Jean Gol et Didier Reynders en 1995. © Belga

« Jean Gol a osé briser le tabou de l’immigration »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

A l’ère de la N-VA et du défi séparatiste, Didier Reynders a retenu la leçon de son « père » en politique, mort il y a 20 ans (le 17 septembre 1995) :  » On conclut plus souvent des accords avec des faucons qu’avec des colombes. » Entretien.

Le Vif/L’Express : Vingt ans après sa disparition, où trouver encore l’empreinte de Jean Gol ?

Didier Reynders (MR) : Dans des lignes directrices, aujourd’hui portées par des gens qui descendaient alors dans la rue pour les combattre : l’idée d’une autonomie régionale forte, une volonté de redresser le pays par une politique de rupture en cas de crise importante, le fait d’oser toucher aux tabous en matière d’immigration et de sécurité. C’est là le côté visionnaire de Jean Gol.

Jean Gol était un homme qui avait vu juste trop tôt ?

Je constate que des partis encore très frileux, voire unitaristes, dans le monde chrétien ou socialiste, sont devenus les parangons d’un régionalisme que Jean Gol portait dès les années 1970 au sein du Rassemblement wallon. Au début des années 1980, alors que la Belgique est l’homme malade de l’Europe, dans ces moments de crise économique, de chômage et de déficits publics importants, les gouvernements Martens-Gol (NDLR : coalition sociale-chrétienne – libérale de 1981 à 1987) osent la rupture par une politique de centre-droit. Celle que nous menons aujourd’hui au gouvernement fédéral. A la différence que le CDH a dit non, là où le PSC disait oui à cette volonté de rupture et de réformes en profondeur.

C’est d’ailleurs ce qui remet au goût du jour la contestation de cette austérité « à la Martens-Gol »…

Il n’y a pas de comparaison possible, quand je vois les efforts qu’il faut accomplir avec trois partis flamands, N-VA, CD&V et Open VLD, pour procéder à un saut d’index et oser quelques réformes… La démarche du gouvernement Martens-Gol était beaucoup plus courageuse et la rupture bien plus forte. Probablement le Premier ministre Wilfried Martens (CVP) avait-il beaucoup plus de poids politique en Flandre que les responsables actuels du CD&V…

En quoi Jean Gol faisait-il tant bouger les lignes ?

Il a mis sur la table des thèmes longtemps tabous et aujourd’hui en pleine actualité : la sécurité, l’immigration. Comme ministre de la Justice au début des années 1980, il osait gérer la politique de l’immigration, que d’autres ministres de la Justice ont choisi de céder au département de l’Intérieur ou à un secrétaire d’Etat spécifique. Tout comme il assumait sa volonté de prendre des mesures contre le terrorisme qui, à son époque, n’était pas djihadiste mais d’extrême-gauche. A voir aujourd’hui la présence de militaires dans la rue, je me dis que Jean Gol était légèrement précurseur…

Moins d’Etat mais mieux d’Etat, volonté d’accueil et d’ouverture envers ceux qui souffrent et sont persécutés mais fermeté et intransigeance à l’égard de ceux qui abusent et ne respectent pas les règles du pays qui les accueille : le message de Jean Gol est resté actuel en matière sécuritaire et d’immigration.

Au risque d’être caricaturé…

C’était l’époque qui voulait ça. Jean Gol s’est heurté à des grèves de la faim, à des manifs parce qu’il osait poser le problème de l’immigration. Sa loi sur la nationalité poussait la gauche et l’extrême-gauche à descendre dans la rue en exhibant le badge du mouvement d’Harlem Désir « Touche pas à mon pote. » Gérard Deprez, alors président du PSC, était du nombre au temps où il s’opposait au projet de Jean Gol.

Quand je vois la politique que les trois quarts de ceux qui manifestaient à l’époque ont mis en place par la suite, à commencer par les ministres socialistes flamands de l’Intérieur : centres fermés, techniques de rapatriement de demandeurs d’asile déboutés, regroupement familial…. Tout ce que Jean Gol n’aurait pas osé proposer et qu’on ne lui aurait même pas pardonné d’y avoir pensé.

En quoi Jean Gol reste-il une source d’inspiration pour le MR ?

Il a porté cette revendication de la neutralité dans la sphère politique qui se traduit au MR par la liberté de vote sur les thèmes éthiques. Je reste très étonné de voir que dans d’autres partis on puisse encore voter comme un seul homme sur les questions éthiques, à moins de s’absenter à l’heure du vote afin que le parti garde un profil homogène. Aujourd’hui encore, il n’y a pas vraiment d’autres partis francophones que le MR où existe cette liberté de conscience et de vote sur les questions éthiques.

La face du MR aurait-elle été fondamentalement différente sans la disparition brutale et prématurée de Jean Gol ?

Probablement sur le volet francophone. Jean Gol aurait sans doute davantage renforcé une démarche clairement francophone, par ses affinités avec Antoinette Spaak et ses interlocuteurs au sein du FDF.

Le divorce entre le MR et le FDF, survenu en septembre 2011, lui aurait donc été insupportable ?

Il l’aurait certainement regretté et mal vécu. Mais à vingt ans d’écart, au bout de 540 jours de crise politique, Jean Gol aurait tout aussi mal vécu l’incapacité qu’il y avait de gérer l’Etat et le pays.

L’alliance avec le FDF relevait avant tout d’une démarche pragmatique. Jean Gol partait de l’idée qu’ensemble, nous serions plus forts, alors que d’une élection à l’autre nous étions rejetés dans l’opposition et tenus à l’écart, notamment par Gérard Deprez qui nous disait : « vous avez électoralement gagné, mais nous politiquement perdu. » L’accord électoral avec le FDF a donné au PRL un poids suffisant pour revenir au pouvoir en Région bruxelloise en 1995 puis au niveau fédéral en 1999.

Jean Gol disparaît en septembre 1995, alors le PRL rempile dans l’opposition fédérale. N’était-il pas devenu un handicap plus qu’un atout au retour des libéraux au pouvoir ?

Guy Verhofstadt et la politique agressive du PVV étaient bien plus à l’origine de l’éviction des libéraux. Le parcours de vie de Jean Gol lui donnait une capacité d’établir sans difficultés une proximité avec des gens de gauche. J’ai hérité de cette capacité, et nous sommes peu nombreux au sein du parti libéral à avoir ce type de relations. Personnellement, je m’entends bien avec des gens de la gauche syndicale et politique, même si cela ne se voit pas dans le débat public. C’était aussi le cas de Jean Gol qui entretenait des liens de proximité avec André Cools.

On est loin de l’homme de la rupture, par contraste avec un Louis Michel plus policé et moins intransigeant…

Louis Michel a très bien pu être en conflit ouvert avec Gérard Deprez et faire ensuite un parti avec lui. (NDLR. Gérard Deprez, président du PSC, trahit le PRL en 1987 et le renvoie dans l’opposition, puis intègre la fédération PRL-FDF à la tête du MCC en 1998.) Je ne pense pas que Jean Gol en aurait fait un partenaire idéal : Gérard Deprez n’était pas sa tasse de thé.

Jean Gol croyait-il encore dans l’avenir de la Belgique ?

Il cherchait avant tout à convaincre les francophones qu’ils ne devaient pas rester seuls à croire dans un pays que tout le monde « adore »…

Au point de leur offrir une « nation francophone » à aimer…

Oui, en partant du constat qu’il y a deux nations, une nation belge et une nation flamande, et que les francophones devaient avoir une nation à aimer qui ne soit pas que la nation belge.

Cette « nation francophone » chère à Jean Gol n’est pas près de voir le jour…

N’oublions pas que sa vision a vingt ans. Jean Gol aurait sans doute regretté le décalage croissant entre la Wallonie et Bruxelles, le lien qui s’est distendu entre francophones. Les socialistes wallons ont beaucoup agi pour tuer ce fait francophone. La dérive de la gestion en Wallonie a abîmé ce regard lyrique porté sur l’ensemble francophone. Pour beaucoup de Bruxellois, c’est le socialisme wallon qui est la cause de cette rupture : ils n’ont aucune envie de ce modèle socialiste de gestion.

Le plan B de Jean Gol en cas de scission de la Belgique, c’était la France ?

C’était surtout d’aller manger de l’os à moelle aux anciens abattoirs de la Villette, de fréquenter les librairies de Saint-Germain-des-Prés et d’aller au spectacle à Paris ! Cela s’arrêtait là. Adorer la France et son débat politique, être très proche d’hommes politiques français, de Jacques Chirac en particulier, se rendre à Paris plutôt qu’à Bruxelles : tout cela ne faisait pas pour autant de Jean Gol un rattachiste. Etre amoureux de Paris, de la langue française, de la francophonie, c’est aussi un comportement très liégeois.

Jean Gol, à l’instar de François Perin, avait sans doute quelque part en tête l’idée qu’un jour peut-être le destin francophone serait un destin français. Mais il ne s’inscrivait pas dans une démarche politique tournée vers la France, il n’a d’ailleurs jamais écrit là-dessus.

Jean Gol aurait-il pu concevoir de gouverner avec la N-VA, parti ouvertement séparatiste ?

Lui qui était très préoccupé par la question du Moyen-Orient, disait : « On conclut plus souvent des accords avec des faucons qu’avec des colombes. » J’ai retenu ce constat. Discuter avec des gens très durs ne le dérangeait jamais.

Un libéral francophone est aujourd’hui au 16 rue de la Loi : Jean Gol n’osait l’imaginer dans ses rêves les plus fous?

Il s’y serait sûrement bien vu. Mais il avait une très grande conscience du poids que représentaient alors le CVP et Wilfried Martens. C’est ainsi qu’il me décrivait la Constitution belge : article 1 : le Premier ministre est flamand. Article 2 : le Premier ministre est CVP. Article 3 : le Premier ministre s’appelle Wilfried Martens.

Jean Gol vu par Wilfried Martens, c’était  » un homme autoritaire, avide de pouvoir, ne supportant pas la contradiction, en permanence inquiet ». Tout, sauf un homme facile à vivre : vous en avez fait la douloureuse expérience?

Ma relation avec Jean Gol n’était pas du tout filiale. J’avais un père en politique, selon la formule consacrée, mais surtout un vrai père auprès de qui j’ai toujours vécu. II y avait une génération d’écart entre nous, une vingtaine d’années, ce qui m’a permis de ne pas trop subir son anxiété. Elle était visible jusque sur les photos, dans cette façon qu’il avait de regarder ses ongles : on se demandait ce qu’il pouvait bien y chercher. Il a toujours cru à la théorie du complot en politique. Mais je n’ai jamais expérimenté les dossiers qu’il pouvait lancer à la tête de ses collaborateurs durant ses crises de colère.

Son décès prématuré a-t-il contrarié votre parcours politique ?

Non. Je suis devenu chef de groupe au Parlement à sa disparition, ministre quatre ans plus tard et cela fait seize ans que je siège dans un gouvernement dont une dizaine d’années comme vice-Premier ministre.

Mais vous auriez pu devenir président du parti plus tôt ?

Oh, j’aurais pu faire beaucoup de choses plus tôt. En général, c’est d’ailleurs la critique que l’on m’adresse : celle d’avoir fait les choses beaucoup trop tôt. Sur le plan personnel, il est clair que je me serais volontiers passé du départ brutal de Jean Gol. Le choc subi par la perte d’un ami m’a fait découvrir ce que peut être aussi la politique.

Et qu’avez-vous découvert ?

Qu’alors que vous êtes totalement aux côtés de la famille et que vous préparez les cérémonies des funérailles, beaucoup de choses se réglaient déjà à l’intérieur d’un parti autour de la succession politique de Jean Gol. Mais ça, c’est la vie. J’avais 37 ans : on apprend, on découvre à tout âge.

… et on retient ?

J’ai une grande qualité, c’est la mémoire. Et un grand défaut : la mémoire. Je ne reviens jamais sur les choses anciennes mais il ne faut pas non plus venir me raconter n’importe quoi. Ce n’est pas de la rancune. Mais cela reste logé en tête.

Et cela a laissé des traces par la suite : un clan Gol face au clan Michel ?

Fausse image. Je n’ai jamais travaillé dans une logique de clan. Mais j’ai vécu un moment où dans le parti que je présidais, s’est manifesté la volonté d’un groupe de se structurer contre ma présidence. Et là, à un certain moment, vous ne savez plus résister.

Entre Didier Reynders fils spirituel de Jean Gol brutalement disparu, et Philippe Moureaux fils spirituel d’André Cools assassiné, le parallèle tient à la route ?

Non, le registre est différent. André Cools, qui n’était pas universitaire, avait une fascination et une admiration pour l’intelligence de Philippe Moureaux. Alors que la relation avec Jean Gol était plus égalitaire sur le plan intellectuel.

Vous est-il arrivé d’être fondamentalement en désaccord avec Jean Gol ?

Non. Nous divergions par un trait de personnalité : cette anxiété presque maladive qu’il manifestait.

L’héritage de Jean Gol reste-t-il très revendiqué ?

Oh, les cimetières sont remplis de gens irremplaçables mais aussi de gens qu’on a adoré. Il n’y a rien de bien plus beau qu’un éloge funèbre. J’aimerais assez entendre le mien de mon vivant. Quand je vois la façon dont beaucoup de personnes se revendiquent de tel ou tel héritage, cela s’inscrit dans une partie de ma mémoire, celle qui sourit de temps en temps. l

Le dossier « Jean Gol, le retour de l’héritage », dans Le Vif/L’Express de cette semaine

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