L'avocat général Jean-François Godbille a-t-il tout dit à la commission d'enquête parlementaire sur le Kazakhgate ? © BENOIT DOPPAGNE/Belgaimage

Kazakhgate : les écoutes révèlent que tous les acteurs du scandale ne sont pas identifiés

Le Vif

Le contenu des écoutes téléphoniques à l’origine de l’enquête sur l’avocat général Godbille, qui a reçu 25 000 euros de l’avocate de Chodiev, est troublant : il y aurait encore des acteurs qui manquent dans le Kazakhgate. Ce scandale d’Etats n’a visiblement pas livré tous ses secrets.

Par Thierry Denoël, enquête avec Alain Lallemand (Le Soir) et Mark Eeckhaut (De Standaard).

L’affaire Godbille recèle encore bien des mystères. Depuis fin janvier 2017, l’avocat général bruxellois fait l’objet d’une instruction judiciaire pour des faits de corruption passive et de trafic d’influence : l’asbl Amitié et fraternité scoute (AFS), dont il est le fondateur et administrateur, a reçu, au printemps 2012, un  » don  » de 25 000 euros via la fondation de la princesse Léa, à laquelle la somme avait été virée depuis le compte HSBC de Catherine Degoul. L’Elysée de Nicolas Sarkozy avait engagé cette avocate française, en 2010, pour sortir le milliardaire Patokh Chodiev et ses deux acolytes kazakhs du bourbier judiciaire dans lequel ils étaient empêtrés en Belgique depuis quinze ans, à savoir le scandale Tractebel. En jeu : un juteux marché aéronautique de deux milliards d’euros entre la France et le Kazakhstan. Me Degoul s’était adjoint, pour cette mission, les services de l’ancien président du Sénat Armand De Decker (MR).

Le virement des 25 000 euros à l’asbl scoute est intervenu quelques mois après la signature, le 17 juin 2011, de la fameuse transaction pénale entre le trio kazakh et le parquet général de Bruxelles, dont Jean-François Godbille fait partie. Une transaction controversée, suite à une loi votée dans des circonstances suspectes qui font l’objet d’une commission d’enquête toujours en cours à la Chambre. En novembre 2016, lorsque Le Soir a révélé cet étrange versement de Degoul à la fondation de la princesse Léa, on ne savait pas qui en était le destinataire final. Ce sont des écoutes téléphoniques opérées dans un autre dossier judiciaire qui ont permis de cibler l’avocat général Godbille et d’ouvrir une enquête à son encontre, comme indiqué par La Dernière Heure en mars dernier.

Le téléphone écouté était celui de Pierre Salik, poursuivi par le juge Michel Claise pour une histoire de corruption de policiers monégasques. Dans des conversations avec son avocat et la princesse Léa, les 19 et 20 novembre 2016, l’ex- magnat du jean, qui était un ami intime de feu le prince Alexandre, évoque les noms de Godbille, Chodiev, De Decker ainsi que l’épouse de ce dernier. Le Vif/L’Express, Le Soir et De Standaard ont pu consulter les retranscriptions des écoutes. Leur contenu s’avère étrange et tend à démontrer qu’on ne sait pas encore tout de cette affaire.

L'enquête sur les 25 000 euros versés à Godbille s'intéresse aussi à la princesse Léa de Belgique.
L’enquête sur les 25 000 euros versés à Godbille s’intéresse aussi à la princesse Léa de Belgique.© DAVID STOCKMAN/BELGAIMAGE

« L’intervention de la crapule »

Illustration : le 19 novembre 2016, à 9 h 49, Me Olivier Bonhivers commente avec Salik, visiblement protecteur à l’égard de Léa, les articles de presse sur la princesse. Ils réfléchissent à la manière dont elle devrait organiser sa communication. Selon l’avocat, les journalistes ne connaissent pas tous les intervenants.  » Il y a encore des acteurs qui manquent, hein Pierre, dans l’entourage… « , dit-il. Et Salik de répondre :  » Il est clair qu’il y a l’intervention de la crapule… auprès du petit bonhomme qu’on connaît et qu’il a servi de… de… et là ce n’est pas des affabulations…  »

L’un des personnages manquants pourrait être Godbille, pas encore découvert par la justice ni par les médias. Mais qui sont les autres, notamment la  » crapule  » ? Salik mentionne aussi, à plusieurs reprises, un certain Roger qui connaît Léa et à qui la princesse  » ne veut pas remettre la lettre « . Il prévient que Léa  » ne doit pas citer le nom de… « . Bonhivers et son client restent malgré tout prudents dans leurs propos.  » Il ne faut pas parler de ça au téléphone « , avertit l’avocat, méfiant.

La lettre à Léa

Autre mystère de taille dans le dossier Godbille : les deux courriers que se sont échangés l’avocat général et la princesse, en septembre 2015. Celle-ci en a remis les originaux aux policiers de l’OCRC, le 30 janvier 2017, près d’un an après sa première audition judiciaire, juste après le tapage médiatique autour de l’enquête ouverte sur le magistrat… Nous avons également pu consulter ces pièces sensibles du dossier. Qu’y découvre-t-on ?

Dans une lettre manuscrite sur papier couronné, datée du 20 septembre 2015, Léa s’adresse à son  » cher ami  » pour lui dire toute sa  » perplexité  » par rapport à une conversation qu’ils ont eue précédemment, lors d’un déjeuner rue Jourdan, à Saint-Gilles, où Jean-François Godbille lui a appris que le don de 25 000 euros qui émanait soi-disant de l’Ordre de Malte provenait en réalité d’une autre source.  » Je n’y comprends rien. Pourquoi en est-il fait état maintenant ?  » écrit Léa. Dix jours plus tard, le 30 septembre, il répond, dans une missive tapée au clavier : c’est lors d' » un tour de table de personnalités […] réunies chez vous  » – parmi lesquelles Armand De Decker –  » qu’il nous fut donné l’assurance que l’Ordre de Malte souhaitait apporter une contribution significative de 25 000 euros à notre oeuvre « .

Plus loin, il explique :  » Quelle ne fut ma surprise et mon inquiétude d’apprendre, il y a à peine quelques semaines, que c’est par l’entremise d’un des avocats cités dans la presse (NDLR : Catherine Degoul) que le don destiné à nos scouts a transité. […] Je me suis ouvert de mes craintes tant à vous qu’ultérieurement à Armand De Decker, qui m’a rassuré à ce sujet. […] Armand m’a bien confirmé que la libéralité était inspirée par la volonté de l’Ordre de Malte et qu’il l’avait matérialisée par un ordre de transfert qu’il avait donné à l’un de ses confrères parisiens.  » Plus loin, il le dit autrement, comme s’il était pris d’un doute :  » Il nous faut voir que la volonté donatrice émane elle-même d’Armand De Decker qui lui-même nous assure qu’il a été initié par la volonté de dirigeants de l’Ordre de Malte.  »

Fuites à répétition ?

Dans l'affaire du don à la fondation Léa, Armand De Decker est contredit par les autres protagonistes.
Dans l’affaire du don à la fondation Léa, Armand De Decker est contredit par les autres protagonistes.© DIDIER LEBRUN/PHOTO NEWS

Cet échange pose plusieurs questions cruciales. Pourquoi la princesse et l’avocat général s’expliquent-ils, à ce moment-là, avec insistance et par écrit, alors qu’ils se voient régulièrement ? Et qui a alerté Godbille en 2015 ? Comment a- t-il découvert que le  » don  » de Malte a été versé par  » une autre source  » ? Fin juillet dernier, devant la commission d’enquête parlementaire sur la transaction pénale, il a affirmé :  » Quelle ne fut pas ma stupéfaction d’apprendre par la presse en 2015 que le don de 25 000 euros provenait de l’avocate Degoul…  » C’est écrit en gras dans les notes qu’il a remises aux députés. Or, à cette époque, les médias n’étaient pas au courant du fameux versement ! Comme écrit plus haut, ce n’est qu’en novembre 2016 que Le Soir l’évoquera une première fois. Qui d’autre a donc pu informer l’avocat général ?

On sait qu’Armand De Decker a été interrogé par les enquêteurs le 12 mai 2015, entre autres sur les 25 000 euros. A-t-il, par après, averti son ami ? Mais alors, pourquoi Godbille écrit-il à Léa  » s’être ouvert de ses craintes  » à Armand ultérieurement au déjeuner rue Jourdan qui a suscité la missive de la princesse en septembre de la même année ? Reste l’hypothèse d’une fuite interne au sein du parquet général. L’information judiciaire sur De Decker y est ouverte depuis octobre 2014. Godbille s’est-il renseigné auprès de ses collègues ? Un camarade magistrat l’a-t-il tuyauté, en violant le secret de l’enquête ? La question mérite d’être posée d’autant que l’avocat général a bénéficié d’une autre fuite début 2017.

« Il y a encore des acteurs qui manquent », selon Pierre Salik, dans les écoutes.

En effet, le procureur général de Bruxelles Johan Delmulle écrit dans un document  » pro justitia  » daté du 27 janvier 2017 avoir, le jour même, accédé à la demande de Godbille d’être reçu dans son bureau. Celui-ci lui aurait alors signalé que, lors d’un contact avec le juge Claise, deux semaines auparavant, il aurait appris  » qu’il ressortait d’écoutes téléphoniques (NDLR : celles de Salik évoquées plus haut) que la princesse Léa parlait beaucoup et qu’il fallait se méfier « . Delmulle a aussitôt dressé procès-verbal à charge de Michel Claise pour violation du secret de l’instruction et du secret professionnel. Mais il est apparu, très vite, que Godbille n’avait pas été informé par Claise, comme il l’avait dit à Delmulle, mais par un autre collègue, magistrat au parquet fédéral et ami proche de l’intéressé. Jean-François Godbille l’aurait finalement reconnu. Bref, cela fait désordre dans le petit monde de la justice bruxelloise dont un éminent représentant fait l’objet d’une instruction judiciaire pour corruption…

Armand ment-il ?

Autre enseignement de la lettre de Godbille à Léa : l’avocat général implique son ami Armand, comme il l’a d’ailleurs fait devant la commission parlementaire. Ce serait bien le libéral qui serait, d’une manière ou d’une autre, à l’origine du versement des 25 000 euros. Selon Godbille, le don émane de De Decker, selon qui c’est l’Ordre de Malte qui lui aurait recommandé de le faire. Or, plusieurs mois auparavant, l’ancien président du Sénat était interrogé au parquet de Bruxelles sur les déclarations de Catherine Degoul qui disait avoir versé 25 000 euros à la fondation de la princesse Léa à la demande de De Decker.  » En substitution d’un paiement d’honoraires « , précisait même l’avocate française.

L’intéressé s’était vivement insurgé :  » C’est ahurissant. […] Je n’ai jamais demandé à Me Degoul de procéder à une telle opération financière « , a-t-il assené à la substitute Lorraine Pilette, qui le questionnait. Mais voilà donc deux témoignages qui le contredisent. Par ailleurs, Jean-Pierre Mazery, l’ancien grand chancelier de l’Ordre de Malte, a déclaré aux députés de la commission d’enquête, en juillet dernier, que cette histoire de don de l’Ordre était  » une invention pure et simple « . Et de commenter :  » C’est facile de dire que c’est l’Ordre de Malte. C’est une couverture sympathique mais, pour moi, c’est non seulement faux, mais ce n’est même pas réaliste.  » Il y a au moins un menteur dans cette histoire…

Toujours dans sa lettre de 2015 à la princesse, Jean-François Godbille prend tout de même encore la défense de son ami, en évoquant le rôle de lobbyiste au profit de Sarkozy que lui prêtent les médias :  » L’inanité de cette affirmation n’est plus à prouver, écrit-il. Armand De Decker n’est en rien intervenu dans un processus de changement législatif qui s’est opéré au sein de la Chambre des députés, qu’il ne présidait pas.  » Une position plutôt hardie de la part du magistrat qui n’est pas sans savoir qu’une enquête est alors en cours au sein de son propre parquet sur les agissements de De Decker… La confiance n’est pas encore brisée entre les deux hommes.

Transparent, l’avocat général ?

Le juge Claise, faussement dénoncé par Godbille ?
Le juge Claise, faussement dénoncé par Godbille ?© Pierre Havrenne/Belgaimage

Toujours dans sa correspondance à Léa, Godbille explique, en parlant de Chodiev :  » Dès lors qu’Armand était devenu son avocat, je n’ai plus voulu exercer la moindre fonction dans cette affaire qui a abouti sans la moindre intervention de ma part.  » Il parle de l’affaire Tractebel et de la transaction pénale qui a finalement mis un terme à la procédure judiciaire. L’avocat général a raconté à la commission parlementaire avoir appris de la bouche de De Decker que celui-ci défendait les Kazakhs, lors d’un déjeuner dans un restaurant de Schaerbeek à une date qu’il situe entre décembre 2010 et janvier 2011.

Mais, alors qu’il est intervenu plusieurs fois depuis 2002 dans le dossier du fameux trio, Godbille est encore consulté, en mars 2011, par le procureur général de Bruxelles pour donner son avis quant aux chances d’échapper à la prescription dans ce dossier mammouth. Puis, comme le révélera Vincent Van Quickenborne (Open VLD) lors de l’audition parlementaire, son nom est aussi mentionné dans un rapport du procureur Jean-Michel Verelst (aujourd’hui directeur de l’Organe central pour la saisie et la confiscation). Ce rapport, qui date du 25 janvier 2011, reprend un avis peu anodin de Jean-François Godbille allant dans le sens d’une suspension du prononcé dans la procédure des Kazakhs. Or, ce rapport Verelst n’a pas été abordé spontanément par Godbille ni dans son exposé, ni dans les notes transmises aux députés, et ce alors qu’il jurait vouloir être le plus transparent possible. Oubli involontaire ? En tout cas, contrairement à ce qu’il écrit à Léa, l’avocat général est encore intervenu dans l’affaire Chodiev après avoir appris que son ami défendait le milliardaire.

Notons également, même si cela paraît anecdotique, que Jean-François Godbille a remis à la commission d’enquête parlementaire une copie de la lettre écrite à la princesse en septembre 2015. Mais celle-ci n’est pas exactement la même que l’originale reçue et mise sous scellé par les enquêteurs. Les différences sont assez minimes, à l’exception d’une seule. Dans l’originale, Godbille termine sa prose par :  » Je vous exprime encore une fois toute ma gratitude et mes sentiment les plus cordiaux, que je me réjouis de vous exprimer de vive voix au château d’Aigremont, ce dimanche 11 octobre prochain « . Dans la copie reçue par les députés, la formule de politesse s’arrête à  » cordiaux « . Le rendez-vous d’Aigremont n’y figure plus. Pour quelle raison ? Il est, de toute façon, interpellant que l’avocat général n’ait pas transmis la lettre entière à la commission parlementaire, alors qu’il y était auditionné sous serment.

Enfin, il reste l’énigme de cet entretien furtif que Godbille a eu avec Me Degoul et Armand De Decker dans un hôtel. C’est le magistrat lui-même qui l’a dévoilé à la Chambre, tout en précisant qu’il n’avait pas été autorisé à en parler par le juge instructeur de Mons qui enquête sur lui. Nous n’avons pas eu accès aux documents de la procédure qui pourraient nous renseigner plus avant.  » Je pense que c’est le noeud de l’instruction judiciaire « , a néanmoins soufflé Godbille aux députés, rendant toute cette affaire décidemment bien mystérieuse. Tout ça pour 25 000 euros…

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