Jean-Paul Philippot, Administrateur-général de la RTBF depuis le 18 février 2002. © Belga

Jean-Paul Philippot : « Quand on voit ce qui attend les médias, on ne peut pas être serein »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Administrateur-général de la RTBF depuis le 18 février 2002 et président de l’Union européenne de radio-télévision (UER) depuis juillet 2008, il incarne la transformation, assez radicale, du fonctionnement des médias publics, ces dernières années. Au tiers de son troisième mandat, de six ans, son regard reste tourné vers l’avenir. Plutôt incertain pour beaucoup, dans ce secteur.

Le Vif/L’Express : Vous avez terminé fin janvier votre treizième année à la tête de la RTBF. Un fameux bail…

Jean-Paul Philippot : Dans les standards de la profession de manager, on aura sans doute tendance à dire que c’est long, mais je n’ai pas cette impression. C’est le temps raisonnable qu’une organisation met à se transformer profondément et cela prend peut-être un peu plus de temps dans le public que dans le privé. Aujourd’hui, je perçois l’urgence de poursuivre ce travail. Notre monde professionnel, en pleine mutation, va nous imposer de nouvelles évolutions…

A votre arrivée, vous avez dû réformer un mastodonte. Cette urgence n’existait pas alors ?

En 2002, j’ai découvert une entreprise qui avait des problèmes d’organisation, de culture et de positionnement dans le marché. Depuis, la société a profondément changé et les attentes à l’égard d’une entreprise de média public ont fortement évolué. Ayant réussi sa transformation, la RTBF est aujourd’hui en mesure de relever ces défis.

Parce que votre restructuration a rajeuni le personnel et imposé aux gens de travailler ensemble ?

Oui. Cela nous permet de nous projeter dans le futur même si, quand on regarde ce qui nous attend, on ne peut pas être serein.

Pourquoi ?

Notre modèle de service public est mis sous pression depuis toujours. En tant que média, nous sommes en outre mis au défi de nous renouveler jusque dans nos fondations. Avant, la radio faisait de la radio, la télé de la télé, la presse écrite de la presse écrite… Aujourd’hui, on a des ruptures, tous ces mondes débordant les uns sur les autres. Cela a créé des conflits d’un genre nouveau, comme celui qui nous a opposé aux éditeurs de presse écrite (NDLR : le développement par la RTBF d’une offre d’informations sur son site Internet était jugé comme une concurrence déloyale par les quotidiens). En outre, il n’y a plus de restrictions territoriales : ce que nous éditons est susceptible d’être consommé instantanément partout, aux Etats-Unis ou ailleurs. Hier, il n’y avait que le débordement des chaînes de télévision françaises, c’est tout. Nous avons d’abord pris cela comme une extraordinaire intrusion. Désormais, nous devons voir en quoi il s’agit d’une opportunité pour promouvoir nos talents et nos réussites à l’extérieur. Depuis dix ans, on parlait de « convergences ». Nous nous y sommes attelés dans notre organisation interne. Est-ce fini ? Non. Mais le nouveau défi, c’est de vivre dans un « monde convergé ».

C’est-à-dire ?

Il y a là plus qu’une nuance. La convergence, c’est un mouvement dans lequel de plus en plus d’acteurs s’intègrent. Un « monde convergé », c’est un monde dans lequel la norme, c’est la juxtaposition des contenus, des canaux de diffusion, des acteurs…

C’est la façon dont les gens consomment l’information via les réseaux sociaux…

Voilà ! Il y a dix ans, le smartphone n’existait pas, Twitter non plus, Facebook était balbutiant. Aujourd’hui, c’est une réalité autour de laquelle on doit repenser ce que l’on apporte à la société.

Cela se traduit comment ?

La singularité du contenu devient de loin l’élément le plus sélectif. Nous devons aussi promouvoir les talents belges, mettre en évidence les atouts de la Wallonie et de Bruxelles, faire preuve de créativité en matière de formats… Et comprendre de façon plus fine les attentes des citoyens auxquels on s’adresse. Ce sont des défis qui traversent toute notre organisation.

Cela passe par le Web d’abord ?

Le Web est une évidence, mais nous serions sots d’estomper la radio et la télévision. Aujourd’hui, la télé reste notre premier vecteur devant la radio et puis le Web. Pour de multiples raisons qui vont de l’habitude à la qualité de confort. Mais je fais le pari que dans cinq ou dix ans, ce sera différent…

Selon les syndicats, vous évoquez en interne la nécessité de revenir au core business du métier pour ces prochaines années…

Oui !

