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« L’art, c’est exprimer formellement une vision du monde »

Jean-Philippe Toussaint est un touche-à-tout. Il s’intéresse au monde contemporain qui l’entoure. L’artiste belge a pourtant besoin de l’essaimer pour mieux le restituer sous une forme qui lui convient. Son nouvel essai lève un voile sur la genèse et l’explosion de son écriture. Un travail spartiate, fruit d’un cheminement patient. Le livre trouve aussi sa place dans une exposition inédite au Louvre. Après Le Clézio, il a carte blanche pour habiter ce lieu prestigieux. Sa palette de créateur imagine des ouvres hétéroclites, qui tissent un trait d’union entre le passé, le présent et l’avenir. Une exploration au coeur du lecteur, du livre et des écrivains qu’on retrouve dans un ouvrage artistique. Cet homme pudique nous donne rendez-vous sur une terrasse, face au Louvre. Ses lunettes de soleil masquent un regard résolument singulier.

Le Vif/L’Express : Pourquoi dédiez-vous votre livre L’Urgence et la Patience à vous parents, qui « vous ont appris à lire et à écrire » ?

Jean-Philippe Toussaint : Parce que c’est finalement ce que j’ai fait de ma vie. Je suis né dans une famille ouverte à la littérature et à la culture, qu’elle plaçait très haut. C’est une chose précieuse, bien qu’au départ j’étais réticent à la lecture. Une réaction qu’éprouvent également mes enfants au même âge. Comme ils baignent néanmoins dans la culture, j’espère leur avoir transmis ce goût. Venir tardivement à la littérature m’a permis de m’ouvrir à d’autres arts. La littérature n’est pas une fin en soi, c’est l’art qui l’est.

Qu’est-ce l’art à vos yeux ?

C’est exprimer formellement une vision du monde, une sensibilité, une intelligence et un humour. Etre contemporain représente une nécessité. Elle consiste à se nourrir du passé pour regarder le présent en direction de l’avenir, car telle est la mission et le rôle de l’artiste. En littérature, je suis très attentif aux objets, comme le GSM ou le Boeing. Si grands soient-ils, Kafka ou Proust n’auraient pas pu les inclure dans leurs livres. Je suis le seul à pouvoir les intégrer à une £uvre formelle nouvelle.

Vous vous définissez comme « un écrivain de [son] temps, s’inscrivant dans le réel et étant à l’écoute de[son] époque ». Comment la percevez-vous ?

Je ne la théorise pas. Bien qu’étant conscient de beaucoup, voire de trop de choses, je suis plutôt intuitif. Il en va de même lorsque je n’arrive pas à définir le narrateur de mes livres. Je le ressens, c’est tout… On peut être à la fois à l’écoute du réel et en décalage avec lui. Parfois, j’éprouve de légères difficultés, mais ce n’est pas insurmontable [rires]. J’aime l’état solitaire de l’écriture, mais j’apprécie aussi d’être dans le monde pour travailler en équipe. L’idéal ? Alterner les deux.

« Le recul est nécessaire pour restituer le monde. » Pourquoi ce besoin de vous exiler pour écrire ?

Cette immersion m’est indispensable. C’est dans les abysses que se joue l’écriture. Même si on peut remonter à la surface, cet isolement total est fondamental. Puis on rentre au port où l’on rejoint le monde extérieur, alors on ne peut plus rien faire. Une telle immersion requiert des efforts et un entraînement dignes de l’apnée. Le danger étant de rester au fond, sans restituer le monde dans lequel on vit. La dialectique entre les deux est le secret, tout comme l’urgence et la patience. Il faut être à la fois dans la vie et dans l’isolement le plus complet pour restituer celle-ci.

L’Urgence et la Patience est justement le titre de votre nouveau livre. N’est-il pas paradoxal ?

Il s’agit effectivement de notions contradictoires, dont l’écriture – et toute création – a besoin. A savoir, de longs moments de gestation avant d’atteindre ce « territoire de l’urgence », où le livre sort tout seul. Il doit nous échapper, à un moment donné, sinon on reste figé dans son travail. Quand on comprend ce paradoxe, on entrevoit ce qu’est écrire. Ne pas écrire est ce qui précède l’écriture, puisqu’on se laisse d’abord imbiber par un livre. A travers celui-ci, j’avais envie de réfléchir à la pratique qui est la mienne depuis plus de trente ans, et de lui donner une forme d’expression.

Vos livres sont-ils un prolongement de vous-même ?

Tout à fait. Mes narrateurs sont comme l’ombre d’une personne, elle la suit sans qu’elle s’en préoccupe, puisqu’elle vit sa propre vie. Ils me permettent aussi d’explorer mes zones d’ombre, ce qui n’est pas forcément confortable, car cela suscite des interrogations autour de la violence à l’intérieur de certains personnages. Je ne cherche ni la complication ni la complaisance pour aborder le crime ou la douleur. Dans les romans La Salle de bain ou Faire l’amour, il y a sans doute un désir de ne rien laisser de côté.

Pourquoi « la fiction mène-t-elle à l’intime » et vice versa ?

La fiction permet d’aller plus facilement vers l’intime, dès lors qu’il n’y a plus ce paravent d’une légitime pudeur, qui empêche de se dévoiler. Ce n’est pas pour autant une autobiographie. La richesse se situe dans l’ambivalence… J’aime mélanger la vérité et le mensonge. Tous les grands livres étant ambigus, ils ne peuvent pas être totalement univoques.

Quel est votre « miel littéraire » ?

C’est la matière de mes livres, les sujets dont je me nourris. Je ne m’intéresse qu’à des choses intéressantes. Tout ce que j’ai pu vivre ou lire m’inspire, y compris les choses négatives pour mieux les rejeter ou les transformer. J’aime qu’il y ait différents éléments qui ne soient pas de même nature. Le temps est omniprésent, dès mon premier livre, car cette donnée puissante imprègne tous les éléments de la vie. C’est pourquoi j’essaie de créer une matière temporelle dans mes livres. Je suis si sensible au temps qui passe. Ecrire est une manière d’y résister.

Est-ce une façon de se fuir ou de se trouver ?

De se retrouver, mais j’avoue que je ne me pose pas la question en ces termes. Ecrire consiste plutôt à fuir le monde, mais cela n’exclut pas un double mouvement. Disons que je le fuis pour mieux le retrouver et le restituer. Voilà l’un des points capitaux de l’écriture.

Au sujet de Beckett, vous soutenez que « son £uvre exprime quelque chose du ressort de la vérité humaine ». Quelle est la vôtre ?

[Réfléchit.] Je ne cherche pas à exprimer une vérité, mais à explorer une vision du monde par une forme. Cela demeure instinctif. Mes livres renferment un squelette très construit et cohérent, mais je laisse le soin au lecteur d’y apporter sa chair et ses muscles, sinon il n’y aurait pas sa place. Je lui propose un cadre afin qu’il puisse y rajouter son histoire, ses souvenirs, son intelligence et sa sensibilité. Rien n’est inachevé, mais mes £uvres se doivent d’être ouvertes pour qu’il se les approprie pleinement.

Comment l’art est-il entré dans votre vie ?

J’ai baigné dedans. Mes parents m’ont amené très tôt à de nombreuses expos. Ado, je réalisais des toiles à l’huile, des gouaches et des dessins à l’encre. Je suis désormais trop pris par d’autres activités, mais je continue à suivre l’art contemporain. Si j’hésite à me définir comme plasticien, je trouve que le mot artiste me convient bien, car j’exprime ma vision du monde à travers différentes formes d’art.

Le livre La Main et le Regard accompagne votre exposition au Louvre, est-ce ce qui vous anime ?

J’aime effectivement ce mélange. Il y a, d’une part, le côté très physique de la main et, d’autre part, le regard intellectuel, mais non conceptuel, de mes livres. Comme le dit Delacroix, qui m’inspire, « qu’est-ce que comprendre, c’est associer avec puissance ». Mettre en relation le contemporain et le classique est ma façon de créer. Cela suscite un court-circuit plastique et poétique.

Qu’incarne le Louvre et en quoi est-il « un lieu vivant » de création ?

C’est le lieu rêvé pour exposer. Dans le roman Fuir, il y a une scène où j’exprime ma fascination pour ce musée. L’exposition a été conçue comme un défi extraordinaire, celui de proposer quelque chose d’aujourd’hui dans un endroit qui représente le passé, l’art et la beauté. Cela me plaît de confronter l’emblème du plasticisme d’antan à des tablettes numériques ou des vues de l’imagerie médicale. Contrairement à mes prédécesseurs (Umberto Eco, Le Clézio), je ne me contente pas de puiser dans les collections existantes. Je suis un artiste, pas un commissaire d’exposition ! Ce qui m’intéresse, c’est de créer.

Qu’est-ce qui vous a le plus plu dans cette aventure ?

D’avoir accès au musée les jours de fermeture, à ce « le Louvre invisible », ses sous-sols, ses coulisses et son côté gigantesque. Je me suis approprié mentalement les quatre salles qui m’ont été confiées, afin de les remplir physiquement en réalisant mes rêves. Et j’ai eu le privilège de visiter la collection Edmond de Rothschild, un fonds d’estampes, de dessins et de livres rares. Son conservateur, Pascal Torres, m’a donné la liberté de m’en servir. Quelle émotion d’être face à des gravures de Durer ou des Rembrandt.

L’exposition se nomme Livre/Louvre. Pourquoi cet hymne au livre ?

Cette expo est née de mon obsession du livre et de mon envie de lui rendre hommage. Non seulement il est en pleine mutation, mais il semble aussi menacé. Comme en témoigne l’une des mosaïques que j’ai composées, le livre sacré accompagne la plupart des peintures de la Renaissance. Aussi cela m’amusait-il de les combiner à des lecteurs du métro de Tokyo. Il en va de même pour les tablettes électroniques face à un ouvrage de la Renaissance, L’Enfer, de Dante. Elles le reprennent en neuf langues, dont le français que j’ai moi-même traduit afin de plonger au c£ur du livre réel. Cela me plaisait de faire une £uvre mouvante qui brûle du feu de L’Enfer. Alors qu’on imagine la fin du livre papier, il renaît de ses cendres. Je pense que, dans un délai proche, le papier va demeurer, mais l’évolution est irréversible. Il ne faut pas le voir comme un drame. Attentif au monde contemporain, je prends acte sans pleurnicher sur le passé ni m’opposer à l’évolution.

En quoi désirez-vous surprendre les visiteurs ?

Il ne s’agit pas de les surprendre, mais de leur proposer quelque chose de cohérent (cf. projection d’un cycle de films), de lumineux, de joyeux, de pertinent et d’expérimental. Certaines salles présentent le cheminement du fantasme à la réalité, d’autres sont plus dans l’exploration et la nouveauté, comme la recherche sur le cerveau qui m’a passionné. J’ai pu faire cette expérience grâce à l’équipe liégeoise de Steven Laureys, qui dirige le Coma Science Group. C’est une vraie découverte du domaine de l’imagerie médicale. J’avoue que j’ai envie de poursuivre l’expérience… La question du cerveau est au centre du contemporain. L’appréhender est désormais possible. On n’est pas loin de pouvoir lire les pensées, quel fantasme ! Je me suis beaucoup investi dans ce projet qui consiste à opposer les gravures de Le Brun aux planches anatomiques de Vésale, un chirurgien belge du XVIe siècle. Dire qu’elles sont proches de l’imagerie actuelle de mon cerveau ! Cette mise en relation entre le passé classique et le présent dynamique est passionnante.

Autre opposition, l’influence de différentes cultures. Qu’y a-t-il de plus Belge en vous ?

Ce n’est pas une qualité que je revendique, tant c’est anecdotique. Je suis né à Bruxelles et j’y ai vécu jusqu’à l’âge de 13 ans. Ensuite, j’ai bougé à Paris, Berlin, Madrid et Kyoto. Vivre dans plusieurs pays élargit les repères. Cela aboutit forcément à une ouverture d’esprit. Mes voyages en Asie ont influencé mes livres ou cette exposition. La Chine est le pays qui a le plus évolué depuis une vingtaine d’années. Il est passé du Moyen Age à l’ère moderne en un temps record. Ce bouleversement spectaculaire est rehaussé par une atmosphère, une lumière et des bruits qui me fascinent. Je me suis réinstallé à Bruxelles, à 38 ans. Le calme me convient, car j’aime être à l’écart de l’agitation sociale. Autre avantage : ne pas être français [rire], car cela me permet de me sentir un peu en marge. Ce recul constitue un atout pour un artiste, parce que c’est la meilleure position d’observation. N’ayant aucune contrainte, je fais ce dont j’ai envie sans tenir compte si ça plaît ou non. Je me sens complètement libre. Cette expo au Louvre représente un moment important de ma vie, parce que c’est le premier pas en direction de l’art contemporain. Je désire continuer à explorer ma vision du monde sous différentes formes artistiques.
L’Urgence et la Patience, par Jean-Philippe Toussaint, éd. de Minuit, 111 p.

La Main et le Regard – Livre/Louvre, par Jean-Philippe Toussaint, éd. Louvre/Le Passage, 240 p.

Expo Livre/Louvre : jusqu’au 11 juin, au Louvre (aile Sully).

PROPOS RECUEILLIS PAR KERENN ELKAÏM, À PARIS

Jean-Philippe Toussaint en 6 dates

29 novembre 1957 Naissance à Bruxelles, qu’il quitte pour Paris à 13 ans. 1978 Diplômé de l’Institut d’études politiques, il décroche aussi un DEA en histoire contemporaine. Il devient ensuite enseignant en Algérie, lors de son service militaire. 1985 Publication de son premier roman La Salle de bain, aux éditions de Minuit, dirigées par Jérôme Lindon. Il signe, en 1989, le scénario du film éponyme. 1990 Premiers pas de réalisateur avec Monsieur, suivent d’autres adaptations de ses romans ou le film La Patinoire. 2005 Fuir est couronné par le prix Médicis. L’auteur décroche aussi le prix Rossel avec La Télévision et le prix Décembre avec La Vérité sur Marie. 2012 Il signe l’expo Livre/Louvre au célèbre musée, accompagné du beau livre La Main et le Regard (éd. Louvre/Le Passage). Il publie également L’Urgence et la Patience (éd. de Minuit).

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