© iStock

L’ardente guerre des hôpitaux liégeois

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

A Namur, Charleroi et au Luxembourg, les hôpitaux fusionnent. A Liège, ils se regardent en chiens de faïence. Rancoeurs historiques, jalousies mutuelles, oppositions politiques… Une concurrence aux multiples facettes. Bien loin des préoccupations des patients.

Patients, réjouissez-vous ! Liège est devenue la capitale belge de la médecine ! Si, si. C’est du moins ce que la lecture des communiqués de presse de ses trois hôpitaux laisserait penser. Quand ce n’est pas le Centre hospitalier régional (CHR) de la Citadelle qui se félicite d’être « le premier hôpital wallon » à s’équiper de robots humanoïdes à usage thérapeutique, c’est le Centre hospitalier chrétien (CHC) qui s’enorgueillit d’être « le premier en Wallonie » à utiliser une nouvelle technique d’imagerie orthopédique en 3D. Ou le Centre hospitalier universitaire (CHU) qui annonce fièrement que ses médicaments sont désormais préparés par deux robots, « une première européenne et mondiale ». Carrément.

Comme à L’école des fans. Tout le monde a gagné. Tant mieux pour la santé. Cela n’en reste pas moins un vrai concours. Les institutions se scrutent, se comparent, se jalousent, se démarquent. « Elles ne peuvent pas faire de publicité. Mais dès que l’une peut montrer qu’elle est meilleure que les autres, elle n’hésite pas ! », constate Nicolas Cahay, permanent en charge des établissements de soins privés à la CNE.

« Comme des entreprises »

Les hôpitaux carburent à la compétition. Il ne s’agit évidemment pas d’une exception principautaire. « C’est comme ça partout, atteste le docteur Laurent Collignon, président du conseil médical de la Citadelle. Le secteur est traversé par de gros enjeux économiques. La santé n’a pas de prix, mais elle a un coût. Aucun hôpital n’est une oeuvre de charité. Il faut les voir comme des entreprises, si ce n’est que le client s’appelle patient. » Quelle entreprise ne veut pas avoir le plus gros chiffre d’affaires, la meilleure rentabilité, la part de marché la plus large ? « Le système belge invite par nature à la concurrence, enchaîne Julien Compère, administrateur délégué du CHU. Il y a trois grandes institutions pour 200 000 habitants. Pour une même pathologie, on peut recevoir trois avis. L’offre est abondante, donc il y a peut-être plus de concurrence qu’ailleurs. Cela n’empêche pas la coopération. »

De fait, il arrive que des collaborations se mettent en place. Par exemple en matière de radiothérapie, d’hémato-oncologie pédiatrique… La méthode des petits pas. « Les gros projets s’enlisent », justifie Julien Compère.

Pourtant, Liège est condamnée à voir grand. La réforme des soins de santé, appelée de ses voeux par la ministre de la Santé Maggie De Block (OpenVLD), la met au pied du mur. La libérale flamande entend traquer les coûts inutiles. Terminés, les coûteux équipements dispersés entre établissements. Le mot d’ordre est à la rationalisation. Son plan tarde à se concrétiser, mais il prévoit en une division au sein de « bassins de soins » entre hôpitaux de base, de référence et universitaires. Chacun proposant des soins plus ou moins courants ou pointus, selon son profil.

Dans l’oreille de sourds

Les autres provinces wallonnes ont anticipé. A Charleroi, deux groupes hospitaliers ont fusionné depuis 2009. A Namur, des pourparlers sont en cours entre Saint-Luc et le CHR Sambre et Meuse, alors que le CHU Godinne Dinant et Sainte-Elisabeth ne font déjà plus qu’un. Au Luxembourg, un vaste (et contesté) plan de restructuration du paysage hospitalier est à l’oeuvre.

A Liège, rien. Si ce n’est ces quelques collaborations. Et des achats groupés de fournitures. « Cela fait des années que l’on parle de la nécessite d’un rapprochement. La seule grande avancée jusqu’à présent, c’est… d’acheter du papier ensemble », peste la députée fédérale Écolo Muriel Gerkens, fervente défenderesse d’une « vision globale » pour les établissements de soins liégeois.

Ses appels répétés tombent dans l’oreille de sourds. En 2014, la rumeur d’une fusion entre le CHU et le CHR (le premier possède déjà 40 % du capital du second) avait provoqué un vent de panique au sein du personnel, qui n’hésitait pas à dire tout le mal qu’il en pensait. Les directions avaient dû calmer le jeu. « Le corps médical a toujours peur de se faire manger par un voisin ou par l’autre », glisse Marie-Claire Lambert (PS), présidente du conseil d’administration de la Citadelle.

PET-scan pirate

L’épisode ne date pas d’hier mais illustre bien le contexte tendu : il y a quelques années, les autorités fédérales avaient limité le nombre de PET-scan. Le CHU avait été le seul à pouvoir en posséder un. La Citadelle, qui venait juste de commander l’appareil, avait renoncé à son acquisition, non sans fulminer. Le CHC, lui, avait fait la sourde oreille, continuant à utiliser pendant des années sa machine alors qu’elle n’était pas homologuée (elle vient de l’être début de ce mois de janvier).

Plus récemment, en mai 2014, la première pierre du CIO-Unilab a été posée au CHU. Ce nouveau « Centre intégré d’oncologie » doit devenir le pôle de référence en matière de traitement du cancer. Au grand dam du CHR et du CHC, qui accusent l’établissement universitaire de vouloir leur piquer leurs patients cancéreux, qui (pour l’écrire platement) rapportent gros financièrement.

Ainsi va la concurrence dans le milieu hospitalier liégeois. Il y a d’abord cette saine émulation qui donne envie aux médecins de se dépasser. Qui pourrait le leur reprocher ? Mais il y a aussi de moins saines rancoeurs personnelles et jalousies professionnelles.

A l’origine, il y avait Bavière

Pour en comprendre les racines, il faut remonter trente auparavant. Jusqu’aux années 1980, feu l’hôpital Bavière abritait tant la faculté de médecine de l’ULg que l’activité médicale dépendant du CPAS. Mais après des décennies de coexistence, l’université a voulu prendre son indépendance et a érigé de nouveaux bâtiments au Sart-Tilman. « Il fallait des chefs pour diriger cette infrastructure, raconte un observateur. Certains n’ont pas été choisis et sont restés à Bavière, qui deviendra plus tard le CHR de la Citadelle. Mais ils sont devenus frustrés, habités d’un esprit de revanche qui explique un certain succès de l’institution jusqu’aux années 2000. »

Depuis, le CHU a repris le leadership. Cette « rivalité féroce » commence doucement à s’atténuer avec l’avènement d’une nouvelle génération de praticiens. Le temps qui passe atténue les haines. Bien que le passé ne soit pas totalement révolu. « Dans CHU, il y a ce « U » qui sonne comme une particule aristocratique, dira un jour un médecin évoluant hors du sérail académique. Comme si nous, roturiers, nous n’étions pas du même niveau ».

« Le CHU regarde de haut le CHR, on ne peut pas le nier, pointe cet oeil averti. Il ne faut pas oublier que les médecins, même s’ils sont bac+13, sont des individualités, des vedettes, des ego. » « On sait que le monde politique est un sacré panier de crabes. Le corps médical, ce n’est pas triste non plus ! », lance Michel Peters, conseiller communal MR à Liège et administrateur du CHR, qui a jadis aussi occupé un mandat au CHU. « Quand je siégeais des deux côtés, j’étais regardé de part et d’autre comme un paria, un mauvais. Si je proposais au CHU une mesure en rapport avec le CHR, on me considérait comme un traitre à la patrie, un saligaud. »

Fric vs recherche

Les différences de statuts entrent aussi en ligne de compte. Les médecins du CHU sont salariés et se partagent entre enseignement, recherche et prise en charge de patients. Tandis que ceux qui travaillent ailleurs sont indépendants, payés à l’acte et rétribuant une partie de leurs honoraires à leur institution. Plus ils consultent, mieux ils gagnent leur vie. « Les objectifs de carrière sont différents. Les indépendants gagnent plus de fric et ont de grosses bagnoles, mais pas l’aura universitaire. Les universitaires ont un sentiment de supériorité parce qu’ils font de la recherche. Mais à la limite ils roulent en Punto, caricature cet observateur. Lors de réunions communes, si l’un peut moucher l’autre parce qu’il n’est pas au courant de la dernière technique, il n’hésite pas. »

« Ailleurs, les médecins n’hésitent pas à référer un cas au professeur qui les a formés. A Liège, cela se fait avec beaucoup de réticences. Pourtant, tous ou presque ont étudié à l’ULg ! », poursuit-il. « On ne peut pas empêcher les médecins d’être des hommes, résume Alain Javaux, directeur général du Centre hospitalier chrétien. Cela change toutefois chez les jeunes, qui sont préparés à être multidisciplinaires. Personne n’a du mal à référer, mais la loyauté est importante. Lorsqu’un confrère ne renvoie jamais un patient, c’est mal pris. »

Il est régulièrement reproché au CHU de traiter des cas « basiques », malgré sa stature universitaire. Une question de survie financière : la recherche scientifique coûte mais rapporte peu. Il lui faut compenser ce manque à gagner. « Puis nous formons des étudiants, ajoute Julien Compère. Avant de faire de la neurochirurgie spécialisée, ils doivent savoir opérer une appendicite ! Je pourrais aussi me plaindre que les autres fassent du spécialisé… »

Bref, la répartition des actes en fonction des institutions comme le voudrait Maggie De Block, ce ne sera pas pour demain. « Il faut du travail pour tous, et du travail intéressant sur le plan intellectuel, insiste le docteur Constant Jehaes, spécialisé en chirurgie digestive et président du Conseil médical des cliniques Saint-Joseph au CHC. Si on perdait par exemple la chirurgie oncologique, comment pourrait-on attirer de nouvelles recrues ? »

L’envié Mont Légia

Du côté du CHC, c’est avec le CHR que la concurrence est la plus forte. Les deux établissements sont géographiquement très proches, leurs médecins ont un statut d’indépendants et ils partagent une patientèle commune. Alors, quand l’hôpital chrétien se construit son Mont Légia, un édifice flambant neuf à flanc d’autoroute avec une bretelle d’accès directe pour 260 millions, dont 187 alloués par le fédéral et 14,5 de subsides wallons, l’hôpital public avale de travers. « Tout ce qu’ils vont avoir, c’est ce qu’on réclame depuis toujours », observe le docteur Laurent Collignon.

Enclavée en pleine ville, la Citadelle souffre en effet de maux de circulation et de parking. Niveau mobilité, le CHU n’est guère mieux loti. Doivent-ils craindre la fuite d’une partie de leur patientèle au profit de ce Mont Légia bien mieux situé, une fois inauguré en 2018 ? Leurs équipes médicales se laisseront-elles séduire par un équipement dernier cri ? Sur ce point, au moins, tout le monde semble d’accord. « Certains auront peut-être la curiosité d’aller voir », concède Marie-Claire Lambert. « Il y aura un effet de nouveauté, prédit Philippe Hubert, anesthésiste et président du conseil médical de Saint-Vincent – Sainte-Elisabeth (CHC). Le tout est de savoir s’il durera. On n’observe pas pour l’instant de transfert au niveau du corps médical. Mais chez les jeunes qui postulent, cela doit déjà jouer. »

Comme il vaut mieux prévenir que guérir, le CHR prépare lui aussi ses grands travaux. Pas question de déménagement, mais d’une rénovation à tous les étages, progressive, qui vient de commencer par le hall d’entrée. « Pour l’ensemble du chantier, il faudra bien 100 millions d’euros, estime Marie-Claire Lambert. À peu près tout sera subventionné. »

« Aux oubliettes »

Cela ne réglera pas ses problèmes de mobilité. Alors, la Citadelle a remis un vieux dossier sur la table : la liaison autoroutière. Le futur Mont Légia en a une, pourquoi pas elle ? Cette bretelle d’1,7 kilomètre partant de l’E313 est inscrite au plan de secteur depuis les années 1970. Mais les riverains s’y opposent farouchement. Et elle coûterait cher : 20 millions d’euros. Trop cher pour le gouvernement wallon. Maxime Prévot, ministre CDH des Travaux publics et de la Santé, a « jeté ce fameux monstre du Loch Ness aux oubliettes. Pas pour une question financière, mais pour une question d’opportunité. » En échange, l’hôpital devrait recevoir 4 millions pour améliorer la mobilité. « C’est une première étape. Si elle ne suffit pas, la liaison pourrait à nouveau être évoquée, avance Marie-Claire Lambert. Elle est toujours au plan de secteur. »

« Dans ce dossier, on sent vraiment la vieille rivalité entre les piliers laïque et chrétien. PS vs CDH », fustige Guy Krettels, conseiller communal Ecolo à Liège. Le CHC, asbl privée, est réputée proche des humanistes. Le seul représentant politique de son conseil d’administration est le député fédéral CDH Michel de Lamotte. « J’y étais toutefois avant mon élection », nuance-t-il. « C’est sûr que l’on fait plus de lobbying du côté du cdH que du MR et clairement que du PS, admet le docteur Constant Jehaes. Je ne vois pas où est le mal et cela ne nous donne pas droit à des faveurs particulières ». « Actuellement, le ministre de tutelle est cdH, mais tous ses prédécesseurs étaient socialistes et cela ne nous a pas empêché de réaliser des projets », complète Alain Javaux.

Le CHR, géré par une intercommunale, serait quant à lui le chouchou du PS. « C’est son enfant naturel, les mandataires lui font des yeux de velours et il a été abondamment subsidié », considère un observateur. L’homme fort, le relais de choix, serait le ministre wallon de l’Économie Jean-Claude Marcourt. On lui prête le désir de mettre la main sur le CHU, jusque-là plutôt indépendant. Julien Compère est d’ailleurs son ancien chef de cabinet, tout comme l’était Sylviane Portugaels, directrice générale du CHR depuis un an. « Ce serait sous-estimer ces deux personnalités que de dire qu’ils ont été placés par le ministre », réplique son porte-parole. « J’ai postulé pour un poste, je l’ai obtenu. Jean-Claude Marcourt n’était pas spécialement content que je le quitte, tempère Julien Compère. Ceux qui croient qu’il a un agenda caché se trompent. Il laisse une autonomie totale. ». Le secteur hospitalier liégeois n’a en tout cas pas besoin du grain de sel politique. Il s’épice déjà tout seul.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire