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L’incroyable histoire d’une loge dans un camp allemand

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

De novembre 1943 à mars 1944, quelques francs-maçons belges créent la loge Liberté Chérie dans l’enceinte même du camp de concentration d’Esterwegen. Elle connaîtra un destin tragique. Voici leur histoire, racontée par le dernier survivant, Franz Bridoux.

C’est un camp de la mort lente. Pas de chambres à gaz à Esterwegen, mais un camp de concentration, isolé en territoire allemand de l’Emsland, en Basse-Saxe, où s’entassent les prisonniers classés « NN », des déportés condamnés à « disparaître dans la nuit et le brouillard » (d’où l’appellation Nacht und Nebel), dans un isolement total. Tout contact avec l’extérieur leur est interdit et toute trace de leur destin doit être effacée : personne ne doit jamais savoir ce qu’ils sont devenus, et les tombes ne portent pas les noms des défunts. « Régulièrement, des camarades étaient emmenés pour être jugés. On ne les revit plus », raconte Franz Bridoux, déporté à l’âge de 18 ans à Esterwegen, et qui a choisi Le Vif/L’Express pour raconter l’histoire méconnue de la loge Liberté Chérie. Il était aux côtés des francs-maçons lors de la création, à son insu, de cette loge – à l’époque, il ne l’était pas encore. A 90 ans, il est le dernier témoin de cette extraordinaire histoire.

En mai 1943, dans la sordide baraque n°6, une centaine d’hommes sont reclus sur 500 mètres carrés. Parmi eux, les fondateurs de la future loge Liberté Chérie. Ils sont quatre : arrêtés quelques mois plus tôt par la Gestapo pour espionnage et aide à l’ennemi. Avant Esterwegen, ils sont passés par une prison de Bochum, dans la Ruhr. Franz Rochat, 35 ans, pharmacien, Jean Sugg, 46 ans, représentant de commerce, et Guy Hannecart, 40 ans, avocat, trois « frères » bruxellois, tous initiés aux Amis Philanthropes et résistants actifs. S’y trouve également Paul Hanson, magistrat liégeois, 54 ans, initié devant les frères de la loge Hiram, lui aussi au service de la Résistance. « Ils n’ont guère tâtonné pour se reconnaître et s’assurer que cette appartenance ne faisait aucun doute », explique Franz Bridoux. Les quatre maîtres maçons, troisième grade maçonnique après celui d’apprenti et de compagnon, se regroupent ainsi à une même table, la 3.

Au bloc 6, au fond du dortoir, chaque dimanche matin, les catholiques – largement majoritaires – célèbrent clandestinement la messe. Durant l’office, les non-catholiques et les non-croyants, beaucoup moins nombreux, servent de paravent et font le guet. Ils se tiennent près de la fenêtre pour signaler l’arrivée éventuelle d’un geôlier. Tandis que d’autres assurent la garde près de la porte d’entrée. En cas d’alerte, l’un des surveillants crie « 22 » et le sobriquet du gardien. La messe est alors interrompue et tout le monde vaque à ses occupations. « Grâce à la messe, un premier tri s’était déjà opéré parmi les prisonniers. Et dans le petit groupe de non-croyants, au bout d’un certain nombre de semaines, les francs-maçons ont eu l’occasion de se reconnaître plus aisément… », relate Fernand Erauw, seul initié de la loge Liberté Chérie. Alors que le dimanche matin les catholiques sont à l’office, les frères en profitent pour se réunir à l’abri des regards, dans le séjour. Ils créent ainsi un « cercle fraternel ».

Après le printemps 1943, les arrivées se succèdent à Esterwegen, essentiellement de Belgique – 80 % des déportés sont Belges, auxquels s’ajoutent des Français et quelques Néerlandais. A l’automne, aux quatre frères se joint Luc Somerhausen, 40 ans, journaliste, juif, communiste et initié à la loge bruxelloise Action et Solidarité. Il est bien connu dans les milieux maçons, puisqu’il occupe une position dans la hiérarchie du Grand Orient de Belgique. A la baraque, il s’installe tout naturellement à la table 3. Joseph Degueldre, 39 ans, médecin, membre de la loge verviétoise Le Travail, arrive avec un groupe de l’Armée secrète, mouvement armé de la Résistance intérieure belge. Lui, reste très discret : ses compagnons ignorent qu’il est maçon. Mais de temps en temps, quand ses camarades sont à la messe, il quitte sa table pour participer à une réunion avec ses frères. Un septième maçon arrive enfin au bloc 6 : Amédée Miclotte, 41 ans, professeur de philosophie, arrêté pour espionnage.

A l’intérieur du baraquement, ils sont donc sept maîtres. Le nombre qui permet de transformer le cercle fraternel en une loge « juste et parfaite ». C’est Luc Somerhausen qui connaît le mieux la procédure à suivre. Il rédige donc, dans le plus grand secret, les statuts (très simplifiés) et choisit le nom de Liberté Chérie. La cérémonie d’ouverture a lieu dans le « séjour », fin novembre 1943. Paul Hanson est élu vénérable maître. « Les catholiques étaient au courant que les non-croyants organisaient des réunions entre eux pendant la messe. Mais les non-croyants qui restaient présents dans le séjour pendant que les francs-maçons y étaient en travaux ne savaient pas qu’une loge avait été créée », assure Franz Bridoux.

Liberté Chérie. Une loge maçonnique dans un camp de concentration, par Pierre Verhas, Editions Labor, 62 pages.

La suite du récit dans Le Vif/L’Express de cette semaine

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