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Kazakhgate: quand Armand De Decker déjeunait avec Claude Guéant

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Armand De Decker roulait-il pour l’Elysée ? Un déjeuner à Paris, début 2011, avec Claude Guéant, l’ancien ministre français de l’Intérieur et proche de Sarkozy, semble l’attester. Révélations.

L’enquête belge sur le « Le dossier » – de possibles pots-de-vin versés par des proches de Nicolas Sarkozy, lorsqu’il était président de la République, pour faciliter la vente d’hélicoptères français au Kazakhstan – avance bien. Et le rôle d’influence joué par Armand De Decker dans cette affaire se précise. Comme viennent de le révéler Mediapart et Le Soir, l’ancien président MR du Sénat s’est rendu, un dimanche matin de février 2011, au domicile courtraisien de Stefaan De Clerck (CD&V), alors ministre de la Justice. Selon ce dernier, le libéral lui a demandé d’intervenir dans le dossier Chodiev, du nom de ce milliardaire ouzbek bénéficiant de la nationalité belge, à l’époque impliqué en Belgique dans un dossier de corruption avec deux amis kazakhs. Deux jours plus tard, De Decker s’est rendu au cabinet de la Justice, avec l’avocate niçoise Catherine Degoul qui dirigeait la défense de ce qu’on a appelé le « trio kazakh ». Selon le témoignage en audition judiciaire des deux conseillers qui l’ont reçu, il s’est présenté comme avocat de l’Elysée, tout en précisant que l’intervention de la présidence française était liée à l’octroi d’un marché en matière aéronautique entre le Kazakhstan et la France.

Armand De Decker, soupçonné d'avoir
Armand De Decker, soupçonné d’avoir  » roulé  » pour l’Elysée. © BENOIT DOPPAGNE/BELGAIMAGE

Armand De Decker nie avoir invoqué l’Elysée et a affirmé au Soir que sa visite au cabinet ne concernait pas la loi belge sur la transaction pénale élargie aux délits financiers (qui allait tirer d’affaire le trio kazakh). Il prétend aussi qu’il n’a appris le futur changement de loi que plus tard, dans le bureau de l’avocat général. Il est contredit par un autre témoignage recueilli par les enquêteurs et dont Le Vif/L’Express a pris connaissance de source française : celui de Jonathan Bierman. Cet avocat et échevin MR à Uccle (dont De Decker est bourgmestre) a déclaré qu’il est intervenu dans le dossier kazakh, fin janvier 2011. Or, il s’est aperçu qu’antérieurement à son arrivée, des réunions avaient eu lieu avec l’avocat général qui aurait alors informé la défense de Chodiev que la législation belge allait être modifiée en faveur de l’Ouzbek. Soit bien avant les visites d’Armand Decker à Stefaan De Clerck et au cabinet de la Justice.

Autre élément intéressant de l’enquête, selon la même source : dans un courriel adressé mi-mars 2011 à Damien Loras, alors conseiller diplomatique de l’Elysée et en charge du dossier kazakh, Jean-François Etienne des Rosaies, conseiller de l’ombre de Nicolas Sarkozy, explique que « le Président De Decker » est venu à Paris pour déjeuner avec Claude Guéant, secrétaire général de la présidence française de mai 2007 au 27 février 2011 ensuite ministre de l’Intérieur. Etienne des Rosaies était présent à ce déjeuner. Catherine Degoul également. Aux enquêteurs, elle a expliqué que le but du déjeuner était de parler du cas de Florence Cassez, cette ressortissante française détenue au Mexique (libérée en janvier 2013). A priori, rien à voir, donc. L’avocate niçoise a reconnu que le dossier du trio kazakh a été évoqué au cours du repas, tout en précisant que Claude Guéant semblait découvrir l’affaire. Si le déjeuner à Paris a eu lieu quelque temps avant l’envoi du mail (ce que laisse supposer des Rosaies), il s’agit d’un moment clé du Kazakhgate : le 2 mars 2011, la loi sur la transaction pénale élargie devant profiter à Chodiev a été introduite à la Chambre, en Belgique.

Le secrétaire général de l'Elysée Claude Guéant avec le président Nicolas Sarkozy en 2010 : de curieuses manoeuvres en coulisse avec en toile de fond la vente d'hélicoptères français au Kazakhstan.
Le secrétaire général de l’Elysée Claude Guéant avec le président Nicolas Sarkozy en 2010 : de curieuses manoeuvres en coulisse avec en toile de fond la vente d’hélicoptères français au Kazakhstan. © GRÉGOIRE ELODIE/REPORTERS

Le courriel précise aussi qu’à l’occasion du même déjeuner, Armand De Decker a remis à Guéant une fiche de la Sûreté de l’Etat belge sur un individu, « V. ». Selon Degoul, cet individu qui aurait eu maille à partir avec le trio kazakh, était un client d’une nouvelle avocate qu’un membre du trio voulait engager et il pouvait donc y avoir conflit d’intérêt. Qu’en déduire ? Le dossier Chodiev et consorts a largement été évoqué lors du déjeuner et Guéant devait déjà en connaître un bon bout. A seulement quelques jours du début du processus parlementaire sur la transaction… Le lien entre Armand De Decker – que nous avons contacté en vain – et l’Elysée semble bel et bien établi.

Transaction légale ?

Reste un mystère, lié à la signature de la transaction pénale (23 millions d’euros) accordée au trio comme porte de sortie. Elle a eu lieu le 17 juin 2011, au parquet de Bruxelles, entre les concernés et l’avocat général Patrick De Wolf. Les trois « Kazakhs » était pressés car ils voulaient échapper à tout prix à un procès public. D’où la controverse sur la précipitation avec laquelle le texte a été adopté par le parlement au printemps 2011. On avait même oublié d’y introduire les bonnes incriminations, dont celle d’usage de faux, essentielle dans le dossier de corruption du trio. Le texte a néanmoins été voté et la loi promulguée le 16 mai. Dans le même temps, une loi réparatrice a été mise en chantier, amendant les imperfections de la première mouture…

Le dossier

Tout part d’un curieux document publié par Le Canard Enchaîné, en octobre 2012 : une note de Jean François des Rosaies, homme de l’ombre de l’Elysée, à Claude Guéant, ministre et homme lige de Sarkozy. Cette lettre « très confidentielle » souligne le soutien déterminant d’Armand De Decker qui a permis aux Kazakhs poursuivis en Belgique de bénéficier rapidement de la transaction pénale étendue aux délits financiers. Ce qui a pris toujours plus de corps au fil de l’enquête judiciaire et des révélations médiatiques, dont celles, dès janvier 2013, du Vif/L’Express et du Standaard qui avaient enquêté ensemble. L’objectif de l’Elysée était de sauver Chodiev et ses associés d’un procès, à la demande du président kazakh. Lequel en faisait une condition du marché d’hélicoptères qu’il s’apprêtait à passer avec la France. Pour cela, il fallait que la nouvelle loi belge sur la transaction pénale soit vite adoptée…

Mais l’entrée en vigueur de la loi correctrice posait problème. Dans les débats du Sénat du 29 mars 2011, il est d’ailleurs précisé que le ministre De Clerck « donnerait instruction aux procureurs généraux de retarder l’application de la transaction jusqu’à ce que la loi modificative ait été publiée ». Or, pour Chodiev, il n’en a rien été : la transaction a été signée près de deux mois avant l’entrée en vigueur du texte corrigé, le 11 août 2011. Dans une question parlementaire posée ce mercredi 9 novembre sur ce couac, le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) a expliqué qu’en mai 2011, dans l’attente de la loi de réparation, les procureurs généraux avaient bien émis des directives temporaires recommandant de ne pas appliquer la transaction élargie aux cas concernés aussi longtemps que le texte réparateur n’avait pas été publié au Moniteur belge. L’accord prématuré entre le parquet général et les Kazakhs pose donc vraiment question. Tout le monde semblait décidément très pressé dans cette affaire…

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