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Relisez l’interview de Jacques Delors au Vif: « Je ne suis pas le père de cet euro-là! »

Jacques Delors, ancien ministre français et président de la Commision européenne de 1985 à 1995, est décédé. Il avait 98 ans. En 2011, Le Vif le rencontrait dans son bureau parisien du think tank Notre Europe. Une interview à redécouvrir.

A l’heure où se joue le destin de l’Europe, entre sauvetage de l’euro et refonte de la gouvernance, le « docteur » Jacques Delors est toujours prêt à prodiguer ses bons soins. Dépositaire de l’héritage des pères de la construction européenne, dont il fut un inlassable serviteur, il est à la fois une mémoire et un garant du cap à tenir – celui d’une intégration toujours plus étroite des peuples. Il rappelle, non sans gouaille, les erreurs du passé, dont il ne s’estime pas comptable.

Il s’inquiète pour l’avenir, aussi, tant ses concitoyens européens et leurs dirigeants ne lui semblent pas à la hauteur des défis d’un monde dont le Vieux Continent n’est plus le centre de gravité. Dans son bureau parisien du think tank Notre Europe, il développe un discours de la méthode, convaincu que rien n’est moins naturel que cet intérêt commun européen, sans cesse menacé par le choc des ambitions nationales.

Dans son dernier discours sur l’état de l’Union, votre actuel successeur à la tête de la Commission, José Manuel Barroso, a jugé que l’Union européenne traversait la pire crise depuis le début de sa construction. Faites-vous vôtre cette dramatisation ?

Jacques Delors : Selon une tradition orale, passée d’une génération européenne à l’autre, l’Europe ne progresse que par les crises. La politique de la « chaise vide » du général de Gaulle a débouché sur un accord à Luxembourg ; la fin de la convertibilité du dollar en or a donné naissance au système monétaire européen ; la crise de langueur de la Communauté, avant mon arrivée à la Commission, a pris fin au sommet de Fontainebleau, en juin 1984, grâce à un Mitterrand magistral. L’inertie, à l’époque, était aussi grave que la crise brûlante que nous connaissons aujourd’hui.

La différence, c’est que, cette fois-ci, la crise est globale et l’enjeu, la monnaie commune, plus élevé. Certes, quelques-uns, pour des raisons domestiques, ont intérêt à dramatiser afin de se poser en sauveurs. Mais force est de constater que les réponses de l’Europe ont été trop tardives, et insuffisantes. Les marchés ont besoin d’entendre une position claire. De plus, lorsqu’un paquet de mesures substantiel a été annoncé, le 21 juillet, il aurait fallu convoquer tout de suite les parlements nationaux et le mettre en application dès le mois d’août. C’est ce retard qui a aggravé la crise.

La création de l’euro devait faire de l’Europe la zone la plus compétitive au monde. Comment a-t-on abouti à l’impasse actuelle ?

J’ai toujours dit que l’union économique et monétaire ne suffirait pas à faire l’Europe politique. J’avais proposé, à côté d’un pilier monétaire, non un gouvernement économique – cela aurait été mentir à l’opinion, compte tenu notamment des préventions allemandes – mais un pacte de coordination des politiques économiques animé par la Commission. J’avais rédigé en 1997, comme simple militant, un projet en ce sens ; il ne s’est rien passé. Car tous les pays étaient réticents à des abandons de souveraineté. Si ce pacte avait été entériné, les gouvernements se seraient aperçus, quelques années plus tard, que les statistiques grecques n’étaient pas justes et que l’endettement public et privé augmentait de façon dangereuse en Espagne, en Irlande. La crise actuelle de l’euro, c’est la faute aux Etats membres, pas à Bruxelles !

Et, en particulier, la faute aux dirigeants de la France et de l’Allemagne de l’époque, Jacques Chirac et Helmut Kohl ?

Oui. Il aurait fallu se battre pour convaincre l’Allemagne que l’on pouvait avoir un pacte de coordination économique sans brider la Banque centrale. J’en dirai plus, un jour, sur les dirigeants français de l’époque. Pour l’heure, laissez-moi demeurer dans la discrétion.

Ce rendez-vous, raté en 1997, va-t-il enfin se présenter dans les prochaines semaines ?

Je n’en sais rien. Mais il faut remédier au vice de construction originel, celui-là même que j’ai toujours combattu. On me qualifie souvent de père de l’euro, mais, moi, je ne suis pas le père de cet euro-là !

La pression de la crise aidant, voyez-vous aujourd’hui surgir la volonté politique qui faisait défaut hier ?

L’intérêt que le monde entier porte au sort de l’euro fait aujourd’hui refleurir de nouvelles idées fortes : j’entends désormais parler de fédéralisme, de mise en place de deux zones euro, de ministre des Finances européen – la belle blague ! Ah ! ils regorgent de belles idées, nos politiques !

Mais, vous-même, que préconisez-vous ?

Il faut transformer la zone euro en un espace de coopération renforcée et l’organiser de manière qu’au sein de cette zone l’on puisse bien préparer en amont les décisions, puis être capable de les prendre et enfin de les appliquer. Cet objectif implique un retour à la méthode communautaire, c’est-à-dire qu’il faut redonner à la Commission européenne le pouvoir d’initiative. Car on est allé trop loin dans le duopole franco-allemand. Or, pour construire l’Europe, le « comment faire » est aussi important que le « que faire ». Moi, en tout cas, j’y consacrais plus de temps. Dynamiser la construction européenne suppose de se doter d’instruments, de pouvoir imposer des sanctions aux Etats qui ne suivent pas les règles minimales nécessaires et de se pourvoir d’un fonds de régulation conjoncturelle, qui, au besoin, permettrait de stimuler l’activité et la création d’emplois.

C’est le schéma de sortie de crise que l’on voit s’esquisser dans ses grandes lignes…

Encore faut-il concilier l’union et la diversité : par exemple, comment imposer des règles communes sur la retraite à des pays qui ont des démographies divergentes ? C’est la Commission qui est la mieux placée pour réaliser ce dosage, car elle est chargée de l’intérêt européen.

Comment éviter qu’un seul pays ne bloque la prise de décision ?

Il faut passer à la majorité qualifiée. Cela m’a rendu furieux de voir que la Finlande et la Slovaquie ont retardé le cours des choses. C’est pour cela que je voudrais, pour l’avenir, un moyen de faire sortir ceux qui n’appliquent pas les règles. On peut ainsi imaginer qu’un pays qui ne suivrait pas la discipline commune serait privé d’une partie des fonds structurels. Tout cela, je le répète, suppose un effort de pédagogie. Depuis trente ans, nos présidents se rendent aux sommets européens sans que soit organisé un débat, avant ou après, au Parlement. Or je suis sûr que, si la représentation nationale était davantage associée, il y aurait moins d’indifférence et d’hostilité dans l’opinion.

Le schéma que vous esquissez est-il celui du fédéralisme budgétaire ?

Non. L’Europe telle que je la vois, c’est une fédération des Etats-nations, mais qui emprunte au système fédéral ce qu’il comporte de positif pour faciliter la prise de décision.

En deux décennies, l’Allemagne a-t-elle changé vis-à-vis de la construction européenne ?

La société allemande a changé. Pour des hommes comme Adenauer, Schmidt et Kohl, l’Europe lavait plus blanc. Par la suite, après l’élargissement qui l’a placée au centre de l’Europe et grâce à une économie performante et disciplinée, l’Allemagne a regardé ailleurs. Lorsque j’étais président de la Commission, je pouvais toujours m’attendre à une concession allemande. Aujourd’hui, je n’en sais rien. La société allemande s’est éloignée de ce qu’ont porté quatre générations – le remords, le souci d’une démocratie exemplaire – et ne cache plus son complexe de supériorité.

Cela veut-il dire que Paris doit changer d’attitude à l’égard de Berlin ?

Ce n’est pas une question d’entente entre les deux chefs, qui trouveront toujours des accords diplomatiques traditionnels, du type de ceux qui régissent les rapports entre monstres froids. Ce qui est grave, c’est l’absence de dialogue à tous les niveaux entre Français et Allemands. Il faut susciter un besoin de se parler.

La nouvelle organisation européenne que vous appelez de vos vœux nécessite-t-elle un nouveau traité ?

Non. Utilisons le traité de Lisbonne et jouons la coopération renforcée à l’intérieur de l’eurozone.

Mais, dans l’urgence, compte tenu de la pression des marchés, ne faut-il pas, pour quelques mois, que la coopération renforcée passe par un magistère franco-allemand ?

Non. La chancelière Merkel préconise la méthode intergouvernementale. Mais, sans méthode communautaire, l’Europe ne peut avancer. C’est grâce au droit d’initiative de la Commission que j’ai pu, par exemple, faire adopter le programme Erasmus. Quelle médication prescrire à la Grèce ? Si j’avais été en situation, je ne sais pas si j’aurais laissé entrer la Grèce dans la zone euro. Rappelez-vous aussi que c’est Valéry Giscard d’Estaing qui a fait entrer ce pays dans la Communauté européenne ; la Commission, à l’époque, avait formulé un avis plutôt négatif. Mais, bon, la Grèce est là. Même s’il nous énerve avec son art de la fraude fiscale, il faut sauver le soldat grec. Sinon c’est la débandade.

Si la Grèce saute, je ne réponds plus de rien. Pour l’éviter, il faut reléguer en seconde ligne les technocrates qui aiment voir les pays en difficulté mourir guéris. Ce pays a déjà perdu 10 % de sa richesse nationale depuis trois ans : il faut s’ajuster à ce recul. Enfin, attention aux privatisations ! Comment voulez-vous qu’un pays aux abois ne soit pas la victime des grands loulous et autres vautours qui vont se présenter ? Mieux vaudrait que l’on place les actifs à privatiser dans une structure de défaisance et donner immédiatement à la Grèce les fonds correspondants.

Pour réindustrialiser l’Europe, faut-il renouer avec le protectionnisme ?

La France réalise 60 % de ses échanges au sein de l’Europe. Faut-il inverser cette tendance ? Certes, nous avons des problèmes de puissance à puissance avec la Chine et la Russie. Et il faudra les régler. Malheureusement, l’Europe n’a pas de politique extérieure commune. Les Européens n’ont pas compris que, depuis les années 1970, ils ont à choisir entre le déclin et la survie. Or, malgré leurs beaux discours, ils ont opté pour le déclin avec une superbe qui m’étonne toujours. La crise de l’euro occulte d’ailleurs tous les autres domaines où, hélas, l’Europe est passive : l’énergie, l’éducation, l’avenir des relations avec la Russie, la Chine, la Turquie. Les Européens devraient être à la fois humbles et forts pour s’ouvrir au monde. Car la Chine et la Russie, on le voit bien, sont animées par un réflexe de puissance. Seule l’Union fait la force des Européens.

Faut-il freiner l’élargissement ?

Non, mais il faut introduire la différenciation. Je rappelle le théorème de Hans Dietrich Genscher [ministre des Affaires étrangères d’Helmut Kohl] : aucun pays ne peut obliger les autres à aller jusqu’où lui veut aller ; mais les pays qui ne veulent pas aller plus loin ne peuvent empêcher les autres de le faire. Sans cette différenciation, on n’aurait jamais eu Schengen, l’euro, le volet social du traité de Maastricht…

PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE BARBIER, JEAN-MICHEL DEMETZ ET BENJAMIN MASSE-STAMBERGER

Jacques Delors EN 6 DATES

1925 Naissance à Paris. 1969 Chargé de mission auprès de Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre. 1974 Adhère au Parti socialiste. 1981-1984 Ministre de l’Economie, des Finances et du Budget (à partir de 1983). 1985-1994 Président de la Commission européenne. 1996 Fonde le think tank Notre Europe.

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