Paul Furlan (PS) : le motif de sa démission n'aurait sans doute pas été soulevé il y a trente ans. © DENIS CLOSON/ISOPIX

L’homme politique : le temps de la traque

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

L’homo politicus au pilori. On ne lui pardonne plus d’être impuissant, on le somme d’autant plus de se montrer transparent et intègre. Que l' »Incorruptible » lève le doigt…

Cumulards, parvenus, peut-être bien malhonnêtes, et soiffards avec ça. Il était temps d’éteindre ce nouveau foyer d’incendie par un geste fort. La chope ou le vin à l’oeil sur le lieu de travail ? Ter-mi-né ! Désormais, le député fédéral déboursera s’il veut se rincer le gosier à la buvette du Parlement. La gratuité commençait à faire jaser. Le bureau de la Chambre a vite tranché, après enquête : avec une moyenne mensuelle de trois verres de bière et de deux verres de vin enfilés par député, pas de quoi décréter la prohibition. Sans être banni, l’alcool servi aux élus du peuple devient payant.

Que va-t-il encore leur rester ? On s’en prend à leur cumul de fonctions. On les oblige à déclarer mandats et patrimoine. On contrôle leurs dépenses électorales. On surveille leur présence au boulot. On leur interdit de s’enrichir sans limites. On s’attaque même au droit d’être payé à ne rien faire. Petits ou grands, les privilèges des élus du peuple s’envolent. Non sans grincements de dents et vains combats retardateurs. La régénération des moeurs politiques poursuit sa longue marche. Jusque dans le souci du détail.

 » Pourquoi devrais-je martyriser mes méninges à commenter ce genre de stupidités comme la fin de l’alcool gratuit à la Chambre ? Le voilà donc, le triomphe de la démocratie ! Que les médias soulèvent encore des sujets aussi juteux en prétendant parler au nom de l’opinion publique, et l’on finira par hériter d’un Trump au pouvoir.  » Louis Tobback, le cap des 80 ans en vue, monte toujours aussi vite dans les tours. Replié sur l’hôtel de ville de Louvain, l’ex-poids lourd du socialisme flamand apprécie avec recul la vigueur de l’oeuvre de salubrité publique en cours.

Robespierre,
Robespierre, « l’Incorruptible » :  » Je veux être pauvre pour n’être pas malheureux.  » Des amateurs ?© HEINZ-DIETER FALKENSTEIN/BELGAIMAGE

Tout savoir. Ne plus rien laisser passer. Le mandataire politique était déjà tombé de son piédestal. Le voilà mis à nu, aux prises comme jamais avec l’obsession du temps : la bonne gouvernance publique, l’éthique en politique. Peut-être croyait-il un peu vite s’être racheté une conduite en se résignant, au fil du temps, à une liberté de plus en plus surveillée :  » On a beaucoup moralisé la vie politique, c’est indubitable depuis les années 1960 et 1970. A cette époque, le motif qui a poussé le ministre Paul Furlan à démissionner n’aurait même pas été soulevé « , observe le politologue Pascal Delwit (ULB). Aujourd’hui, la maîtrise laxiste d’un cabinet ministériel peut suffire à devoir prendre la porte.

Hommes et femmes politiques de petite vertu ?

Nul besoin de verser dans l’illégalité pour qu’un siège éjectable soit actionné. Tout est affaire d' » éthiquement discutable « . La discipline n’a rien d’une science exacte.  » Ne pas aller à l’église au début du siècle précédent était une faute d’éthique. Cela ne l’est plus aujourd’hui. L’éthique, par définition, varie dans le temps « , philosophait un ministre nommé Paul Furlan (PS), bien avant de s’effacer sous une  » pression médiatique  » insoutenable.

 » La mise sur le pavois des principes d’éthique politique répond à un réflexe de méfiance à l’égard du monde politique « , explique John Pitseys, chargé de recherches au Crisp. Les temps sont durs ? Ils doivent l’être, a fortiori, pour ceux qui gouvernent. Moins les élites politiques détiennent les véritables leviers du pouvoir, moins on leur pardonne leurs écarts.  » Le sentiment grandit que les responsables politiques, quelle que soit leur honnêteté, sont incapables d’infléchir substantiellement la marche du monde et de nous rendre un avenir « , commente le sociologue Alain Eraly (ULB).

Impuissant, soit. Mais au moins, transparent et exemplaire. La feuille de route de l’homme politique est toute tracée. Les chiens de garde sont à l’affût. Jamais la force de frappe médiatique n’a été technologiquement aussi bien outillée pour traquer estompements de la norme, conflits d’intérêts et frasques en tous genres commis par tout détenteur d’une parcelle de puissance publique.

Tout converge pour que l’étau se resserre. Alain Eraly énumère :  » La transparence, la reddition des comptes, la participation des citoyens, le rôle des médias : tout cela contribue à étaler et à centrer l’attention publique sur les déficiences du politique, les privilèges dont bénéficient les élus, les trafics d’influence et les dérives propres à ce monde social. D’où une défiance fabriquée par le système démocratique lui-même.  » Le discrédit dépasse les brebis galeuses.

Où s’arrêtera l’opération  » mains propres  » ?

La soif de transparence vise désormais l’excellence. Encore que Louis Tobback ait des doutes :  » Dites plutôt : quête de sensationnel. Les médias commerciaux cherchent à vendre, ni plus ni moins que l’industrie du porno. Mais quand la fille se déshabille, elle ne devient pas un gage de transparence pour autant.  » Pas de faux espoirs :  » Plus de transparence ne rendra pas la politique plus efficace. Réclamer des représentants qu’ils soient plus moraux, attendre d’eux plus d’éthique, ne changera pas le fonctionnement même du système « , tempère John Pitseys.

