© Belga

L’avocat du diable: Sven Mary peut-il vraiment faire libérer Abdeslam pour vice de procédure?

Muriel Lefevre

Un document officiel qui n’est pas dans la bonne langue peut-il fait vraiment faire capoter le procès de Salah Abdeslam? Ce qui a tout d’une blague belge laisse de nombreux journalistes étrangers perplexes.

Hier, Sven Mary a plaidé, de manière très technique, l’irrecevabilité des poursuites à l’encontre de son client. Selon le pénaliste, il y a eu violation de l’article 12 de la loi sur l’emploi des langues en matière judiciaire lors de l’instruction.

Le 16 mars 2016 – le lendemain de la fusillade sur la rue du Dries à Forest – le procureur fédéral réclame un juge d’instruction en néerlandais. Parce que le doyen des juges d’instruction spécialisé dans le terrorisme à Bruxelles est d’origine néerlandophone. Patrick De Coster va ensuite renvoyer le dossier, en français, à deux autres juges d’instruction francophones. Pour Sven Mary, il s’agit là d’un vice de procédure qui devait conduire à l’abandon des poursuites et à la libération de son client. Ce n’est pas juridiquement similaire à un acquittement, parce que le juge ne se prononce pas sur le fond de l’affaire.

Le parquet fédéral et les parties civiles ne sont pas d’accord. Pour ces derniers, le fait de réclamer un juge d’instruction n’est pas un acte d’enquête – et donc pas une décision judiciaire – de sorte que la législation linguistique ne s’applique pas. Il appartient désormais au juge de juger l’erreur de procédure. Une décision est attendue pour le 29 mars.

« Une histoire belgo-belge »

Le vice de procédure invoqué par l’avocat a fait réagir les nombreux journalistes venus du monde entier. Beaucoup raillant une situation typiquement belge ou se demandant si l’avocat arrivait encore à dormir la nuit.

Il faut dire que l’intérêt médiatique pour ce procès était énorme, avec près de 300 journalistes accrédités, en place lundi dès le petit matin. Un chiffre bien supérieur à la capacité de la petite salle du tribunal correctionnel où ont comparu le Français d’origine marocaine et son coprévenu, tout deux entourés en permanence par deux policiers belges cagoulés ne les quittant pas des yeux. L’effervescence de la première journée est cependant retombée quand Abdeslam, emprisonné dans le nord de la France le temps du procès, a refusé de retourner à Bruxelles. Ce choix, ainsi que les réponses évasives d’Ayari, a écourté le procès sur deux jours –lundi et jeudi– au lieu des quatre initialement prévus.

L’avocat bruxellois Fernand Keuleneer, en a encore rajouté une couche sur Twitter: « Heureux qu’il existe encore des avocats qui veulent qu’on applique strictement le droit linguistique, beau produit des années du Mouvement Flamand. Applaudissons, amis nationalistes « , a-t-il tweeté. Dans l’émission Terzake, son collègue Joris Van Cauter a cherché à nuancer. « Maître Marie n’a commis aucun péché. Si vous acceptez un tel cas, vous devez utiliser toutes les cartes que le législateur offre. Vous ne pouvez pas mener une défense sans enthousiasme. Au lieu de tirer sur Mary, il faudrait viser le législateur. « 

Quelles sont les règles pour le vice de procédure?

Tout le monde a droit à un procès équitable. L’article 12 de la Constitution stipule également: « Nul ne peut être poursuivi sauf dans les cas déterminés par la loi et dans la forme qu’il prescrit. »

Si la procédure n’est pas suivie à la lettre, cela peut, en fonction de l’erreur, annuler l’ensemble de l’enquête. Les petites erreurs humaines ayant déjà eu des conséquences « disproportionnées » dans le passé, la Cour de cassation a, dans un arrêt du 14 octobre 2003, décidé que des preuves illégalement obtenues pouvaient être utilisées dans certains cas. C’est ce que l’on appelle la jurisprudence Antigoon, ou la doctrine Antigoon, qui est soutenue par la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour de cassation a considéré que les cas, dans lesquels une preuve obtenue de manière irrégulière devait être écartée, étaient limités à trois situations, à savoir :

• lorsque le respect des conditions de forme concernées est prescrit à peine de nullité ; ou

• lorsque l’irrégularité commise a entaché la fiabilité de la preuve ; ou

• lorsque l’utilisation de la preuve est contraire au droit à un procès équitable.

Par la loi du 24 octobre 2013, le législateur a inséré, dans le Code de procédure pénale, les trois cas dans lesquels une preuve peut être déclarée nulle. Le ministre de la Justice Koen Geens (CD & V) va encore consolider ce principe à travers ses lois dites « pot-pourri », en rajoutant des situations qui exclue la nullité par exemple le non-respect des délais. Mais lors de ces divers aménagements on a « oublié » la législation linguistique de 1935 pour des questions de sensibilité linguistiques. Et du coup cela reste l’une des rares pistes pour faire valoir une nullité. Le juge devra donc juger de la nature exacte du document incriminé: Est-ce un acte d’enquête officielle qui relève de la législation linguistique (dixit Marie), ou un document interne, une formalité, une décision administrative (dixit les autres parties)?

Même en admettant que le juge suive l’avis de Mary, ce n’est pas parce qu’une preuve est annulée que le procès tombe à l’eau puisqu’il peut se baser sur d’autres preuves. Il s’agit cependant ici de l’uns des premiers actes juridiques et le risque est donc plus grand.

Cependant si Abdeslam est relâché pour les faits de la rue du Dries, il n’est pas libre pour autant puisqu’il fait encore l’objet de poursuites pour son implication dans les attentats terroristes à Paris le 13 novembre 2015. Il sera probablement jugé pour les attentats de Bruxelles. Pour faire court : il n’y a aucune chance qu’il soit libéré.

Néanmoins, si le vice de procédure est accepté, on se trouve face à « un territoire inexploré », dit Van Cauter dans De Standaard. On peut toujours faire appel à la Cour de Cassation, « traditionnellement très prudente en matière d’erreurs de procédure ». Bien qu’il y ait peu de chance, il n’est pas impossible que l’affaire devienne un précédent. Un autre cas similaire s’est en effet produit dans l’enquête sur les attentats du 22/3, à Zaventem et Maalbeek, comme Sven Mary lui-même l’a indiqué hier.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire