Armand De Decker et Didier Reynders. © BENOIT DOPPAGNE/Belgaimage

L’argent noir du Kazakhgate

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Patokh Chodiev a versé beaucoup d’argent à ses avocats en 2010 et 2011, dont une partie en cash. A qui était destiné ce cash ? Juste aux avocats ? Ou aussi à des politiques ? Pourquoi Didier Reynders a-t-il rencontré l’avocate de Chodiev en 2012 ? Enquête.

L’argent est le nerf du Kazakhgate. On ne parle que de ça dans cette affaire d’Etats, avec les 2 milliards d’euros du contrat franco-kazakh portant sur quarante-cinq hélicoptères, que le président Nazarbaïev a conditionné au sauvetage judiciaire de son ami Patokh Chodiev en Belgique. Et les 22 millions pour la transaction pénale qui a permis au trio kazakh d’échapper à un procès public. Et les honoraires faramineux versés par Chodiev et ses deux acolytes aux avocats français et belges. Et le million reçu par Jean-François Etienne des Rosaies, homme de l’ombre de l’Elysée sous Nicolas Sarkozy et maître d’oeuvre de l’opération « Charly Parker » (pour Chodiev Patokh).

Face aux trois milliardaires du Caucase, les avocats étaient comme le loup de Tex Avery, avec des dollars qui leur sortent des yeux. Ils ont gagné beaucoup d’argent. Mais tous les montants versés par le trio ne l’ont pas été que via des virements bancaires. Du cash a circulé dans des mallettes et plusieurs millions d’euros se sont perdus dans la nature, comme l’a révélé Alain Lallemand dans Le Soir du 17 juin. Au moins 4 millions. Peut-être davantage.

Qu’est devenu cet argent ? A qui était-il destiné ? Pour essayer de comprendre, suivons le fil chronologique de l’instruction judiciaire française. D’abord les mouvements d’argent sur le compte HSBC de l’avocate française de Chodiev, Catherine Degoul, dont les enquêteurs ont retrouvé la trace. Rentrées : d’avril 2010 à octobre 2011, un peu plus de 8 millions d’euros lui ont été virés par les trois Kazakhs. Sorties : de septembre 2010 à décembre 2011, Degoul a versé, depuis son compte HSBC, un total de près de 3,9 millions à ses confrères avocats belges (Tossens, Stibbe, Armand De Decker et Jonathan Biermann).

Jusque-là rien de très anormal, excepté la remise de 800 000 euros cash, en décembre 2010, à Paris : nous y reviendrons. A partir de décembre 2011, les mouvements d’argent deviennent plus étranges. Il y a d’abord deux versements de l’avocate Degoul à des associations, qui ressemblent à des remerciements : 35 000 euros au Foyer des anciens de la Légion étrangère (dont des Rosaies est fort proche) et 25 000 euros à la fondation caritative de la princesse Léa. On sait que ce dernier versement, destiné in fine à une asbl scoute, implique l’avocat général de Bruxelles Jean-François Godbille qui fait l’objet, depuis mars dernier, d’une enquête au parquet général de Mons.

Les 13 millions versés par Chodiev en 2010 et 2011 ne suffisaient plus

Surtout, le 11 décembre 2011, Catherine Degoul reçoit de Chodiev une mallette contenant 5 millions d’euros en espèces, à l’hôtel Hyatt de Zurich. Mallette qu’un porteur de valise, Eric Lambert, dit avoir véhiculée jusqu’à Nice chez l’avocate. Dans les papiers de Lambert, les enquêteurs ont, en outre, retrouvé une facture indiquant « Prestation Strasbourg », effectuée pour Degoul et datée du 20 décembre 2011. Un autre transport de cash ? Lambert a également effectué un probable transfert de fonds depuis le Luxembourg, toujours en 2011. Aux enquêteurs, il a avoué avoir opéré « deux, trois, voire quatre » transports d’argent pour l’avocate, sans autre précision.

Pourquoi Reynders ?

Tout cela fait beaucoup d’argent reçu des Kazakhs. Au moins 13 millions d’euros. Mais, début 2012, les histoires de sous entre Degoul et Chodiev sont loin d’être réglées. L’avocate s’en plaint régulièrement à Claude Guéant, alors bras droit de Nicolas Sarkozy, qui confirmera, devant la commission d’enquête parlementaire belge, s’être préoccupé de ces soucis d’honoraires. Mais pas seulement à Guéant. Dans l’agenda de Catherine Degoul, en janvier et février de cette année-là, les enquêteurs ont repéré plusieurs rendez-vous annotés « Elysée », « Bruxelles » et « ADD » (Armand De Decker). Et surtout un rendez-vous le 2 février où il est indiqué « Bruxelles : ADD + DR » (Armand De Decker et Didier Reynders, très probablement), comme révélé par Le Vif/L’Express en avril dernier.

Ce rendez-vous « ADD + DR » a bien eu lieu et était lié aux « honoraires » dus par le trio, si l’on en croit le mail adressé, le samedi 4 février (voir le document ci-dessous), par l’avocate au conseiller de l’Elysée Damien Loras, proche de Guéant : « J’ai été entendue seule par les Autorités du Pays du Nord le jeudi 2 février. Mr le Préfet JFEDR l’a également été », confirme Degoul. On sait qu’ensuite, le 4 avril 2012, l’avocate adressera une nouvelle lettre à Loras, avec Guéant, De Decker et Reynders – encore lui – en copie (Le Vif/L’Express du 28 avril), pour évoquer le règlement de ses honoraires.

L'argent noir du Kazakhgate
L'argent noir du Kazakhgate
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Bref, on constate que les 13 millions versés par Chodiev de 2010 à 2011 ne suffisaient pas. En 2012, dans les courriers saisis par la justice française, Degoul en redemande et se plaint avec insistance auprès de Loras, Guéant et… Reynders. Question : s’agit-il encore ici d’honoraires d’avocats ? Ou bien de commissions occultes ? Les avocats ont-ils touché de l’argent en noir ? Intriguant : dans une note prévisionnelle (non datée) retrouvée par les enquêteurs, Catherine Degoul avait indiqué des montants beaucoup plus élevés que ceux finalement reçus sur son compte pour les avocats. Elle prévoyait 27 millions d’euros : 4 pour Tossens (953 heures), 4 pour Stibbe (943 heures), 16 pour elle-même (4 663 heures) et 3 millions destinés à un inconnu – qui n’est autre qu’Armand De Decker, dira-t-elle aux enquêteurs.

Par ailleurs, lors de sa garde à vue en 2014 à Nice, Catherine Degoul a pointé les politiques belges. Les enquêteurs l’interrogeaient sur le mail envoyé à Guéant par Etienne des Rosaies, deux jours après la signature de la transaction pénale, et dans lequel celui-ci résumait l’opération « Charly Parker », expliquant comment Armand De Decker avait sensibilisé les trois ministres belges, les CD&V Steven Vanackere, Stefaan De Clerck et le MR Didier Reynders (Le Vif/L’Express du 18 novembre 2016). « Cela paraît cohérent, a-t-elle répondu. Avec le recul, il est tout à fait possible qu’Armand De Decker ait joué sur deux tableaux, un dont j’avais connaissance et un autre qui apparaît maintenant clairement, un rôle d’interface auprès des politiques belges. »

Elle a ajouté : « On peut supposer qu’il y a pu y avoir une compromission à certains niveaux dans le vote et l’application de la loi (NDLR : la loi sur la transaction pénale qui a servi les Kazakhs). De plus, les livraisons des espèces, une grosse livraison au préalable en décembre 2010 et ensuite une très grosse livraison en clôture du dossier en décembre 2011 confirment cet environnement. » La livraison de décembre 2010 concerne 800 000 euros que Degoul a dit avoir reçu en cash de Chodiev à l’hôtel Bristol, près de l’Elysée. Celle de 2011 correspond à l’épisode des 5 millions d’euros de l’hôtel Hyatt de Zurich. A qui tout ce cash était-il destiné ? A la seule Degoul ? Le Kazakhgate n’a pas révélé tous ses secrets.

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