Victor Dauginet © Debby Termonia

L’avocat fiscaliste Victor Dauginet: « Moi non plus, je ne sais plus remplir ma déclaration d’impôts »

Michel Vandersmissen
Michel Vandersmissen Journaliste pour Knack

Dès que les fonctionnaires sont nommés politiquement, il n’y a plus moyen de mener une politique sensée, déclare Victor Dauginet. Âgé de 67 ans, l’avocat cède son bureau à la concurrence et s’installe à la Costa Blanca pour écrire une chronique sur ses 40 ans d’expérience dans le monde fiscal. « Si demain, les politiques ne veulent plus que l’herbe dépasse les 10 centimètres, ils lèveront un impôt. »

Qu’est-ce qui vous a attiré dans la fraude fiscale?

Victor Dauginet: Au début, la plupart des dossiers n’avaient rien à avoir avec la fraude. Mes clients étaient uniquement des entreprises pour qui je traitais des affaires fiscales techniques. Par exemple, je conseillais les multinationales sur le traitement fiscal de leurs experts. Mais au milieu des années nonante, j’ai eu tout à coup énormément de clients KBLux, des centaines. C’était le bouche à oreille, dans certains milieux on parlait beaucoup des problèmes d’argent noir.

Quel rôle ont joué les banques dans les tentatives d’échapper au fisc belge?

Les banques conseillaient aux gens d’aller encaisser leurs coupons au Luxembourg, pour bénéficier d’intérêts exempts d’impôts. À cette époque, c’était une pratique tout à fait ordinaire. Toutes les banques conseillaient à leurs clients d’ouvrir un compte en banque au Luxembourg, commercialement c’était intéressant pour elles. Et ces comptes recevaient des noms de code que le client pouvait choisir dans un gros livre qui contenait des villes du monde entier, Leningrad ou Budapest. Il ne s’agissait donc pas de fraudeurs uniques, mais d’un système organisé.

C’était un sport national d’échapper au fisc belge.

Vous pouvez le dire. Pratiquement tout le monde le faisait. Je me rappelle que je devais prononcer une conférence à Roulers sur invitation d’une banque. Elle avait loué la plus grande salle de la ville, et elle était remplie à craquer. Il y avait plus de mille personnes ! C’était inimaginable. Il y avait toutes sortes de gens. Après la conférence, ils se faufilaient vers moi et me chuchotaient ce qu’ils avaient sur le coeur : 50 000 francs dans une banque au Luxembourg qu’il n’avait jamais déclarés. J’ai même eu un moine comme client.

Qu’est-ce que vous conseilliez à ces gens?

À ceux qui avaient 50 000 francs je disais que le danger était infime, mais aux autres, je demandais de me faire confiance et de raconter leur histoire. Ensuite, je leur disais ce que je ferais à leur place. Mon conseil était toujours le même : jouez cartes sur table avec l’état et déclarez tout.

Et si les gens voulaient faire passer de l’argent en Suisse ou vers un autre paradis fiscal exotique?

Alors, je leur rappelais que la Terre est ronde et que tôt ou tard ils rencontreraient un contrôleur. J’ai toujours déconseillé ce genre de pratiques et j’ai eu raison : voyez tout ce qui a remonté avec les Panama Papers. Le filet se ferme lentement sur le monde.

C’est alors que vous avez commencé à oeuvrer pour l’instauration d’une forme d’amnistie fiscale.

J’ai été confronté à tant de cas individuels d’argent noir que je trouvais qu’il fallait une approche structurelle et j’ai été en parlé aux politiques. En 2003 à Didier Reyners, le ministre des Finances de l’époque, mais aussi à Jan Coene et Freddy Willockx, les spécialistes fiscaux des socialistes. Nous avions presque un accord : les actions au porteur, qui ne comportaient pas de nom, disparaîtraient en échange d’amnistie fiscale. Mais le gouvernement est tombé, le thème a continué à couver et j’ai demandé à la commission Finances du Sénat d’expliquer mes propositions d’amnistie. À ce moment-là, le sénateur Johan Weyts (CV&V) avait écrit une courte proposition de loi. Celle-ci ne comptait pas grand-chose de plus que « tous ceux qui ont fraudé doivent bénéficier d’une amnistie ». (ricanements) Du coup, ils m’ont demandé un texte un peu plus professionnel et j’ai été directement impliqué dans la préparation de La Déclaration libératoire unique (DLU). J’ai établi une liste des choses à faire et à ne pas faire. Quand les positions des partis politiques ont fuité dans les médias, j’ai vu qu’ils étaient contre ma liste. Du coup, j’ai renoncé à ma tâche.

Finalement, il y a eu une Déclaration libératoire unique : les pécheurs fiscaux pouvaient régulariser leurs économies étrangères et outre les impôts dus ils devaient payer une amende de seulement 9%.

Et si vous investissiez cet argent dans l’économie belge, ce montant ne s’élevait qu’à 6%! Je trouvais ces amendes beaucoup trop faibles, l’état belge a manqué des milliards. Mais bon, ces tarifs étaient le résultat d’un compromis politique.

Plus de fraudeurs se déclareraient-ils si les amendes étaient plus faibles?

Je pense qu’entre-temps tout le monde s’est présenté. Chacun sait que cacher de l’argent noir en Suisse et au Luxembourg n’est plus possible. Et le reste du monde suivra. J’ai eu une famille riche qui hésitait entre l’amnistie fiscale ou un déménagement en Suisse dans une de ses villas à Genève. Je pense qu’elle a choisi la dernière option.

Est-il possible d’éliminer l’économie noire?

Il y aura toujours une petite économie noire. Je pense au travail en noir dans l’horeca, la construction, un plombier que vous payez en noir, ou l’achat d’une maison dont on paie une partie en dessous de la table. Je ne crois pas que tout cela disparaîtra rapidement. Même si c’est blâmable du point de vue éthique et juridique, sur le plan économique un peu d’économie noire n’est pas malsain.

Pourquoi?

On ne peut investir cet argent noir, il n’y a plus aucune banque qui l’accepte. Vous êtes donc obligé de le dépenser. 90% de cet argent est dépensé en Belgique. Comme la consommation y trouve son compte, un peu d’économie noire n’est pas une mauvaise chose.

Mais à grande échelle, on fait toujours partir de l’argent à l’étranger pour échapper au fisc?

Oui, même s’il y a évidemment les multinationales qui concluent des rulings avec les autorités, ce qui fait qu’en pratique elles paient peu d’impôts. À mes yeux, les règles fiscales conclues par ces pays et ces multinationales sont inacceptables sur le plan éthique. Au fond, ces pays se volent de l’argent entre eux. Les Pays-Bas à nous, nous à la France, etc. Et c’est malhonnête vis-à-vis des plus petites entreprises qui ne réussissent pas à obtenir un ruling. L’Europe a raison d’objecter contre les rulings que la Belgique a conclus avec des entreprises comme AB Inbev, Atlas Copco et British Petroleum.

C’est le président du PTB Peter Mertens qui a indiqué que grâce à ces rulings les multinationales paient peu ou pas d’impôts dans notre pays.

J’ai lu son dernier livre « Graailand » (NDLR : qu’on pourrait traduire par « Le pays des grappilleurs »). Celui-ci contient beaucoup de choses sensées, même si son ton n’est pas toujours le bon. Ce Peter Mertens est quelqu’un d’intelligent. Cependant, il faut s’attaquer à ces pratiques abusives à l’échelle mondiale, la Belgique ne peut pas le faire toute seule.

Voteriez-vous pour quelqu’un comme Peter Mertens?

Je préfère ne pas révéler pour qui je vais voter. Peter Mertens et son collègue Raoul Hedebouw font apparaître des éléments qui sinon resteraient cachés, et c’est une bonne chose. C’est pourquoi j’ai de la sympathie pour eux.

Que penseront vos collègues en lisant que vous éprouvez de la sympathie pour des gens d’un parti d’extrême gauche tel que le PTB ?

Cela ne m’intéresse pas du tout.

Que pensez-vous de notre système fiscal?

Il est évidemment beaucoup trop compliqué. Prenez l’impôt sur les personnes. Quand j’ai commencé, il fallait remplir 20 rubriques, maintenant il y a 885 codes. Je ne peux plus suivre et je ne remplis plus ma déclaration. Et pourquoi avons-nous tant de rubriques ? Parce que toutes sortes de groupes de pression ont bénéficié de postes de déduction pour leur base et parce que dans ce pays ils veulent tout interdire ou favoriser à coup d’impôts. Si demain les politiciens ne veulent pas que l’herbe ne dépasse pas les 10 centimètres, ils lèveront un impôt.

Les Finances sont-elles incapables de mener une politique sensée ?

En Belgique, il est impossible de mener une politique sensée et ce n’est pas uniquement le cas des Finances. Pourquoi pas ? Parce que chaque ministre doit recomposer son cabinet. Cela ne fonctionne pas, cela empêche d’avoir une continuité dans la politique. Et pourquoi chaque ministre compose-t-il son cabinet ? Parce qu’il ne fait pas confiance à son administration. Et pourquoi ne fait-il pas confiance à son administration ? Parce qu’elle nomme des gens qui appartiennent à un parti politique. Par exemple, j’éprouve beaucoup de sympathie et de respect pour le président du SPF Finances, Hans D’Hondt, mais il est clair qu’il est étiqueté CD&V. Si le ministre des Finances vient du CD&V c’est bien, mais que faire si le ministre des Finances appartient à un autre parti ? On ne voit pas cette politisation des administrations aux Pays-Bas, au Royaume-Uni ou en Allemagne. C’est un mal typiquement belge qui fait qu’il est très difficile de mener une politique sensée dans notre pays.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire