© Frédéric Pauwels

Karel De Gucht : « Non, la Flandre n’est pas à droite ! »

Quand Karel De Gucht, le ténor Open VLD, pose à nouveau ses valises sur la scène politique belge, le temps d’une interview où il s’exprime à titre personnel, ce n’est pas pour se couler dans le politiquement correct et renoncer à la réplique bien affûtée. A méditer sans modération : « Il n’y a pratiquement pas de parti de droite en Flandre », « La Wallonie a deux visages : libéral au niveau régional, de gauche au fédéral. » Et vive la Belgique à trois Régions !

Le Vif/ L’Express : Le pays en panne prolongée de gouvernement, francophones et Flamands toujours à couteaux tirés. La course à l’armement communautaire que vous dénonciez il y a deux mois est-elle toujours en phase d’escalade ?

Karel De Gucht : [Silence.] Oui et non. Ma réflexion d’alors se justifiait par des déclarations du côté francophone portant sur des plans B, à des schémas de sortie du pays. Cette dérive a eu pour effet salutaire de montrer que la voie de la scission du pays n’était pas réaliste. Que mettre fin à la Belgique par un divorce par consentement mutuel était une vraie folie. Nous sommes obligés de vivre ensemble sur cette partie du globe : se séparer n’aurait aucun sens, serait un gâchis d’énergie.

Quelle mouche a donc piqué les francophones d’évoquer de tels plans B ?

J’ignore s’ils l’ont fait par conviction ou par riposte tactique. A côté d’exigences flamandes que je comprends, il y a une inquiétude francophone que je trouve tout aussi compréhensible, et qui est de se dire : dans quel cadre négocie-t-on ? Celui d’une Belgique qui persiste ou celui d’une phase préparatoire à la scission du pays ? Au moins ce débat est-il éclairci. L’hypothèse de la scission est complètement abandonnée.

Des doutes ne subsistent-ils pas dans le chef de la N-VA ?

Il y aura toujours une aile de la N-VA qui sera favorable à la scission du pays, et une couche de la population en Flandre qui jugera préférable de mettre fin à la Belgique. Pour ces gens, un accord ne sera dès lors jamais satisfaisant. Mais ce qui importe, c’est que la grande majorité de la population flamande ne partage pas cet avis. Au sein de la N-VA aussi, tous ne veulent pas la scission.

Mais que veut alors vraiment l’électeur flamand qui a plébiscité la N-VA, parti qui a tout de même le séparatisme à son programme ?

L’idée de la nécessité de changer certaines choses est très répandue en Flandre et ne se limite pas à l’électorat de la N-VA. Une minorité importante de la population flamande, sans percevoir toutes les subtilités du débat en cours, éprouve le sentiment que les partis francophones ne veulent arriver à rien avec la Flandre. Ce sentiment est né lors des négociations politiques de 2007. Dantesques ! Même les canards du château de Val Duchesse [NDLR : lieu où se déroulaient les négociations en vue de former un gouvernement] finissaient par reconnaître les négociateurs, le matin…. Je n’ai jamais compris que certains politiciens et politiciennes francophones n’aient pas voulu profiter de l’opportunité de conclure un accord avec les Flamands, à un prix nettement moindre qu’aujourd’hui. Pourquoi ne pas vouloir comprendre que nous, Flamands, avons une approche des choses qui peut être différente et que nous sommes la majorité dans ce pays ?

Cette majorité doit-elle dicter sa loi à la minorité francophone ?

Non, je ne dis pas cela. Je ne parlerais d’ailleurs pas de minorité, mais plutôt d’un groupe de population moins nombreux. Mais le droit au respect ne doit pas être un droit de tout bloquer. Une démocratie exige un accord pour pouvoir avancer.

On ne peut y parvenir idéalement que par la règle du consensus…

Non, une démocratie ne peut fonctionner sur la base de cette règle. La démocratie, ce n’est pas le consensus. La Belgique s’est progressivement réduite à une sorte de conférence diplomatique permanente. Ce n’est pas une façon de gérer un pays.

Lorsque Bart De Wever évoque « l’évaporation de la Belgique dans l’espace européen », il dit puiser à fort bonne source : vos propos.Le président de la N-VA n’a pas tort ?

On me cite beaucoup mais de façon parfois incomplète. Bart De Wever dit que l’évaporation de la Belgique se produira dans le cadre d’une Europe fédéraliste qui pourrait reprendre les fonctions de l’Etat belge. Mais cette Europe fédéraliste n’existe pas. J’ai dit que l’évaporation de la Belgique se produisait, sous nos yeux. Et c’est le cas !

De quelle manière ?

La situation empire depuis dix ans. Beaucoup de gens ont des idées de bon sens dans ce pays. On ne peut d’ailleurs pas dire que tout ce qu’avance la N-VA ne tient pas la route. Mais le fossé entre ces idées et les limites imposées par le modèle belge de décision est devenu tel qu’il enlève toute crédibilité au monde politique. J’ai pu le constater durant mes cinq années au gouvernement fédéral [NDLR : comme ministre des Affaires étrangères et vice-Premier ministre, de 2004 à 2009] : il n’y avait pratiquement plus aucun dossier sur lesquels Flamands et francophones étaient encore d’accord. Ceux qui affirment ne pas vouloir la scission du pays, et c’est une large majorité du monde politique, devraient réaliser qu’il n’est plus possible que les deux grandes communautés continuent à avoir systématiquement des opinions différentes sur chaque dossier. Ça ne va plus !

Le noeud du problème communautaire aujourd’hui, n’est-ce pas une Flandre profondément et durablement inscrite à droite, et une Wallonie ancrée de la même manière à gauche ?

Où ça, des partis de droite en Flandre ? L’Open VLD ? Non. Le CD&V ? Un parti de centre-gauche, la majorité de ses parlementaires sont de tendance ACW [NDLR : Mouvement ouvrier chrétien flamand]. La N-VA n’est certainement pas un parti de droite sur le plan socio-économique. Il n’y a pratiquement pas de parti de droite en Flandre : comment peut-on affirmer que les Flamands ont pu voter pour eux ? Les Flamands, dans leur grande majorité, sont partisans d’un Etat providence, d’une protection sociale élargie. Pas moins que les Wallons. Même au niveau régional flamand, pensez-vous que les communes flamandes dépensent moins que les communes wallonnes pour les CPAS ? Si vous saviez ce que ma commune [NDLR : Berlare], à majorité libérale absolue et dont je suis le bourgmestre empêché, consacre aux aspects sociaux de la politique. Alors moi, un homme de droite ?

Dans ce cas, le PS est-il à l’extrême gauche ?

Beaucoup de Flamands pensent que la Wallonie est à gauche. Je n’oserais pas l’affirmer. La Wallonie a deux visages : au niveau régional, elle mène une politique libérale, et les employeurs wallons n’ont d’ailleurs pas de problèmes avec le gouvernement régional. En revanche, la Wallonie pratique une approche beaucoup plus à gauche au niveau fédéral, là où s’organise la protection sociale. Ce constat vaut pour le PS et le CDH. De même que les partis wallons sont au moins aussi régionalistes que les formations politiques flamandes.

L’attachement des francophones à la Belgique fédérale n’exprime donc pas un sentiment patriotique ?

Mais non, enfin ! Sauf chez certains, peut-être. L’approche est avant tout utilitaire Mais il n’y a aucun mal à cela. A l’inverse, la Flandre ne veut pas se distancer du niveau fédéral. Ces dix dernières années, elle a fourni de sérieux efforts à la stabilité des finances publiques fédérales.

Quelle est donc votre Belgique idéale ?

Je ne cultive pas d’idées romantiques sur la nation. Mais ce serait une Belgique à trois Régions, sans parler bien sûr des germanophones.

Ce n’est pas vraiment le discours dominant tenu par les partis politiques en Flandre…

Peut-être, mais les néerlandophones à Bruxelles sont tous partisans de ce modèle à trois Régions. Pensez-vous vraiment que le Gantois regardant les nouvelles à la télé va s’écrier : jamais, la Belgique à trois Régions ? Allons ! Mais il y a comme cela des dossiers que j’appelle des fantômes. Des « No pasarán ! » BHV en est un bel exemple : quoi qu’on décide, on n’infléchira pas la sociologie de cette région. Et pourtant, on ne parvient pas à en discuter sérieusement. Parce que faire un pas dans ce dossier équivaudrait à un déshonneur.

La Belgique manquerait-elle d’hommes d’Etat pour franchir ces pas ?

C’est vraiment trop facile comme argument. Vous avez beau être homme d’Etat, quand vous siégez dans un gouvernement et que d’autres ne sont pas d’accord avec vous, que faites-vous ? Des hommes d’Etat : je veux bien. Mais il faudrait peut-être d’abord un Etat.

PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE HAVAUX ET GÉRALD PAPY

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