La soif de transparence vise désormais l’excellence

L’appétit des médias et des internautes vient en mangeant. Or, la fringale ne paraît jamais apaisée.  » Plus on sait, plus on croit qu’on ne sait pas. Et plus on réalise ce qui nous échappe « , enchaîne John Pitseys. Ce qui engendre frustration et colère. La presse, le  » quatrième pouvoir « , fait son travail, poussé sinon débordé par un cinquième pouvoir en pleine ascension : la nébuleuse des réseaux sociaux, formidable machine à débusquer et à amplifier les pots aux roses, à exhumer sur les pages personnelles de Facebook les traces d’un passé devenu embarrassant. Pour le meilleur et pour le pire.

 » On assiste sur les réseaux sociaux à des formes d’intentions malveillantes qui changent radicalement les conditions de l’exercice d’un mandat public. Nous sommes entrés dans une phase imprévisible où tout doit être reproché, tout doit être mal. Il faut en prendre acte « , expose Pascal Delwit.

La politique en arrive à s’assumer parfois comme une maladie un peu honteuse. Sans aller jusqu’à raser les murs, des élus hésitent à exhiber encore certains privilèges. Herman De Croo (Open VLD), ex-ministre et ancien président de la Chambre aujourd’hui député régional flamand, un demi-siècle de vie politique au compteur, mesure le repli :  » Jadis, les députés étaient fiers d’apposer sur leur véhicule la plaque d’immatriculation P réservée aux parlementaires. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus nombreux à opter pour le macaron plus discret, collé sur le pare-brise.  »

Le smartphone est partout, mieux vaut éviter les prises de risque. La voiture d’un bourgmestre prise en infraction de stationnement, le député pincé pour état d’ébriété au volant, la blague graveleuse d’un élu : repéré, l’écart de conduite se répand comme une traînée de poudre sur le Net, la Toile s’enflamme, le présumé coupable est dans la nasse.

Louis Tobback (SP.A), bourgmestre de Louvain :
Louis Tobback (SP.A), bourgmestre de Louvain : « Le voilà donc, le triomphe de la démocratie ! » © REPORTERS

 » Pourquoi tant de haine ? « , s’interroge plus d’un mandataire public.  » Les gens aiment à se regarder comme les victimes d’un ordre injuste. Et si vous vous risquez à souligner la difficulté du travail politique, vous risquez même d’essuyer une forme de dépit :  » Tu ne vas pas les plaindre en plus !  » Beaucoup de responsables politiques ne méritent absolument pas le sort qui leur est fait, ils sont pris dans une crise qui les pousse dans un rôle de bouc émissaire, de réceptacle des frustrations et des inquiétudes « , prolonge Alain Eraly.

 » L’exercice de la fonction politique pourrait devenir invivable  »

Le monde politique tente de passer entre les gouttes.  » Personne ne se lève pour réagir à toute cette démagogie « , peste Louis Tobback. Pascal Delwit ose une suggestion :  » Que le monde politique se reconnecte à la réalité. J’ai du mal à m’expliquer que certains n’arrivent toujours pas à prendre conscience de certains problèmes que posent des comportements ou le rapport à l’argent.  »

A 79 ans, Herman De Croo se dit partant pour relever le défi :  » Je suis le seul homme politique à avoir montré ma feuille d’impôt lors d’une émission télévisée. Je n’ai aucune objection à ce que ma déclaration fiscale soit publiée sur le site du Moniteur belge, pour autant que toutes les personnes obligées de déclarer mandats et patrimoine en fassent autant.  » Cette concession au devoir de transparence pourrait ne pas combler les plus suspicieux.  » Si la vérité ne suffit pas à calmer les soupçons des gens, je les emm… Je ne suis pas là pour faire de l’exhibitionnisme ou me déculotter intégralement !  »

Gare. La pénibilité de la profession pourrait en faire  » un métier en pénurie « .  » Un réel péril guette l’exercice de la fonction politique, qui risque de devenir invivable. De nombreux mandataires, particulièrement au niveau local, confient ne plus vouloir endurer un tel traitement et hésitent à poursuivre dans cette carrière. Il ne faut pas exclure un mouvement de désaffection au sein de la classe politique « , appuie Pascal Delwit.  » Quoi qu’on fasse, on gagnera toujours trop d’argent, on aura toujours trop de privilèges. On finira par provoquer une fuite de cerveaux en politique « , confiait un jour un député au Vif/L’Express.

Paul Vanden Boeynants, monstre sacré de la politique belge des sixties et des seventies et incarnation des liaisons dangereuses entre la politique et le business, en faisait sa ligne de défense. VDB avait prévenu :  » Quand les dégoûtés seront partis, il ne restera plus que les dégoûtants.  » A moins que n’émergent les plus vertueux, les purs. Ils ne courent pas forcément les rues. Et tiennent rarement la distance. L’histoire ne retient qu’un  » Incorruptible « , un géant de la Révolution française, jamais pris en défaut d’avoir usurpé la flatteuse épithète. En butte aux  » parvenus  » de son époque, Maximilien Robespierre indiquait le cap :  » Les grandes richesses corrompent et ceux qui les possèdent et ceux qui les envient. Je veux être pauvre pour n’être pas malheureux.  » Il en a littéralement perdu la tête, après avoir aidé à en faire tomber bien d’autres sous le  » rasoir national « . Des amateurs ?

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