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« L’homme politique est toujours dans l’ambiguïté »

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Le politologue Jérôme Jamin (ULg) analyse le côté obscur des luttes de pouvoir. Une constante : en politique, les manipulations s’avèrent souvent payantes.

Le Vif/L’Express : Pour triompher sur la scène politique, faut-il être un as de la manipulation ?

Jérôme Jamin : Il est impossible de s’adonner à la politique sans faire des calculs et sans échafauder des stratégies, ce qui peut impliquer de la manipulation. Pourquoi ? Une explication forte réside dans le fait qu’un homme politique doit certes avoir des objectifs et les mettre en oeuvre, mais aussi « exister », survivre, s’imposer comme un acteur de pouvoir. Ce deuxième volet, personne n’aime en parler car il renvoie à la pure conquête du pouvoir pour le pouvoir.

« On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment », a écrit le cardinal de Retz, qui s’est opposé à Louis XIV et à Mazarin.

C’est tout le drame du métier d’homme politique. Sa justification première, c’est de s’impliquer pour la société, dans le but de changer les choses. Mais pour y arriver, il faut des stratégies de pouvoir, afin de peser suffisamment sur le jeu politique. Voilà pourquoi l’homme politique est toujours dans une ambiguïté. Agit-il pour accroître son pouvoir personnel ou pour améliorer la société ? Là-dessus, il n’est jamais très clair. Pourtant, il est normal de penser à sa propre carrière, ne fût-ce que pour réaliser des choses. On ne peut pas déplacer des montagnes si on est incapable d’actionner des leviers, si on n’a pas des amis dans l’administration, dans les médias, dans le business, dans le monde culturel… Tout ça se construit lentement. D’où une dose d’ambiguïté nécessaire, pour éviter qu’on vous reproche de penser plus à vous qu’à la société.

Qui dit ambiguïté, dit manipulation des électeurs ?

Jean Gol, l’ancien leader des libéraux francophones, disait : la politique, c’est l’art de décevoir. Par définition, un homme politique ne peut jamais faire ce qu’il promet. Et donc, il s’agit d’arriver à décevoir tout en faisant en sorte que les gens continuent à voter pour vous. Si vous décevez mal, on ne votera plus pour vous. Si vous décevez bien, vous serez réélu.

Faut-il condamner ce cynisme ?

Non, non. Le cynisme, c’est simplement être un peu léger par rapport à certaines choses. On a des normes, des valeurs, des idéaux, et tout cela cogne en permanence contre le réel. Et donc, en étant cynique, vous sélectionnez les sujets qui vous touchent et ceux au-dessus desquels vous passez sans vous émouvoir. En politique, ce ne sont pas les plus gentils ou les plus honnêtes qui réussissent. Ce ne sont pas forcément les plus méchants non plus… Mais pour survivre, il faut accepter que les mauvais gagnent et que les bons perdent, que ceux qui n’ont aucune valeur détrônent ceux qui ont des convictions. Si on n’est pas cynique face à ça, on prend tout sur soi, et on finit alcoolique, dépressif ou suicidé.

Dans le monde politique belge, qui sont selon vous les maîtres de la manipulation ?

Elio Di Rupo, Joëlle Milquet et Didier Reynders sont tous les trois très emblématiques de cet art de la manipulation. S’ils sont encore là aujourd’hui, c’est uniquement parce qu’ils ont su survivre aux coups, continuer à se lever le matin et avancer, malgré les couleuvres, les défaites électorales, les peaux de banane, les tentatives de les abattre. Quand on dit que ce sont des bêtes politiques, ce n’est pas du tout injurieux. Ce sont des individus qui consacrent leur vie à 100 % aux jeux de pouvoir.

L’entretien intégral dans Le Vif/L’Express de cette semaine. Avec

– La série House of cards véhicule une vision très cynique de la politique américaine. Les manipulations sont-elles plus fréquentes aux Etats-Unis qu’en Belgique ?

Le Prince, de Machiavel, reste un classique, cinq siècles après sa parution. Parce que c’est un parfait manuel de manipulation politique ?

– Les médias sont-ils instrumentalisés à des fins de manipulation politique ?

– Dans le monde politique belge, qui ne recourt pas à la manipulation ?

– Le dossier spécial : « Les manipulateurs : savoir les repérer et comment s’en protéger »

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