Mais ils craignent aussi un « démantèlement progressif » de la RTBF…

Nous sommes une des seules entreprises audiovisuelles publiques en Europe dont on ne réduira pas les effectifs cette année. En 2015, nous avons réalisé les 12,5 millions d’économies qui étaient exigés de nous, c’est tout. La VRT, la BBC ou Radio France vivent d’autres réalités.

Vous avez été contraint d’anticiper cette mutation en raison des contraintes budgétaires francophones ?

Oui. A posteriori, on peut se dire que la crise que nous avons vécue au début des années 2000 constitue une opportunité. Nous avons aujourd’hui un temps d’avance sur des transformations que d’autres ont probablement un peu repoussées. Et notre contrat de gestion fixe l’horizon jusque fin 2017. Nous devons désormais nous assurer que nos ressources sont affectées à notre coeur d’activités pour transformer la valeur monétaire d’un service public en valeur culturelle et d’informations.

Cela signifie-t-il qu’il y a des choses que vous ne ferez plus ?

A chaque cycle correspondent des compétences, des métiers, des pôles d’activités… Nous sommes en train de changer de façon assez naturelle. Le défi que nous avons sur le plan social, c’est d’identifier les métiers dont nous aurons besoin demain et faire évoluer les carrières de notre personnel. C’est pour cela que nous avons créé une RTBF Academy, un gigantesque outil de formation pour tous les membres du personnel. Ce que l’on appelle aujourd’hui l’agilité de l’entreprise devient un atout que l’on doit développer, c’est un actif. L’équilibre n’est pas évident à garantir entre cette souplesse nécessaire, l’incertitude liée à notre environnement, l’introduction de nouvelles techniques et le bien-être au travail. Cette pression sur les collaborateurs peut devenir destructrice pour les individus. En 2016, ce sera un des défis majeurs de la gestion du changement. Parce que dans notre monde digital, paradoxalement, ce qui fera la différence, ce seront les ressources humaines. Le rôle des journalistes devient de plus en plus déterminant à l’heure où les communicants sont de plus en plus en plus nombreux et de plus en plus puissants. Les journalistes ont un rôle particulier bâti sur un lien de confiance instauré avec le citoyen. Développer et entretenir ce lien sera un des enjeux des prochaines années. Cette confiance est basée sur de l’indépendance, du professionnalisme, de la déontologie… C’est indispensable pour distinguer l’information de la communication et de la rumeur. Pour la RTBF, c’est une question de crédibilité.

Joëlle Milquet, ministre de la Culture et de l’Enseignement, dénonce une « dérive généralisée » des médias, après s’être emportée sur deux émissions de la RTBF : Au tableau et 7 à la Une, qui, selon elle, l’ont piégée…

Est-ce que nous étions spécialement visés par ces propos ? Nous ne l’avons pas ressenti ainsi. Une chose est sûre : il y a un lieu pour traiter de déontologie. Et c’est au Conseil de déontologie journalistique…

Quel est votre objectif pour 2016 ?

La créativité et l’originalité des contenus. Nous avons la chance extraordinaire d’être une entreprise qui a gardé des outils de production. Ceux qui ne les ont plus et qui sous-traitaient courent aujourd’hui pour les acquérir, comme TF1 qui rachète tout récemment Newen (NDLR : producteur de Plus belle la vie). Un des succès d’antennes de 2015, Le Cactus, avec Jérôme de Warzée, est le fruit d’un appel à projets qui s’appelle « Allumons les idées », un processus que nous avons lancé en interne avec des budgets pour créer des pilotes. C’est d’emblée une petite success story. Nous voulons aussi stimuler la créativité des producteurs indépendants wallons et bruxellois.

C’est le patriotisme économique du ministre-président wallon, Paul Magnette, version médiatique ?

Dans le mot « patriotisme », il y a plein d’autres valeurs qui ne m’intéressent pas. Je préfère le terme de « singularité » ou de « valeur ajoutée ». Nous devons avoir un socle de professionnels de qualité, c’est d’autant plus important que nous sommes un tout petit marché. Dans le domaine de la fiction, nous sommes en train de développer, avec des scénaristes et des producteurs privés, une nouvelle filière industrielle. On ne s’en rend pas compte, mais une imagination incroyable s’exprime. On en verra les fruits dans quatre ou cinq ans, pas avant.

