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Kiffer son français

Le Vif

La semaine de la langue française en fête nous invite à réfléchir au devenir d’une langue métissée. Le sociolinguiste Philippe Hambye, du centre Valibel, mesure pour nous l’apport et l’impact des populations migrantes sur une langue appelée chaque jour à s’ouvrir et à s’enrichir.

La langue française sait-elle assez la dette contractée de longue date envers l’arabe ou le turc ? Longtemps, les mots ont afflué depuis les pourtours arabo-musulmans de la mer Méditerranée. La jupe, le magasin, le bazar, le ramdam, le gourbi, le bled, et combien d’autres. Aujourd’hui, le phénomène a évolué. Aux invasions d’antan ont succédé les flux migratoires des temps modernes, qui à leur tour pourtant charrient des noms, des modes ou des influences langagières qu’ils infusent peu à peu dans les pays d’accueil.

Le sociolinguiste Philippe Hambye, chercheur au centre Valibel de l’université de Louvain (UCL), observe de très près ces mouvements de la langue. Pour étayer l’idée qu’il ne suffit pas cependant d’être en contact avec une langue étrangère pour en être directement touché, il relève l’exemple turc. « Voici une langue qui, si elle est très présente dans plusieurs pays d’Europe, n’influence significativement les pratiques qu’en Allemagne. Il n’y a pas que le poids démographique d’une population allochtone qui exerce un effet sur les pratiques des locuteurs. Si l’on considère le nombre de Sénégalais vivant en France, on n’en constate que peu de traces dans la langue française. »

Il convient surtout de noter, insiste en revanche le Pr Hambye, le contexte économique dans lequel une langue étrangère vient prendre place dans plusieurs pays européens. « On constate que, selon le contexte d’immigration dans lequel est amenée à s’installer une population migrante, à un moment socio-économique donné, cette population, au lieu de s’intégrer – au sens d’une participation à l’emploi, à l’éducation, et à la vie sociale en général -, se retrouve plutôt stigmatisée. » Il n’est que de voir ou d’entendre en effet ce qu’on disait naguère des Italiens en Belgique, qui n’est pas très différent au fond de ce qu’on colporte aujourd’hui sur les Marocains. Les mutuelles, en fait de préjugés, auraient pris leur part à cet égard dans la misère du monde…

Force est de remarquer que, si les migrants de la première génération tendent à parler une langue indigène plutôt colorée, les locuteurs de la seconde génération, qui s’expriment en français par exemple à Bruxelles, vont intégrer plus de mots de leur propre langue pour marquer « quelque part » leur différence. Et Philippe Hambye de souligner : « On a sans doute davantage besoin de marquer sa différence, en effet, quand on est ‘condamné’ à être différent. Quand cette différence paraît être la seule identité possible, puisque l’identité d’intégration serait bloquée par les conditions sociales et économiques, et du coup par l’attitude que développe la société d’accueil à son endroit. On a dès lors affaire à des gens qui parlent désormais le français comme leur langue maternelle, en tout cas principale, mais qui y introduisent des mots de leur langue d’origine. Des mots qui alors, pour autant que ce groupe soit associé à une image particulière, peuvent prendre une valeur ou une connotation précise, et commencent à se diffuser. »

« T’as vu la meuf, là ? »

Or, comme l’indique encore le sociolinguiste, les connotations et les formes linguistiques évoluent très fort dans le temps. « Prenons l’argot ou le verlan, connotés justement comme assez vulgaires, voire contestataires, qui finissent parfois par marquer une ironie – ou même, au contraire, une connivence parce qu’on est ‘entre nous’. Voyez le mot meuf, pour parler d’une femme, qui est au départ d’un usage typiquement argotique, et se trouve aujourd’hui repris tous les jours par les bobos parisiens… Un mot, autrement dit, peut passer d’une forme argotique à une forme branchée, moderne. »

Ainsi voit-on que les langues de l’immigration, via les camarades d’école la plupart du temps, peuvent influer sur d’autres cercles, voire d’autres milieux sociaux qui, à leur tour, diront aussi couramment « Inch’Allah » (à la grâce de Dieu), « j’ai la rage » (je porte la haine), ou « je kiffe ta soeur » (j’aime ta soeur). « On peut alors passer d’un marquage d’identité ou de groupe à un marquage de contestation. Il y va d’un jeu avec la norme et la contre-norme, un marqueur de non-conformité en somme par rapport à l’usage normalisé, standardisé des adultes. Mais ce caractère contestataire peut aussi disparaître assez vite, s’effaçant par l’effet du temps. »

Nulle menace, en tout état de cause, ne paraît peser en ces jours sur notre chère langue en fête. Pas même l’usage massif du Web, de ses chats et forums où, si les formes écrites sacrifient souvent aux critères de la langue orale (aux dépens de l’orthographe, bien souvent, mais ceci est une autre histoire !), il n’est guère question de « gendarmer » de ce côté. Les linguistes, insiste à ce sujet Philippe Hambye, n’ont aucune vocation répressive, se cantonnant au contraire à décrire et analyser les mouvements de la langue et les glissements sémantiques.

Langage codé

Il reste que le vaste mouvement hip-hop – rap, smurf, breakdance, street art, etc. -, fort désormais d’un puissant engouement dans les quartiers à haute densité de population adolescente, souvent issue de l’immigration et prêtant parfois à la caricature par le fait de ses accoutrements et de ses casquettes de travers, véhicule un message dont on ne saurait nier la portée rebelle à tout le moins, lors qu’il ne s’agirait pas d’une franche révolte. On y rencontre alors un langage extrêmement codé, généralement inspiré du verlan le plus « câblé », avec ses keums (mecs), ses teufs (fêtes), sa beu (drogue), son chichon (haschich), ses rebeus (beurs), ses keufs (policiers), ses chelous (louches). Chelaouam se traduira également par « lâche-moi », et Gaffe, les felfels ! par « attention, v’là les flics ! ».

Si, sans conteste, le petit lexique de la subversion urbaine s’est considérablement étoffé au fil des années, la langue française ne s’en trouve donc pas pour autant déstabilisée. Pour l’heure, du moins, rien n’indique qu’elle doive évoluer vers une quelconque « novlangue », qui la ravalerait au rang d’idiome vernaculaire – c’est-à-dire, en quelque sorte, d’un usage plus marginal. Mais l’expérience du passé, comme le rappelle fort opportunément Philippe Hambye, nous invite toutefois à la vigilance. On vit de fait ce qu’il advint du latin. « Le phénomène peut toujours se produire, lorsque des communautés voisines évoluent de façon autonome, sans plus vraiment partager les mêmes pratiques de communication. » Ce qui ne laisse pas d’ailleurs d’inquiéter les experts sur l’avenir même de la langue anglaise.

ÉRIC DE BELLEFROID

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