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Jennifer Richard : « On ne mène pas de guerre à but humanitaire »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’écrivaine franco-américaine livre avec Il est à toi ce beau pays (1) une grande fresque mêlant la colonisation de l’Afrique centrale sous Léopold II et la ségrégation aux Etats-Unis. Deux événements aux répercussions encore présentes. Au modèle américain d’essors culturels parallèles, elle préfère la société européenne mélangée.

Pourquoi avoir mêlé le récit des prémices du combat pour les droits civiques aux Etats-Unis à celui de la colonisation ?

Les premiers pas de la colonisation en Afrique centrale et l’instauration de la ségrégation aux Etats-Unis sont deux événements concomitants peu connus. Sur une période d’une trentaine d’années, entre la fin de la guerre civile et le terme du xixe siècle, la ségrégation va s’installer aux Etats-Unis, d’abord de facto, ensuite de droit. Au même moment, les Européens prennent pied en Afrique centrale. Ota Benga, le personnage qui ouvre le roman, est témoin tant de la colonisation que de la ségrégation. Il a été arraché à sa terre d’Afrique colonisée par les troupes du roi Léopold II pour être emmené dans le sud des Etats-Unis. Là, à l’issue de la guerre civile, s’est posée la question du sort des esclaves affranchis. Des Blancs et même certains Noirs ont prôné un retour à la terre des ancêtres. Cette perspective apparaissait d’autant plus plausible que les Européens qui y étaient désormais implantés auraient pu contribuer à ce rapatriement. Cette triangulation politique m’a intéressée.

Les explorateurs Henry Morton Stanley et Pierre Savorgnan de Brazza apparaissent plutôt comme des idéalistes qui doivent endosser les exigences de leur « patron ». Faut-il se méfier des idéalistes ?

Il faut se méfier des notions de  » droits de l’homme  » ou de  » civilisation  » et des professions de foi humanitaires. Pas forcément dans le chef des acteurs de terrain – Stanley et Brazza étaient de bonne foi avec une part de naïveté plus ou moins assumée – mais certainement dans celui des créateurs de ces concepts. C’est encore le cas aujourd’hui. On ne mène pas de guerre à but humanitaire.

Déboulonner les statues ne va pas changer le passé

Léopold II est-il pour vous l’emblème du colonisateur cynique et machiavélique ?

Le bilan de Léopold II n’est pas que négatif. Il a oeuvré à la grandeur de la Belgique. Du reste, les réalisations importantes d’un homme d’Etat sont souvent fondées sur des actions assez néfastes. En fait, c’est Ota Benga qui m’a amenée à Léopold II. L’administration du Congo belge, sous la forme à l’origine d’une entreprise personnelle, est un cas inédit à l’échelle du continent. En matière de bilan, Jules Ferry en France (NDLR : président du conseil (Premier ministre) de septembre 1880 à novembre 1881, puis de février 1883 à mars 1885, poste qu’il cumule à partir de novembre 1883 avec celui de ministre des Affaires étrangères) n’a pas fait mieux. La gestion du Congo français a été terrible pour les populations locales. Sur l’échelle des souffrances de part et d’autre des rives du fleuve Congo, il y a certes eu davantage de morts dans la colonie belge. Mais le travail harassant infligé aux populations, les tortures et l’atomisation des tribus ont été équivalents dans la colonie française. Léopold II avait l’avantage pour mon livre d’être une figure très romanesque et de présenter une stature plus impressionnante que celle d’un Jules Ferry.

En Afrique, à cette époque, les habitants sont des « non-personnes » et aux Etats-Unis, les Afro-Américains commencent à prendre en main leur destin. Avez-vous voulu signifier que subsiste toujours l’espoir d’un progrès ?

Dans le sud des Etats-Unis, à l’issue de la guerre civile, les vainqueurs républicains imposent le respect de la Constitution qui, tout d’un coup, intègre les Noirs. Citoyens américains à part entière, ils peuvent voter et ont le droit de fréquenter tous les établissements qui leur étaient interdits. Mais quand les Démocrates reprennent le pouvoir après le retrait des troupes républicaines, les règlements ségrégationnistes commencent à foisonner. L’accès au vote est soumis à des conditions que la plupart des Noirs ne peuvent pas remplir (acquitter une somme de vingt dollars, pouvoir écrire son nom…). S’ouvre alors une lutte de trente ans entre les suprémacistes blancs démocrates et les anciens esclaves, bataille gagnée par les premiers en 1896. La ségrégation ne prendra fin qu’en… 1965. Pour les Noirs, l’espoir suscité par la victoire des Républicains a existé mais il a été vite déçu.

 » Barack Obama a pu devenir président des Etats-Unis. Mais à lui qui est métis, on a retiré toute ascendance blanche « , déplore Jennifer Richard.© ERIN HOOLEY/REPORTERS

« On a colonisé l’Afrique au nom de la civilisation ; on l’a pillée au nom des droits de l’homme », dit un de vos personnages. La colonisation est-elle la plus grande supercherie du xixe siècle ?

J’en suis persuadée. La colonisation s’est faite officiellement pour contrer les esclavagistes de Zanzibar. Mais ce prétexte de civilisation n’a servi qu’à la colonisation. L’objectif était de s’installer en Afrique et de servir certaines grandes entreprises. Les Etats en ont un peu bénéficié. Le faste de Bruxelles et de Paris à la fin du xixe siècle, au plan architectural surtout, en témoigne.

