Little Nemo, par Winsor MacCay, 549 épisodes disponibles en intégralité ou en 12 tomes (éd. Taschen). © Debby Termonia

Jaco Van Dormael dévoile ses oeuvres d’art préférées

Le Vif

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le cinéaste Jaco Van Dormael.

Difficile, votre exercice de choisir ses oeuvres d’art préférées, je viens seulement de terminer…  » Jaco Van Dormael, tout ébouriffé, sourit en ouvrant la porte de sa belle demeure bruxelloise, un gilet en poil de lama sur le dos. Derrière lui, un grand hall patricien de marbre gris, des poussettes d’enfants dans les coins, le tout surplombé par de belles farandoles de fanions tibétains virevoltant  » comme autant de prières jetées au vent « . Bienvenue chez le papa de Toto, un homme qui ouvrait, le premier, la voie royale du cinéma belge, couronnait d’un César un comédien trisomique (Pascal Duquenne dans Le 8e jour) et pour qui Dieu est un salaud qui vit dans un HLM à Bruxelles (Le Tout Nouveau Testament). Des films, des courts-métrages, des mises en scène d’opéra et des spectacles de nano-danse : tel est l’univers riche et varié d’un cinéaste passionné par la perception que nous avons de la réalité, et qui s’interroge beaucoup sur le sens que nous donnons à nos existences.

Son premier coup de coeur ? Little Nemo in Slumberland, la célèbre bande dessinée américaine publiée chaque semaine dans le New York Herald au début du XXe siècle :  » De toutes les oeuvres que j’ai choisies, c’est sans doute ma préférée tant je suis incapable d’exprimer les raisons qui me font tellement l’aimer. Un peu comme quand on tombe amoureux, il est impossible de dire pourquoi vous choisissez une personne et pas une autre.  » Avec un timing qui frôle la perfection, la chorégraphe Michèle Anne De Mey, son  » Amour « , entre dans la pièce à la recherche de la laisse du chien, Zouzou. Ce soir, Zouzou part en voyage, direction Paris, pour accompagner Michèle Anne à la représentation de Cold Blood, le dernier spectacle du couple qui, comme le précédent (Kiss and Cry, succès planétaire), ne met en scène que les mains et les doigts des artistes (nano-danse). La laisse noire – pas la bleue, ni la rouge mais la noire rétractable – enfin retrouvée, nous pouvons continuer.

Winsor McCay (1869-1934)

Dessinateur, peintre et décorateur américain, il s’illustre très jeune dans les dessins destinés aux parcs d’attraction américains, les célèbres Wonderland, très en vogue aux Etats-Unis dès les années 1880. Il se lance ensuite dans le dessin et la caricature de presse pour divers journaux avant d’être engagé au très prestigieux New York Herald. Il y crée le personnage de Nemo, un petit garçon qui, chaque nuit, se rêve des histoires extraordinaires. Décloisonnant le style figé de la bande dessinée, McCay se distingue en dessinant des cases de tailles différentes pour mieux coller à son dessin. Si les aventures de Nemo au Pays des Merveilles se terminent toutes de la même manière (Nemo tombe de son lit et se réveille), la bande dessinée rencontre un grand succès auprès du public américain. Un succès qui encourage McCay à se lancer dans le dessin animé et d’y adapter Nemo, tout en proposant un nouveau personnage, Gertie le dinosaure.

Les nuages, le boche et le clown

Jaco reprend sur Winsor McCay, le créateur de Little Nemo :  » Avec cette bande dessinée, McCay a inventé tout ce qui était possible d’inventer, il est difficilement surpassable dans la fantasmagorie du rêve.  » Une iconographie qui n’est pas sans rappeler l’univers du cinéaste fait de rêves, d’enfance et de magie. Il s’en défend pourtant :  » Je suis plus dans le réalisme magique, Nemo c’est magique-magique. Je serais, hélas, bien incapable d’en faire un film. Alors, après l’avoir lu à mes filles, je le lis aujourd’hui à mes petits-enfants.  » Quels étaient ses rêves de gosse ? Jaco semble bien démuni et presque étonné de sa réponse :  » Je n’en sais rien du tout. Tout ce dont je me rappelle, ce sont les perceptions étranges que j’avais du monde qui m’entourait. J’ai utilisé certains de ces souvenirs dans mes films, comme quand Toto pense que, quand son père part travailler, il passe toute la journée derrière la porte d’entrée de la maison. Ou cette scène dans Mister Nobody où Jared Leto peint Vue de Delft : en réalité, c’est mon père (NDLR : 100 ans aujourd’hui) qui copiait Vermeer tous les dimanches après-midi, dans le jardin. Je me rappelle qu’il s’échinait à vouloir peindre en live les nuages qui passaient dans le ciel, mais le temps de commencer à les peindre, ils avaient déjà changé. A cette époque, nous vivions en Allemagne ; pour moi, c’était le paradis et le retour en Belgique, j’avais 7 ans, fut terrible. Ce pays était très différent de ce que j’avais vécu en Allemagne qui, pour moi, était certes structurée mais beaucoup plus libre. Le plus difficile, ce fut à l’école car on travaillait beaucoup plus en Belgique, sans compter que tous les gamins m’appelaient le « boche »… Heureusement, quelques années plus tard, j’ai découvert l’enseignement libertaire à Braine-l’Alleud, une école où les élèves se donnaient cours mutuellement et s’attribuaient eux-mêmes leurs notes. On choisissait ce que nous voulions apprendre, moi c’était la photo, le théâtre et la poésie. A la base, je ne comptais pas du tout faire du cinéma, c’est véritablement la photo qui m’y a emmené.  »

Une passion née en exhumant le vieux Leica de son père, qui conduit le futur cinéaste à poursuivre ses études à l’école Louis-Lumière à Paris, puis à l’Insas à Bruxelles. En parallèle, il fait le clown pour arrondir ses fins de mois :  » Depuis mes 17 ans, j’avais un numéro avec un ami… J’adorais. Inutile de préciser qu’il fut assez facile de convaincre mes parents de me permettre de faire du cinéma, tant la perspective que je devienne clown professionnel ne les emballait pas. J’ai aussi fait du théâtre pour enfants : ça me permettait de gagner un peu ma vie pour faire des courts-métrages et ça m’a beaucoup appris. Je n’étais sans doute pas un très bon clown… Quand, durant 25 minutes, personne ne rit à vos numéros, c’est terrifiant. Toujours est-il que nous avons retravaillé notre numéro pour en faire « Riri et Fifi », les clowns pas drôles qui ratent un peu tous leurs sketchs, un humour très second degré qui a nettement mieux marché.  »

Johannes Vermeer (1932-1675)

Vue de Delft, Johannes Vermeer, 1659-1660 (96,5 cm x 115,7 cm)
Vue de Delft, Johannes Vermeer, 1659-1660 (96,5 cm x 115,7 cm)© MAURITSHUIS MUSEUM, LA HAYE – WWW.BRIDGEMANIMAGES.COM

Célèbre pour ses « scènes de la vie quotidienne », il n’en est pas moins un virtuose de la couleur qu’il sublime par son exceptionnelle maîtrise de la lumière. Considéré comme le plus beau tableau du monde par Marcel Proust, Vue de Delft est, avec La Ruelle, la seule oeuvre de paysage connue du maître.

Sur le marché de l’art.

En 2004, La Femme au virginal s’envolait pour 22 millions d’euros (cinq fois son estimation initiale) alors que Saint Praxedis, oeuvre de jeunesse il est vrai, était emportée pour 7 millions en 2014. Sinon, mieux vaut oublier : le dernier Vermeer qui n’est pas dans un musée appartient à la reine Elisabeth II.

Le sens qui n’existe pas

Comme au théâtre, Amour et Zouzou refont leur apparition pour vous saluer avant de prendre leur taxi pour la gare du Midi. Un peu ennuyé, Jaco Van Dormael s’excuse mais il aimerait vraiment bien interrompre l’interview pour déposer Michèle Anne au Thalys :  » Mais pas de problème, on continue l’interview à mon retour, nous aurons encore un peu de temps. En attendant, je vous confie la maison et les quatre chats. Si vous devez ouvrir la porte d’entrée, faites attention, la poignée est un peu difficile à tourner.  » Evidemment, quand on est amoureux, on traverse Bruxelles en un coup d’ailes ; 40 minutes durant lesquelles il vous est donné d’observer un chat qui se prélasse, des photos du couple sur tous les murs de la cuisine, un contrat de cohabitation légale encadré et un frigidaire recouvert d’images d’enfants, petits et grands.

Jaco revient – drôle d’impression d’accueillir quelqu’un dans sa propre maison – et gentiment prépare deux cafés. Nous pouvons continuer sur sa dernière oeuvre, le Palais idéal du Facteur Cheval.  » J’adore ce palais ! Vous connaissez l’histoire ? C’est un petit facteur de province, Ferdinand Cheval qui, toute sa vie, ramassait des cailloux sur les chemins afin de construire son palais idéal, totalement éclectique mais finalement tellement cohérent.Il n’avait pas de plan, pas de direction et aucune compétence en architecture, il empilait juste des petit cailloux et ce n’est qu’à la fin que toutes ces accumulations prenaient sens. Comme quand je prépare un film : je travaille à l’aveugle, je note des idées sur des Post-it, je les dépose sur des tables. Un jour, je les rassemble et c’est l’ensemble de toutes ces idées qui finit par me donner celle du film que je veux faire. Toto, j’avais trois tables, une consacrée à l’enfance, l’autre à l’âge adulte, la troisième à la vieillesse. Finalement, j’ai fusionné les trois tables ; ça m’a pris dix ans pour l’écrire. J’ai la gestation longue. Mais de mes quatre films, Mister Nobody est sans aucun doute mon préféré, celui dont je suis le plus fier. Quand je l’écrivais, j’avais une photo du palais du Facteur Cheval sur mon bureau, juste pour me rappeler de tout m’autoriser dans la construction de mon film. C’est amusant : ma plus belle réussite est aussi mon plus grand échec commercial. Je l’aime plus que tous les autres car il ne raconte pas une histoire dont les différents éléments convergeraient dans une direction, non, Mister Nobody, c’est trois histoires, trois arborescences qui se vivent en parallèle. Contrairement à beaucoup de films qui se bornent à raconter une version des choses, ce film émet des hypothèses sur ce qu’aurait pu être notre vie si nous avions fait un autre choix. Comme épouser cette femme au lieu d’une autre. Souvent, quand on regarde rétrospectivement sa vie, on en isole quelques éléments pour tenter d’en dégager un sens qui bien souvent n’existe pas. Il suffirait d’en choisir d’autres pour que le sens soit bien différent. Finalement, si on raconte une histoire, c’est plus pour se consoler du fait que, bien souvent, la vie n’en a pas.  »

Le Facteur Cheval (1836-1924)

Le Palais idéal du Facteur Cheval,
Le Palais idéal du Facteur Cheval,© THIERRY MONASSE/GETTY IMAGES

Un travail herculéen ! 10 000 journées, 93 000 heures, 33 ans d’épreuves et des milliers d’allers et retours en brouette : c’est le temps passé par Ferdinand Cheval, fonctionnaire de la Poste à Hauterives (Drôme), pour réaliser son palais idéal (1879-1912) conçu uniquement à partir de ses rêves. Délire onirique pour les uns, modèle d’inspiration pour les autres, cette construction de 25 mètres de longueur pour 12 mètres de hauteur tient autant du chalet suisse que du temple hindou. Le palais ne sera jamais habitable et tel n’était pas le souhait de l’autodidacte Cheval qui y aurait bien installé son futur tombeau ; un souhait qui ne rencontrera pas l’adhésion de la mairie, contraignant le petit facteur à installer son mausolée dans le cimetière voisin. Inclassable par son style, le monument inspirera nombre d’artistes, comme les surréalistes André Breton, Max Ernst ou Jean Dubuffet, qui voyaient en Ferdinand Cheval, un précurseur de leur mouvement. André Malraux, alors ministre français de la Culture, fait classer le bâtiment en 1969, comme symbole de l’art naïf.

La photographe vient d’arriver et installe déjà son trépied. Plus que quelques minutes pour demander à Jaco Van Dormael si parmi les oeuvres sélectionnées, il aimerait en posséder une.  » Pas du tout, posséder, ça ne m’intéresse pas, regarder me suffit amplement.  » Très intéressé par la séance photo, il propose de se coucher par terre, nez contre la BD et se prête joyeusement aux facéties exigées par l’exercice de pose. Au-dessus de lui, un grand lustre vaporeux en forme de nuage éclaire la pièce, l’occasion d’aborder son dernier film au succès sans frontière, Le Tout Nouveau Testament, dans lequel la fille de Dieu, la soeur de Jésus donc, se venge de son père en envoyant la date de leur décès à tous les êtres humains. Et lui, que ferait-il s’il connaissait sa date de départ ? Allongé sur son tapis persan, BD à la main, le cinéaste réfléchit.  » Si c’est tôt, je me dépêcherais encore plus de vivre, mais si c’est tard, je ne ferais rien, pour profiter de chaque minute qui m’est offerte à vivre. Ne rien faire, le rêve !  »

La séance photo est terminée, déformation professionnelle oblige, le réalisateur aimerait jeter un oeil à la photo et tout en rabattant une mèche de cheveux, s’exclame  » C’est super, j’ai l’air fou. J’adore.  »

Par Marina Laurent.

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