Peter Mertens

L’escroquerie du tax shift et SwissLeaks : c’est toujours le 1 % qui en profite

Peter Mertens Président du PTB

SwissLeaks n’a rien d’une affaire marginale. Il s’agit d’un problème crucial qui, une fois de plus, met au grand jour l’inégalité structurelle dans notre société. En effet, il existe une couche supérieure qui empoche presque tout et à laquelle on ne touche pas, et c’est précisément pour s’adresser à cette couche supérieure qu’a démarré la discussion sur un tax shift. Que ce tax shift soit désormais ramené à une augmentation de la TVA, voilà qui est vraiment un coup tordu et pour le moins fort de café

Un célèbre adage populaire dit que nous sommes tous égaux devant la loi, mais que certains sont plus égaux que d’autres. Voilà ce que nous confirme à nouveau l’affaire du SwissLeaks. Prenons Omega Diamonds, société spécialisée dans le commerce illégal du diamant. En six ans environ, la firme a acheminé en Belgique pour au moins 2 milliards d’euros de diamants depuis le Congo et l’Angola, en passant par Dubaï, Israël et la Suisse. La firme a dissimulé ses bénéfices faramineux au fisc au moyen de techniques hyper sophistiquées et a commis des faux en écriture à grande échelle. Malgré un dossier de fraude de 2 milliards d’euros, le géant du diamant s’en est tiré, à l’été 2013, avec une amende d’à peine 160 millions d’euros, grâce à la loi sur l’arrangement à l’amiable (la transaction pénale). « Le premier et principal chef d’ inculpation est l’organisation criminelle, expliquait à l’époque l’avocat Jos Vander Velpen. Et il s’agit d’une organisation criminelle hors catégorie, si je puis dire. Jamais dans mon existence, je n’aurais imaginé que le ministère public allait conclure un arrangement avec une organisation criminelle de cette envergure. »

SwissLeaks n’a rien d’un phénomène marginal, cela concerne les plus grandes banques et les plus grosses fortunes

Aujourd’hui, nous apprenons que tous les suspects dans et autour de l’affaire Omega Diamonds sont également cités dans SwissLeaks. Et Omega Diamonds n’est pas seul, d’autres suspects des milieux diamantaires anversois sont également cités. De notre pays, ce sont certainement 6,26 milliards de dollars qui sont passés par la banque suisse HBSC. Exempts d’impôts, car la banque aidait ses clients à conserver l’anonymat. Il ne s’agit pas ici de criminalité marginale : cela concerne les plus grandes banques et les plus grosses fortunes du monde, qui s’entraident afin d’escroquer les autorités. On est dans la mentalité du « entre nous, on se connaît, on se donne des coups de main… ». Entre autres, cela signifie que nos États passent une fois de plus à côté de millions et de millions d’euros d’impôts. Un montant bien plus élevé que toutes les économies sur les maisons de repos, les transports publics et les mouvements de jeunesse mises ensemble. Non, vraiment, on ne peut qualifier cette sorte de fraude de marginale.

Le lobby diamantaire anversois bénéficie également de soutien politique. En 2010, un certain Jan Jambon (N-VA) créait le fameux « Club du diamant », dans les murs mêmes du Parlement, pour mieux soutenir le monde diamantaire. Pas de problème… jusqu’au moment où il s’est avéré, au cours de la précédente législature, que les hommes politiques du Club du diamant avaient introduit une proposition de loi visant à rendre quasi impossible la saisie de diamants en cas d’enquête sur la fraude fiscale. La proposition de loi avait été signée par des parlementaires anversois du CD&V, de l’Open VLD, de la N-VA et du sp.a ; mais également par le cdH et le MR. Après de sévères critiques émanant de la justice, le texte n’avait finalement pas été voté. Le Club du diamant a toutefois applaudi quand la loi sur l’arrangement à l’amiable a été élargie pour devenir ce qui est aujourd’hui la loi de transaction pénale. C’est cette même loi qui a finalement permis à Omega Diamonds de conclure un arrangement avec le fisc particulièrement avantageux. Une chose évidemment absolument impossible pour une banale amende SAC ou une contravention de stationnement.