Le contexte politique actuel est tendu, avec des majorités de centre-droit au fédéral et de centre-gauche du côté francophone. Christian Dauriac, le rédacteur en chef du JT licencié en raison de propos homophobes qu’il conteste, affirme que la RTBF n’a pas compris le changement et que vous considériez que « l’arrivée de la N-VA au pouvoir mettrait tout à feu et à sang ». Qu’y répondez-vous ?

Le contexte politique ne doit pas nous influencer. Il y a des règles, des barrières, des procédures qui font en sorte que l’influence des autorités politiques n’a plus lieu en 2016. Et nous ne devons pas non plus modifier nos contenus en fonction du paysage politique. Voilà ! Notre mission consiste à avoir le même traitement quel que soit l’univers politique qui nous entoure.

Mais referiez-vous, par exemple aujourd’hui, Bye Bye Belgium, l’émission qui, en 2006, mettait en scène la scission du pays ?

Oui ! Avec les balises que j’ai regretté ne pas avoir placées.

Ce serait une nouvelle mise en garde ?

Bien sûr. Convenons que la réalité… (Son silence laisse entendre que l’évolution politique donne raison à ce docu-fiction). En interne, nous avons prévu des procédures qui permettent à chaque journaliste de tirer la sonnette d’alarme s’il a le sentiment que l’entreprise est influencée par l’environnement politique. Je suis très rassuré que cela existe. Cela va jusqu’à la possibilité de dénoncer le fait d’être sous l’influence de quelqu’un de sa hiérarchie. Cela renforce cette relation de confiance entre nous et le citoyen. Pour revenir aux propos que vous évoquiez, certains ont parfois intérêt à nuire parce qu’ils se sentent blessés ou parce qu’ils veulent détourner l’attention des vraies raisons pour lesquelles on a mis fin à leur collaboration – soyons très clair ! L’écume des propos de ce monsieur est très loin de la vraie nature du problème et qui est liée à un seul mot, une valeur forte : le respect.

Après treize ans à la tête de la RTBF, vous avez changé ? Etes-vous devenu un geek ?

Non. Dans une carrière, on acquiert de l’expérience, on nourrit l’intérêt pour le secteur dans lequel on est, c’est sûr. C’est d’ailleurs aujourd’hui un des secteurs les plus dynamiques sur le plan économique, les premières capitalisations boursières au monde en témoignent… Je suis au coeur de quelque chose qui bouillonne et, en tant que manager, c’est passionnant de comprendre les dynamiques, de s’entourer de collaborateurs qui les maîtrisent… Je ne suis pas le détenteur du savoir. Est-ce que je suis geek ? Non. Est-ce que certaines choses ont un caractère mystérieux pour moi ? Oui. Est-ce que je dois parfois passer deux ou trois heures de briefing pour comprendre un processus nouveau ? Oui. Mais ce qui est passionnant, c’est d’amener une nouvelle génération. Nous sommes en train de lancer la construction d’un nouveau bâtiment et je le martèle : on ne le fait pas pour nous, comité de direction de la RTBF, mais pour ceux qui prendront nos places. Il y a beaucoup d’humilité là-dedans.

Mais ce sera votre oeuvre, quand même ?

Oh la la, non, certainement pas. Ce que je veux, c’est que ce soit un beau geste architectural. La paternité en reviendra à l’équipe que l’on désignera début mars au plus tard. J’espère qu’elle représentera nos valeurs : la créativité, l’ouverture, l’interactivité, la transparence… Mais ce sera surtout un outil dans lequel les jeunes de cette boîte feront des grandes choses dans le futur.

La construction sera terminée pour 2020 ?

Oui, ou 2021.

Ça coïncidera avec la fin de votre troisième mandat…

Peu importe ! C’est simplement un outil dont la RTBF a urgemment besoin. Une nécessité. Le bâtiment actuel coûte cher à entretenir, il n’est pas adapté aux besoins des métiers digitaux et il méprise l’environnement alors que son respect est une valeur importante de l’entreprise. Quant à moi, je pourrai encore faire autre chose de ma vie…

Vous savez déjà dans quelle direction ?

Non. Le jour où je le saurai, tout le monde le saura. J’aspire à faire d’autres choses. Je compte bien mettre à profit l’expérience acquise ici, la capacité de changement et la connaissance fine que j’ai du monde des médias en Belgique et en Europe.

Vous rempileriez pour un quatrième mandat ?

La question n’est pas à l’ordre du jour. Elle se posera quand l’échéance sera là.

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