La colonisation n’avait-elle tout de même pas une vocation « civilisatrice » ?

Pas à l’origine. A l’époque de la fin de mon roman, en 1896, le Congo ne dispose toujours pas d’écoles ou d’hôpitaux. Certains personnages que j’évoque ont observé que les cargaisons chargées dans les ports de Liverpool et d’Anvers à destination du Congo étaient essentiellement constituées d’armes et d’alcool. La propagation de l’alcool par les colonisateurs a complètement déstructuré les sociétés tribales locales. La  » volonté civilisatrice  » n’apparaît que dans les années 1920-1930. Des écoles, des établissements de santé sont construits ; des campagnes de vaccination sont menées. La démographie recommence à grimper alors qu’à la fin du xixe siècle, certains pays africains, dont les Congos belge et français, ont perdu un tiers voire la moitié de leur population. Un phénomène qui n’est pas forcément voulu mais qui est conscient.

Vous questionnez le rôle de l’Europe. « Cette entité prométhéenne s’est proclamée juge universel. Et pendant qu’elle accuse, on ne voit pas que ses pieds trempent dans le sang. » L’accusation est-elle toujours d’actualité ?

Elle est complètement d’actualité. Les pays occidentaux prétendent en permanence vouloir établir la démocratie dans le monde, aujourd’hui dans les pays du Moyen-Orient. Ont-ils à décider à la place d’un peuple ce qui est bien pour lui ? N’est-ce pas un stratagème pour faire accepter des guerres et obtenir de les financer ? C’est aussi pour cette raison que j’ai voulu écrire ce roman. Il est difficile aujourd’hui d’aborder les événements de front sans être taxée de complotiste ou qualifiée d’agent anti-système. Ce n’est pas une question d’existence ou pas d’un complot. La politique est opaque. Elle l’a toujours été.

« Faut-il ou non déboulonner les statues de Léopold II ? », s’interroge-t-on en Belgique. Qu’en pensez-vous ?

(1) Il est à toi ce beau pays, Jennifer Richard, Albin Michel, 744 p.
(1) Il est à toi ce beau pays, Jennifer Richard, Albin Michel, 744 p.

Déboulonner les statues au sens propre comme au sens figuré ne va pas changer le passé. Au contraire, cela risque de couper tout lien avec une époque historique que la vue d’un monument peut inciter à vouloir étudier plus en profondeur. Il faut expliquer qui était Léopold II, ce qu’il a fait et pourquoi il fut un grand roi. La politique de Napoléon a été un désastre pour beaucoup de pays. Cela n’empêche pas qu’il fut un grand empereur pour la France. Il faut se pencher sur la colonisation mais sans considérer les années 1960 et la décolonisation comme une rupture dans l’histoire. Il y a au contraire une continuité historique entre la colonisation et le présent.

Votre livre s’attache au début de la colonisation. Quel bilan tirez-vous de cette période dans son entièreté ?

La colonisation a été majoritairement sinon exclusivement négative pour les populations sur place et extraordinairement bénéfique pour l’Occident. Sa richesse, en tout cas jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, est liée à cette entreprise.

Votre roman est aussi un livre sur les racines et le déracinement. Quelle importance cela a-t-il pour vous ?

Je suis un peu une citoyenne du monde. Mon père est normand ; ma mère guadeloupéenne ; et je suis née aux Etats-Unis… Je me sens bien à peu près partout et avec toutes les populations. J’ai du mal à concevoir que les gens ne s’intéressent pas de manière concrète à l’histoire de leur famille. Avec elle, c’est tout un monde qui s’ouvre.

Comment analysez-vous le combat toujours inachevé pour les droits des Afro-Américains aux Etats-Unis ?

Les Etats-Unis ont un rapport à la race unique au monde. En Europe, le racisme du xixe siècle s’est estompé pour laisser la place à une ségrégation sociale et économique. Un Noir ou un Arabe, s’il est riche, sera totalement intégré dans la société. C’est différent aux Etats-Unis parce que les cultures ont connu des développements parallèles. Prenez Barack Obama. Il a pu devenir président. Mais lui qui est métis est encore désigné comme Noir. On lui retire toute ascendance blanche. Les Etats-Unis, c’est cela : des histoires parallèles. Aujourd’hui, il y a un musée de l’histoire et de la culture afro-américaine à Washington, des chaînes de télé et un marché économique pour les Noirs. Chacun a tendance à vivre de son côté. De ce point de vue, je me sens beaucoup plus française et européenne.

L’Europe n’est-elle pas de plus en plus happée par ce modèle de développements parallèles ?

Cette tendance existe. Mais les sociétés, en France ou en Belgique, sont encore très diversifiées. Aux Etats-Unis, les mélanges sont rares et, pour beaucoup, l’héritage de rapports forcés du temps de l’esclavage. Or, il n’y a pas une histoire blanche et une histoire noire. Cette dimension américaine résulte plus d’une évolution économique qui crée des marchés par communautés pour multiplier les profits des entreprises, que d’une  » idéologie raciale « . J’espère que l’Europe va y résister et qu’elle restera une société hétéroclite et mélangée.

Bio express

1980 : Naissance le 26 août à Los Angeles.

2007 : Parution de son premier roman Bleu poussière (Robert Laffont).

2010 : Requiem pour une étoile (Robert Laffont).

2014 : L’illustre inconnu (Robert Laffont).

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