225 ans après la Révolution française : démocratie et cadastre des fortunes

Après la Révolution française de 1789, un cadastre des fortunes a été introduit. Pour les jeunes révolutionnaires français qui avaient instauré le nouveau régime, un cadastre des fortunes était une première mesure essentielle de démocratie afin de savoir, de manière claire et transparente, comment la fortune était répartie dans la société. C’est entre autres sur ces données cadastrales que Thomas Piketty appuie son étude historique, Le Capital au XXIe siècle. Un seul pays n’apparaît toutefois pas dans son livre : la Belgique. Non pas que Piketty ait voulu l’omettre, mais tout simplement parce que, dans notre pays, les mesures démocratiques élémentaires pour lever le secret bancaire et introduire un cadastre des fortunes ont toujours été contrées. Ici, quand il s’agit de répartition de la fortune, nous vivons toujours un peu sous l’Ancien Régime.

Un cadastre des fortunes et la levée du secret bancaire devraient être les deux premières mesures de tout secrétaire d’État à la Lutte contre la fraude. Deux cent vingt-cinq ans après la Révolution française, il commence à être temps. L’establishment s’y est toujours opposé, entre autres sous prétexte que ce serait techniquement impossible. Absurde, déclarait le 19 décembre 2014 Luc Coene, le gouverneur de la Banque Nationale : « Un cadastre des fortunes est relativement simple. Bon nombre de ces données, comme les immobiliers et les actifs financiers, sont déjà connues de divers services de l’État. Techniquement, avec les actuelles technologies de l’information, il n’est pas difficile de rassembler ces données. » Qu’attend alors encore ce gouvernement

Bart De Wever : « Le fait qu’il existe une caste qui ne paie rien est un problème de perception »

Le scandale LuxLeaks a été révélé le 6 novembre 2014, le jour où, à Bruxelles, 120.000 personnes manifestaient contre la politique de crise du gouvernement Michel. Pendant des mois, l’impôt sur les fortunes a dominé la discussion politique belge. Ce n’est pas illogique, puisque les nouveaux gouvernements fédéral et flamand vont chercher la majeure partie de leurs économies du côté des salariés, des allocataires et des petits indépendants. L’appel s’est donc amplifié pour qu’on prenne une fois pour toutes le taureau par les cornes, qu’on s’attaque vraiment à la fraude fiscale et qu’on instaure un impôt sur les fortunes.

Entre-temps, il y a eu les OffschoreLeaks puis les LuxLeaks, et, aujourd’hui, voici les SwissLeaks. Et, chaque fois, on annonce à grands cris que, cette fois, on va vraiment prendre des mesures. Et on attend toujours Godot… Ce n’est pas un hasard, car, un mois à peine après chaque tempête, tout semble bien moins grave qu’on ne le croyait. LuxLeaks était à peine refroidi que, le 4 décembre, Bart De Wever racontait à l’émission Terzake : « Il y a une sorte de perception selon laquelle il existe une caste qui ne paie rien. C’est un problème de perception, et non la réalité, car nous prenons des mesures. » Un problème de perception ? Ben voyons !

Une boîte d’allumettes pour les uns, un gratte-ciel pour les autres

Le mois dernier, Oxfam révélait que, d’ici peu, le 1% des gens les plus riches de la planète allait posséder plus que le 99% des autres. C’est du jamais vu dans l’histoire de l’homo sapiens sapiens, qui a quand même plus de 100.000 ans au compteur. L’an prochain, 1% de la planète possédera plus de richesses que tous les autres habitants de la Terre réunis.

La couche supérieure des plus riches est constituée des UHNWI, de ultra-high-net-worth-individuals (les individus à la valeur nette extrêmement élevée). En abrégé, les « ultras » : les personnes avec une fortune personnelle de plus de 25 millions d’euros. Ces dernières années, ce club d’élite des ultras, qui représente quelque 200.000 personnes, soit à peine 0,004%, a vu sa fortune croître de plus de 10% par an. Selon le récent rapport annuel de l’organisation Wealth-X et du gestionnaire des fortunes UBS, la Belgique compte elle-même 870 « ultras ». On estime qu’ils possèdent ensemble une fortune de 84 milliards d’euros, c’est-à-dire une fortune moyenne de 96 millions d’euros pour chaque « ultra » belge.

Le noyau des ultras est à peine de 80 personnes. Ces 80 personnes possèdent aujourd’hui autant de richesse que les 3,5 milliards de gens les plus pauvres sur terre, révèle le rapport d’Oxfam. La différence a pris une telle ampleur qu’on peut encore à peine la visualiser sur un graphique. Pour représenter une partie de ce graphique, celle comprenant ces 80 personnes, il ne faut pas plus que la taille d’une boîte d’allumettes. Pour visualiser l’autre partie, les 3,5 milliards d’humains, le plus grand des gratte-ciel belges ne suffit pas. Question de « perception », ça peut compter…

« Il s’agit d’inégalités vertigineuses », écrit Oxfam. Pour s’attaquer à ces inégalités, il nous faut un impôt sur les fortunes. Pas un impôt sur les bénéfices des fortunes ou d’autres nouveaux impôts sur le revenu, mais un véritable impôt sur la détention de fortune. C’est la seule mesure qui puisse faire quelque peu refluer cette inégalité vertigineuse. Cette revendication constitue aussi le point central du livre de Thomas Piketty, une étude très approfondie qui mérite d’être lue au lieu d’être citée à tort et à travers.

La grande escroquerie du tax shift

Mais pas question d’un tax shift (déplacement de taxe) dans ce sens-là, déclarait ce week-end notre ministre des Finances Johan Van Overtveldt dans De Tijd. Pour lui, le tax shift doit se faire en premier lieu vers des augmentations de la TVA. De la sorte, les super-nantis disparaissent une fois de plus du paysage. Il n’y a rien à faire, a affirmé Van Overtveldt. Les roses se fanent, les bateaux s’en vont, mais les assujettis à la TVA, eux, restent. Dans le langage de Van Overtveldt, c’est : « On peut organiser une petite fête une fois, mais la fois suivante, le capital s’en va. »

Une politique qui épargne les super-riches

Et ainsi l’impôt sur les fortunes, qui a dominé pendant des mois le débat politique, est tout à fait enterré. Et c’est aussi ainsi que la chose s’est muée en politique officielle. Au 1% des plus riches, on ne touchera pas. Les économies et les taxes supplémentaires, c’est pour les 99% restants. Le CD&V a eu beau encore protester officiellement – il semble que cela soit devenu une sorte de rituel au sein du nouveau gouvernement -, mais, depuis, il est retourné dormir avec la promesse qu’il y aurait sans doute l’une ou l’autre taxe symbolique sur l’un ou l’autre revenu du capital.

La quadrature du cercle : faire payer le tax shift par la classe ouvrièr

Lors de l’émission De Zevende Dag, Van Overtveldt a répété et précisé ses propos : « Je n’ai pas plaidé en faveur d’une augmentation de la TVA comme d’un chèque en blanc. Je n’ai voulu donner que les grandes lignes du tax shift. » Van Overtveldt a ensuite sorti de sa manche un échantillon de première classe de cadre politique. « Les syndicats veulent limiter le tax shift aux fortunes », a dit le ministre. Le limiter aux fortunes ? C’est précisément de cela qu’il s’agit. Dans cet insolent plan d’austérité du gouvernement, c’est le monde du travail qui assume la quasi-totalité des efforts, alors que le capital échappe à tous les coups. En effet, un impôt sur les fortunes se concentre sur les 2% des Belges les plus riches, ce qui ne les privera certainement pas d’une tartine. Les grandes lignes que Van Overtveldt veut imposer au débat se limitent à ceux qui, aujourd’hui, fournissent déjà la plupart des efforts.

Les augmentations de TVA touchent surtout les revenus les plus bas

En effet, les augmentations de la TVA touchent tout le monde. En outre, elles viennent s’ajouter à des économies que le simple citoyen doit déjà encaisser aujourd’hui. Le saut d’index, le coût encore accru des transports publics, de l’enseignement, des loisirs et de la culture, de l’assurance-soins, les frais d’avocat plus chers (désormais augmentés de 21 % de TVA, comme on sait), et l’augmentation du prix de l’énergie. En ce qui concerne le revenu disponible, les augmentations de TVA touchent surtout les revenus les plus bas. Certains prétendent que ce ne serait pas le cas en ce qui concerne les dépenses, mais c’est un faux débat. La question principale reste que, avec son tax shift, le gouvernement veut une fois de plus faire payer la classe des travailleurs. C’est la quadrature du cercle. La question essentielle reste de savoir comment nous allons nous en prendre au capital dormant des hyper-nantis pour l’investir dans la société. Ici, c’est un véritable tax shift du monde du travail vers le monde du capital.

85 % des Belges veulent une taxe des millionnaires

De la grande enquête sur l’inégalité publiée par Knack début décembre, il ressortait que 78% des Belges estimaient que les économies n’étaient « pas équitablement réparties ». 85% de la population estime que le gouvernement doit faire davantage pour s’en prendre à l’inégalité. La proposition qui bénéficie de la base la plus large est le prélèvement d’un impôt sur la part des fortunes excédant le million d’euros. D’après l’enquête de Knack, pas moins de 85% de nos compatriotes soutiennent une telle proposition de taxe des millionnaires.

Il existe déjà un impôt sur le transfert de fortune : les droits d’enregistrement lors de l’achat d’une maison et les droits de succession lors d’un décès. Mais cet impôt sur le transfert touche bien sûr à peu près tout le monde. Et il existe aussi un impôt sur les revenus de la fortune, le précompte immobilier et mobilier. Ce n’est pas un impôt sur la fortune, mais un impôt sur le revenu. Il touche l’épargnant et non pas le millionnaire qui place son argent dans des produits financiers plus sophistiqués échappant à toute imposition.

Un impôt ciblé

Nous avons besoin d’un impôt sur la fortune, un impôt sur la détention de fortune. Et qui touche uniquement les super-riches, et non pas d’un impôt qui touche 10% ou plus de la population. Pas un nouvel impôt sur des gens qui, par leur travail acharné, ont pu économiser de bric et de broc un pécule ou qui ont hérité d’une maison de leurs parents ou grands-parents. Un impôt ciblé visant les 2% les plus riches, telle est la proposition de la taxe des millionnaires. C’est un impôt sur la partie de la fortune qui dépasse le million d’euros, avec exemption pour la première maison à concurrence d’un demi-million d’euros. Annuellement, cette taxe des millionnaires peut rapporter jusqu’à 8 milliards d’euros.

Les deux arguments les plus mauvais contre la taxe des millionnaires

Pour contrer la taxe des millionnaires, ce sont toujours les mêmes arguments qui sont ressortis. Le premier argument, c’est l’absence de cadastre des fortunes, cadastre nécessaire à l’établissement d’un tel impôt. J’ai mentionné plus haut comment Luc Coene en personne explique qu’il est « relativement aisé » d’introduire cette mesure. C’est surtout une question de volonté politique. L’économiste Paul De Grauwe l’avait déjà souligné auparavant : il est faux de prétendre qu’il ne peut y avoir d’impôt sur la fortune parce qu’il n’existe pas de cadastre des fortunes. Ce qui est vrai, c’est qu’on ne veut pas introduire de cadastre des fortunes parce qu’on ne veut pas entendre parler d’un impôt sur la fortune.

Un deuxième argument sans cesse avancé est la fuite des capitaux. Récemment encore régnait la plus grande confusion possible sur la suppression de la taxe des riches en France. Une confusion que l’on n’utilisait que trop volontiers, politiquement. En France, le 1er janvier 2015, la taxe de 75% sur les revenus les plus élevés a été supprimée. Cette taxe était inefficace, complexe, ne rapportait pratiquement rien et était surtout symbolique. On ne peut avoir de meilleur argument contre une taxe élevée et symbolique sur les revenus. Entre-temps, chez nos voisins du sud, l’impôt sur les fortunes, lui, existe toujours bel et bien : c’est « l’impôt de solidarité sur les fortunes », en abrégé l’ISF. Cet ISF existe depuis longtemps, il ne vise que les fortunes les plus élevées et rapporte annuellement quelque 4 milliards d’euros.

L’expérience française nous enseigne que la fuite des capitaux face à l’ISF est pour ainsi dire négligeable. Depuis l’an 2000, trois mille capitalistes ont quitté la France – soit 0,53% de tous ceux qui sont soumis à l’ISF. En d’autres termes, 99,47% des contribuables continuent à payer cet impôt de solidarité et à alimenter ainsi les caisses de l’État. Un rapport du Sénat français le confirme : « L’argument concernant une perte de capital pour la France est non fondé, car les investissements de ces contribuables (leurs entreprises) ne sont pas liés à leur lieu de domiciliation. » Tels sont les faits qui, chaque fois, sont à nouveau niés par les adversaires de l’impôt sur la fortune.

Pour réduire les allocations, appliquer le saut d’index, augmenter les tarifs des bus, des trams et des trains, on n’hésite pas ou très peu. En revanche, quand il s’agit d’un impôt sur la fortune, toutes les obstructions, tous les atermoiements et autres empêchements parlementaires sont alors brandis afin de ne pas passer aux actes. Tant que ce gouvernement sera accroché aux ficelles du 1 % des super-nantis, et tant que le Premier ministre de l’ombre prétendra qu’il ne s’agit que d’un problème de perception, certains seront toujours « plus égaux que d’autres ». Il semble de plus en plus que seules de nouvelles actions sociales pourront faire changer cette situation.

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