Mourad Boucif

« Je me sens réellement menacé, je crains d’être expulsé… »

Mourad Boucif cinéaste belge

« Je suis profondément blessé par toutes ces lois qui nous privent de plus en plus de nos libertés, ces lois qui encouragent la division, ces lois qui discriminent et qui attisent la haine », clame le cinéaste belge Mourad Boucif.

Carte blanche adressée au ministre de l’Intérieur Jan Jambon et au Secrétaire d’État à l’Asile et la migration Théo Francken en réaction à la loi adoptée le jeudi 9 février 2017 visant à permettre l’expulsion de personnes étrangères en séjour légal.

Messieurs, je suis sidéré d’apprendre à travers la presse le projet de loi que vous avez fait passer au Parlement.

Sachez, messieurs, que mon père comme des milliers d’immigrés est venu reconstruire nos plus grandes villes en Europe et en Belgique, dont Anvers qui vous est si chère.

Sachez, messieurs, que plusieurs de mes aïeux ont dû « cracher leurs poumons » rongés par la silicose parce qu’ils devaient descendre dans toutes les mines de notre pays.

Sachez, messieurs, que mes aïeux ont été arrachés à leurs campagnes et montagnes les plus reculées, parce qu’il fallait des hommes forts, ou plutôt des adolescents qui, pour la plupart enrôlés de force, ont dû affronter des températures passant de plus 40° à – 18°. Ces jeunes gamins issus des colonies françaises se sont retrouvés sur différents fronts qui ne les concernaient pas. Sans oublier tous ceux provenant des autres colonies.

Nombre d’entre eux ont laissé leur vie dans une guerre que de nombreux Belges et Européens refusaient de faire et qui n’aurait pu être gagnée sans l’apport de ces hommes venus d’ailleurs.

Sachez ensuite que lors de la libération, on ne pouvait concevoir que des hommes venus d’Afrique, d’Asie, des îles du Pacifique puissent venir nous sauver. Mes aïeux ont ainsi été contraints de remettre leur uniforme, leur manteau encore taché de sang à des hommes n’ayant pas combattu, voire à certains ayant été des collaborateurs de l’occupant nazi.

Sachez, messieurs, que nos frères congolais attendent jusqu’à aujourd’hui une reconnaissance des crimes coloniaux commis au nom de la Belgique tandis que le sang de leurs ancêtres ruisselle encore dans les entrailles, voire dans les viscères des fondations de nos bâtisses institutionnelles belges.

Aujourd’hui, à lire votre loi, j’en déduis que dorénavant tous les descendants de ces hommes et de ces femmes qui ont marqué notre histoire et fait la Belgique seront indéniablement suspects.

À lire votre loi, je constate que vous avez poussé le cynisme jusqu’à autoriser des fonctionnaires de l’Office des Etrangers à expulser sans aucun jugement, sans aucune condamnation décidée par un Tribunal, suite à de simples troubles à l’ordre public.

Au nom de quoi un fonctionnaire pourrait-il disposer d’un tel pouvoir décisionnel aux conséquences aussi importantes dans la vie des gens ?

Doit-on rappeler qu’aux yeux de l’Office des Etrangers ont été considérés comme troubles à l’ordre public: le travail au noir, la participation à des manifestations, l’ivresse sur la voie publique, le tapage nocturne…

Nous sommes très loin des justifications officielles avancées derrière cette loi telles que contrer le grand banditisme et le terrorisme.

Sachez, messieurs, qu’une grande partie de ces personnes que vous visez par cette loi ne connaissent pas ces pays que vous souhaitez leur imposer comme « patrie ».

Nombre d’entre eux sont nés ici et apportent leur modeste contribution à cette Belgique qui aujourd’hui leur tourne le dos, voire les renie…

Il est probable que ce soit l’une des dernières fois que j’écris depuis le sol belge

Ce projet de loi est axé sur la discrimination, le racisme, le rejet de l’Autre…

J’ai ainsi le pressentiment que je serai concerné par la prochaine étape: celle qui concernera les « citoyens belges d’ascendance étrangère ». En tant qu’artiste répondant aux « critères de sélection », en tant qu’intellectuel qui critique, qui refuse ces lois, je serai vite expulsé pour un quelconque « trouble à l’ordre public ».

Il est donc probable que ce soit l’une des dernières fois que j’écris depuis le sol belge.

À présent l’on peut commettre les pires crimes financiers sur le territoire et l’on ne sera jamais expulsé… Mais s’il y a un « crime » qui semble être le plus condamnable à vos yeux, c’est celui de faire partie de ces personnes qui contribuent à faire tourner l’économie et qui enrichissent notre patrimoine culturel, ce qui fait la spécificité, la beauté et la force de notre Belgique qui nous est tous si chère.

En ces temps difficiles où la rencontre interculturelle, la cohésion sociale sont perturbées, voire menacées, il serait plus honorable de s’attaquer à ces propos haineux et à ces dérives racistes entretenues par certains élus, intellectuels, journalistes…

Il serait plus juste d’afficher davantage de fermeté vis-à-vis de ces actes xénophobes inacceptables commis par des responsables de nos institutions et de la société civile.

J’aurais ainsi souhaité vous retrouver dans la rue lorsque Naithy, un adolescent de 16 ans, s’est fait violemment poignarder par un chauffeur de bus raciste et contre lequel la victime n’a pu porter plainte qu’après trois tentatives et sous la pression d’une incroyable mobilisation de plus de 200 personnes devant un Commissariat de Bruxelles.

Ces actes ignobles sont malheureusement très nombreux et si ces derniers sont en hausse, c’est parce que leurs auteurs savent qu’ils pourront les commettre le plus souvent en toute impunité.

Sachez, messieurs, que je suis profondément blessé par toutes ces lois qui nous privent de plus en plus de nos libertés, ces lois qui encouragent la division, ces lois qui discriminent et qui attisent la haine. Vous stigmatisez de nombreux habitants et vous les réduisez à des sous-catégories dont les droits ne sont plus du tout garantis.

Je dois vous avouer que je me sens aujourd’hui réellement menacé et je crains tôt ou tard d’être expulsé…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire