortement est autorisé depuis 1978, le ministère de la Santé indique ainsi que 70 à 80 % des médecins invoquent désormais l’objection de conscience pour ne pas pratiquer l’avortement, créant une entrave de fait à ce qu’autorise la loi. Le doyen de la faculté de médecine de l’UCL se défend pour sa part d’une quelconque prise de position idéologique – « certains s’imaginent encore que parce qu’on est à Louvain, on fait la prière avant les cours ! « , ironise-t-il -, tout en soulignant la nécessité qu’il y aurait selon lui à déplacer le débat. « Il est peut-être plus important de sensibiliser les jeunes médecins à la nécessité de parler de la contraception avec leurs patientes car l’IVG n’est pas banale et n’a pas à être banalisée. »

La détresse est ailleurs

Qu’on se rassure : la banalisation est encore loin d’être la règle. Du haut de ses 23 ans, Samia, visage de poupée et pieds en dedans dans ses baskets, s’accuse comme ses aînées de n’avoir plus l’âge de commettre ce genre d’erreurs. « Je ne suis plus une enfant. J’aurais dû m’abstenir d’avoir des relations sexuelles le temps de me faire poser un implant », raconte-t-elle à l’accueillante. « Et puis je suis musulmane donc pour moi, avorter c’est tuer. » Comme Régine, sa culpabilité est d’autant plus grande qu’elle a subi une première IVG il y a seulement quelques mois. « Avant, je jugeais les filles qui avortaient ». À l’instar de la plupart des femmes qui défilent au Centre Louise Michel, Samia est venue seule. Son compagnon est au courant mais « ne comprend rien » : d’ailleurs, explique-t-elle, elle n’a aucune intention de faire sa vie avec lui. À la question de savoir pourquoi, Samia oppose d’abord un silence, puis le couperet : cet homme est violent. Elle a déjà porté plainte. Sans suite pour l’instant. Mais elle va partir, embraie-t-elle. D’abord rassembler l’argent, puis quitter la ville, seul moyen de lui échapper.

Ce fait connu, la manière qu’a la jeune femme de plaider coupable concernant son supposé manque de tempérance semble définitivement hors de propos. Lors de l’examen médical, elle tremble comme une feuille à l’approche du spéculum. « Les relations non consenties laissent des traces. Il faut partir tant qu’il est temps », lui glisse la jeune médecin. Parce qu’elle redoute toute intervention gynécologique, Samia optera pour une IVG par Myphégine, alternative à l’aspiration. Réservée aux grossesses de moins de sept semaines, cette méthode médicamenteuse permet de stopper le développement de l’embryon pour ensuite l’expulser par voie naturelle, un processus assimilable à une fausse-couche. « Est-ce qu’on voit quelque chose ? » : Samia l’ignore mais cette question, toutes les femmes la posent. Vont-elles devoir recueillir dans une cuvette l’un de ces minuscules bébés que mettent en scène les affiches des pro-vie ? En vérité, elles ne verront rien : seulement un petit sac gris enrobé de sang. Et surtout, la plupart ne regarderont pas.

Des opposants très connectés

Derrière le tabou de l’IVG, d’autres tabous donc. Celui de la violence faite aux femmes sous le vernis de relations prétendument consenties mais aussi celui de leur pouvoir : pouvoir de vie et de mort, devant lequel tremble une Europe marquée par le retour du religieux et des conservatismes. « Mais nous avons toujours été là ! », répond Monique de Thysebaert lorsque nous la rencontrons dans les bureaux défraîchis de l’asbl namuroise Chemin de vie, fondée en 1991 dans le sillage de l’opposition de l’église catholique à l’IVG. L’association, qui se targue de vouloir apporter une alternative aux femmes enceintes, a utilisé pendant plusieurs années l’appellation de « planning familial » avant mise en demeure. « Nous dérangeons, on veut nous faire taire », tempête Monique de Thysebaert, seule membre rescapée de l’association. Comme d’autres groupuscules « pour le droit à la vie » – qui récusent le qualificatif de « pro-life », trop associé aux méthodes violentes de leurs homologues américains – Chemin de vie a donc dû se rabattre sur la distribution de feuillets dans les églises mais surtout sur Internet, où prospère la propagande anti-IVG sous couvert d’informations neutres et objectives. « C’est vrai, notre site est très bien référencé », se félicite Monique de Thysebaert.

« La vie humaine commence dès la fécondation. D’ailleurs, le stérilet et certaines pilules empêchent la nidation. Ils sont donc abortifs puisque la vie est déjà là. Le seul moyen de contraception qui soit sûr à 100% est l’abstinence totale. » Les positions de cette « mère au foyer » comme elle aime à se définir ont le mérite d’être claires : contraception et avortement, c’est toujours à son sens la même infraction envers la sacro-sainte nature. « Avorter après un viol ? Moi, je dis : pourquoi rajouter de la violence à la violence ? », embraie-t-elle. D’ailleurs, Monique de Thysebaert en est persuadée : les femmes qui avortent agissent en majorité sous la contrainte, que celle-ci soit exercée par leur compagnon, leurs parents… ou les centres de planning familial et leur odieuse propagande en faveur de l’IVG.

Ces militants « pour le droit à la vie » savent leur opinion minoritaire : ils n’en sont pas pour autant inoffensifs. Leurs relais au niveau européen sont importants, notamment via la puissante Fédération Pro Europa christiana. C’est aux nouvelles méthodes revues et corrigées de ces lobbies religieux – rhétorique moins agressive, campagne massive d’e-mails auprès des eurodéputés, présence sur les réseaux sociaux – que l’on peut d’ailleurs imputer en grande partie le rejet fin 2013 du rapport Estrela, qui prônait un accès pour toutes les femmes européennes à la contraception et à des services d’avortement sûrs. « Bien sûr qu’il y a encore des avortements clandestins, y compris en Belgique », explique Pierre Verbeeren, directeur général de Médecins du Monde, qui vient d’appeler une nouvelle fois les institutions de l’EU à garantir l’accès sans réserve à l’interruption de grossesse. Femmes migrantes, exploitées, isolées, cantonnées à la sphère domestique et peu éduquées : les plus vulnérables sont aussi les premières cibles des lobbies religieux. « L’éducation sexuelle ne doit pas se faire auprès des seuls adolescents ; elle est aussi nécessaire dans toute une frange de la population adulte », estime encore Pierre Verbeeren dont les équipes se rendent régulièrement dans les lieux de culte bruxellois pour informer les femmes sur les méthodes contraceptives.

L’écran de fumée du syndrome post-abortif

Carine Brochier signe de nombreux articles mis en ligne par Chemin de vie. C’est aussi elle – le monde est petit – qui nous reçoit dans les luxueux locaux de l’Institut Européen de Bioéthique, non loin de la place Royale. Autant ne pas se fier à ce nom pompeux : l’IEB est d’abord et avant tout un think tank d’opposants à l’avortement et à l’euthanasie dont le comité d’honneur rassemble des personnalités comme Albert Guigui, Grand Rabbin de Bruxelles et le Frère René Stockman, Supérieur Général des Frères de la Charité. Quelques nobles et des académiques issus d’universités catholiques complètent les listes. Sourire figé et vocable artificiellement « cool », Carine Brochier salue dès l’entame le combat féministe pour mieux en souligner les « dérapages » : « En intégrant l’avortement dans le combat féministe, on s’est complètement trompé », n’hésite-t-elle pas à expliquer. « Quand il y a une relation d’amour entre un homme et une femme, il y a un enfantement. La nature l’a voulu ainsi. Mais dans une société où l’on banalise les relations d’un soir et où l’on jette la femme comme un Kleenex, c’est encore l’homme qui s’en sort bien avec cette dépénalisation ! », poursuit-elle, non contente de retourner le raisonnement, et sans que l’idée d’un désir propre à la femme ne semble même l’effleurer.

Car ces militants « pour le droit à la vie » tiennent à le démontrer : ce qui leur importe n’est pas tant la survie du foetus que le bien-être des femmes. À les entendre, les véritables féministes de l’histoire, ce sont eux ! Leur argument principal réside ainsi dans le syndrome post-abortif (Post-Abortion Syndrome) : les femmes qui ont avorté souffriraient d’un mal-être persistant, de troubles dépressifs, de tristesse irrémédiable pouvant se manifester 10, 20 ou 30 ans après un avortement. Bien que largement controversé et non reconnu par la communauté scientifique, ce supposé syndrome continue de hanter les sites des anti-IVG, aux États-Unis comme en Europe, masquant une cause de mal-être pour le coup avérée : la culpabilisation massive des femmes. « La vraie question, c’est celle-ci : pourquoi les femmes continuent-elles à se sentir gênées, coupables, honteuses quand elles ont eu recours à un avortement ? », assène Dominique Roynet.

Une liberté entamée

Les difficultés psychiques engendrées par les maternités qui aboutissent ? Les opposants à l’IVG ne vous en parleront pas. C’est pourtant l’expérience de la maternité qui a décidé Claire, 28 ans, à avorter. Cette discrète puéricultrice – « on ne peut pas dire que je n’aime pas les enfants » – a traversé une grave dépression post-partum après son premier accouchement, jusqu’à la tentative de suicide. Aujourd’hui, elle va mieux mais elle sait son équilibre fragile. « Je ne pourrais pas à nouveau prendre ce risque, je ne le supporterai pas », confie-t-elle lors de l’accueil IVG au centre Louise Michel. Mais c’est Laure, regard impénétrable derrière ses lunettes, qui incarne sans doute pour les anti-IVG le cas le plus impardonnable. Cette universitaire bientôt diplômée explique avoir trompé son compagnon avec qui elle essaie d’avoir un enfant : elle craint aujourd’hui être enceinte de son amant. « Je ne veux pas prendre le risque d’une grossesse qui ne soit pas de mon compagnon », explique-t-elle. Et que dire de Sylvie, 24 ans, qui veut avorter pour ne pas mettre en danger la réussite de son année en école d’infirmières ? Et que penser encore de Louise, qui n’a jamais voulu d’enfant et se retrouve, à 39 ans, enceinte d’un ancien amant alors qu’elle envisageait de devenir mère porteuse pour un couple d’amis homosexuels ?

Ainsi va la vie dans les centres de planning où les femmes les plus dissemblables défilent avec autant d’histoires singulières, compliquées, bancales, banales. Mais ici, leurs raisons sont « toujours les bonnes ». Leur « situation de détresse », telle que mentionnée par loi, toujours reconnue. Aucune de ces femmes n’avait prévu d’avorter un jour ; beaucoup d’entre elles étaient « contre » l’avortement. En Belgique, leur liberté – y compris celle d’agir à l’encontre de leurs propres convictions – est encore garantie. Mais la propagation d’un discours religieux qui ne dit plus son nom, la subordination de l’égalité hommes-femmes à de douteux préceptes naturels, le désengagement partiel du corps médical sur ces problématiques sont autant d’entames insidieuses à cette liberté. 25 ans après, la vigilance est à nouveau de mise.

IVG et statut du foetus

Entre autres facteurs, on peut relier la remise en cause par certains du droit à l’avortement aux avancées médicales qui permettent non seulement d’avoir des images toujours plus précoces et précises du foetus grâce à l’imagerie mais aussi de sauver toujours plus de grands prématurés. Ainsi la limite qui sépare le foetus « tumoral » comme le nomme le sociologue Luc Boltanski et le bébé potentiel apparaît comme toujours plus floue.

Aujourd’hui, tout foetus de plus de 180 jours (5 mois), qu’il soit né viable, non viable ou mort-né doit faire l’objet d’une déclaration de naissance.

En revanche, le foetus de moins de 180 jours, s’il est non viable ou mort-né, ne doit pas faire l’objet d’une déclaration de naissance auprès de l’administration communale : il n’a donc pas d’existence sur le plan civil, pas de prénom et sa naissance ne donne pas lieu à l’ouverture de droits particuliers. Certains militent aujourd’hui pour l’ouverture du statut juridique à ces foetus de moins de 5 mois, revendication perçue par de nombreuses associations comme une porte ouverte à la remise en cause de l’IVG

Parallèlement, il existe déjà aujourd’hui en Belgique un droit de sépulture – inhumation ou incinération – pour les foetus (entre le 106e et le 180e jour de grossesse).

[1] Les prénoms ont été modifiés.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire