© DR

J’y étais et tout est vrai: Florence Aubenas aux Grandes Conférences Catholiques

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Sa silhouette peine à occuper l’espace de la vaste scène du Square-Brussels Meeting Center. C’est qu’elle n’est pas épaisse, Florence Aubenas. Mais il suffit qu’elle commence à parler, dans son impeccable veste noire à bords rouges, pour prendre toute la place.

D’un coup, le silence se fait puissant dans l’immense salle garnie de ce beau monde que charrient invariablement les Grandes Conférences Catholiques. Autour du Roi Albert et de la Reine Paola, on croise, pêle-mêle, le baron Daniel Janssen, ancien patron de Solvay, Gui de Vaucleroy, ancien président de Delhaize, la ministre bruxelloise Céline Frémault, le spécialiste de l’information religieuse Tommy Scholtès et quelques autres têtes bien connues du monde de la presse.

Mais lorsque la journaliste française, à pied d’oeuvre au sein de la rédaction de Libération avant de passer au journal Le Monde, s’installe, debout, derrière le pupitre, il n’y a plus qu’elle qui compte. « C’est un peu grâce à vous que je suis là et je vous en remercie », lance d’emblée celle qui fut otage durant la guerre d’Irak et pour la libération de laquelle la population, belge et française, s’était mobilisée, en 2005. Elle a beau avoir mis toute l’énergie possible à essayer de décoller cette étiquette d’ex-otage, elle lui colle à la peau. Et y collera toujours. Ce qui n’a pas que des désavantages, explique-t-elle, en souriant. Lorsque la journaliste tente, par exemple, d’aller à la rencontre des habitants d’une petite ville française largement convaincue par le Front national, on lui claque d’abord la porte au nez. « Vous, les journalistes, vous racontez n’importe quoi ! » lui lance-t-on en guise de justification au camouflet. Mais souvent la porte se rouvre bien vite.

– Je vous connais, vous !

– Je ne crois pas.

– Mais si, vous êtes Florence Arthaud.

– Ah non, je ne suis pas Florence Arthaud.

– Ca y est, j’y suis maintenant. Chéri, viens voir, y’a l’otage devant chez nous !

Ainsi donc, avoir été retenue cinq mois en captivité dans une cave sans lumière ouvre, paradoxalement, des portes. Et comme il devient ardu pour les journalistes d’accéder au coeur des maisons, des combats, des gens ! Au fil des grands conflits qu’elle a couverts depuis plus de vingt ans, Florence Aubenas a vu changer le regard posé sur les reporters. Et les questions, essentielles, de conscience se poser sans cesse à ceux qui montent au feu, stylo à la main. Que dit-on à un rédacteur en chef qui réclame à son envoyée spéciale en ex-Yougoslavie, de lui trouver rapidement « un charnier », pour rédiger un aussi bon papier que celui qu’il a lu le matin dans le Figaro sur le même sujet ? Que lui répond-on quand, trois jours plus tard, il aboie que « ça commence à bien faire avec les charniers ! Trouve autre chose, maintenant ! » ?

Que faire, au milieu d’un hameau détruit du Kosovo privé d’électricité et de lignes téléphoniques, lorsque les villageois vous encerclent avec des yeux d’affamés, le regard vrillé au téléphone satellitaire que vous couvez, sachant que son usage coûte 40 dollars la minute ? Dans cette situation, Florence Aubenas a choisi de s’installer sur la place principale du village, tous les jours à 17h. Et les dix premiers arrivés pouvaient contacter leur famille par téléphone. Juste pour dire qu’ils étaient vivants.

Au Rwanda, des mamans en fuite, lors du génocide, ont tenté de déposer leur enfant dans les bras de la journaliste, qui circulait en voiture. « Sauvez-le, lui, au moins ! » A quelle fulgurante lucidité, à quel amour sans limite, à quelle lâcheté pardonnable l’humain se nourrit-il quand il faut, en quelques minutes, décider de tendre, alors, les bras ? Quel est le rôle d’un journaliste ainsi jeté dans la mêlée, bien au-delà du cadre rassurant d’un reportage ?

« Au Rwanda, les brassards et macarons PRESSE qui nous étaient donnés à notre arrivée pour coller sur les portières de la voiture nous servaient de protection, raconte Florence Aubenas. En Irak, on ne portait plus ces signes distinctifs : s’afficher comme journaliste revenait à se désigner comme cible. Prendre un journaliste en otage était devenu la seule manière, pour certains combattants, de rendre leur combat visible. Ce que nous écrivions n’avait plus d’importance, seulement ce que nous représentions. » Pour la journaliste française, c’est un vrai deuil qui commence alors : ce n’est pas pour que ses écrits soient sans impact qu’elle a choisi ce métier-là.

« Depuis quand les journalistes s’occupent-ils de nous ? »

Des guerres extérieures, Florence Aubenas est ensuite passée aux invisibles combats que mènent chaque jour, en France, les plus précarisés. En s’immergeant pendant six mois dans le monde des femmes de ménage, en se glissant jusque dans leur peau, leurs horaires, leurs conditions de vie, elle est passée « du trop visible à l’invisible ». Savoir que les femmes de ménage ne sont pas considérées est une chose. Le vivre en est une autre. Ainsi s’entend-elle dire, lorsqu’elle passe l’aspirateur dans un bureau : « il n’y a personne ici ». Ou « tiens, le balai parle aujourd’hui ! ». En s’ancrant durant des mois dans ce monde de poussières et de mépris pour en raconter les quotidiennes injures, Florence Aubenas comptait sans doute changer au moins un petit quelque chose. Avoir un impact. Rendre leur honneur à ces femmes en tablier. Quand elle a annoncé à ses anciennes collègues de nettoyage qu’elle n’était pas vraiment l’une des leurs et qu’elle avait écrit un livre qui parlait de leur vie, personne ne l’a crue.

-Journaliste, toi ? Ca m’étonnerait !

– Je t’assure que si, voilà ma carte de presse.

– Et moi, je suis la reine des Belges ! Depuis quand les journalistes s’intéressent-ils à nous ?

« Je croyais qu’elles allaient me remercier, une fois convaincues que je leur disais la vérité, raconte Florence Aubenas. Ce n’est pas cela qui s’est passé. « De quel droit avez-vous fait ça, m’ont-elles lancé. Vous prenez nos vies et vous vous en servez ! Ce qu’on lit de nous, à travers ce livre, c’est que nous sommes des imbéciles, incapables de nous défendre. Vous nous avez enfoncées au lieu de nous sauver… Les premières victimes de ce livre, c’est nous ».

Et cette phrase résonne, tandis que Florence Aubenas quitte la scène, sous les applaudissements.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire