L'hôpital civil Marie Curie de Charleroi, une des structures gérées par l'intercommunale de santé publique. © Christophe Vandercam/PHOTO NEWS

Incurie à l’intercommunale de santé publique de Charleroi ?

Le Vif

L’Intercommunale de santé publique du pays de Charleroi (ISPPC) est dans la tourmente. Ses administrateurs touchaient indûment des doubles jetons de présence. Le Vif/L’Express apporte de nouveaux éléments sur cette affaire.

Les révélations sur des malversations de plus ou moins grande ampleur à l’Intercommunale de santé publique du pays de Charleroi se sont enchaînées à un rythme soutenu tout récemment. La dernière en date remonte au lundi 15 mai. Ce jour-là, en pleine réunion, un mail anonyme est envoyé aux administrateurs de l’ISPPC. Il est intitulé  » Plaintes et doléances sur le système de l’hôpital « . Y sont dénoncés des faits de corruption pour l’obtention de marchés publics, des abus de biens sociaux et des détournements d’argent public. Les allées et venues d’un employé d’une entreprise de Thuin, muni d’enveloppes pleines d’argent, sont décrites. L’enjeu ? Remporter le marché de distribution des repas dans les établissements de l’ISPPC. Des voyages en Italie et en Espagne auraient été payés aux dirigeants de l’intercommunale contre l’obtention du marché. L’organisation des  » bals  » de Philippe Lejeune, directeur des hôpitaux et bourgmestre (PS) de Merbes-le-Château, est épinglée : du personnel et des infrastructures de l’ISPPC auraient été utilisés à cette fin.

Concussion. Corruption. Détournement. Les mots lâchés sont lourds. Le président, Nicolas Tzanetatos (MR), et l’administrateur général, Laurent Lévêque (PS), ont convenu, à l’issue du conseil d’administration, de déposer cette  » pièce  » au parquet de Charleroi et de mener une enquête en interne concernant ces allégations. Mais derrière l’offensive apparemment concertée du binôme, c’est une véritable bataille qui s’est engagée entre deux  » camps « . D’un côté, le président Nicolas Tzanetatos (MR) et certains vice-présidents, dont Thomas Salden (MR lui aussi et demi-frère d’Olivier Chastel) et Véronique Salvi (CDH). De l’autre, Laurent Lévêque, qui tient la barre de l’ISPPC depuis décembre 2014, et autour duquel se positionnent Philippe Lejeune et des administrateurs socialistes. La confrontation s’opère par fuites dans la presse. Elles permettent de découvrir des pratiques longtemps ignorées, mais encore à vérifier.

Thomas Salden, vice-président du conseil d'administration de l'intercommunale et demi-frère d'Olivier Chastel.
Thomas Salden, vice-président du conseil d’administration de l’intercommunale et demi-frère d’Olivier Chastel. © Virginie Lefour/Belgaimage

La boulette à 272 000 euros

Tout a commencé le 25 février 2017. Le quotidien La Nouvelle Gazette révèle que les administrateurs de l’intercommunale ont touché indûment deux jetons de présence pour leur participation à deux réunions successives, dans la même journée. Une simple  » boulette « , pas bien onéreuse (tarif du jeton : 128,27 euros), tentent de justifier les principaux concernés. Des administrateurs, contactés par Le Vif/L’Express, tiennent en substance ce discours :  » Nous avons touché des doubles jetons de présence de bonne foi, affirme l’un d’eux. Nous recevions un décompte global pour notre participation aux réunions sans savoir que cela correspondait à deux jetons.  »

Sauf que la  » boulette  » aura coûté 272 000 euros à la collectivité et que la pratique est illégale. Un administrateur ne peut recevoir qu’un jeton de présence par jour, peu importe le nombre de réunions auxquelles il assiste. C’est écrit clairement dans l’arrêté du gouvernement wallon du 20 décembre 2007 modifiant le code de démocratie locale.

La signature d’Olivier Chastel

Laurent Lévêque, administrateur général de l'ISPPC.
Laurent Lévêque, administrateur général de l’ISPPC. © Virginie Lefour/Belgaimage

Cela fait bientôt dix ans que des versements illégaux ont lieu à l’ISPPC. En poste depuis décembre 2014, Laurent Lévêque, l’administrateur général, reconnaît le  » couac « . Il estime être celui qui a révélé le pot aux roses.  » Après Publifin, j’ai demandé à faire un check-up complet de notre structure, explique l’administrateur général. J’ai découvert ce problème et j’ai averti le conseil d’administration en janvier. Nous essayons de réparer cette erreur.  »

Quelle est l’origine de la fameuse  » boulette  » ? Le Vif/L’Express a pu consulter un procès-verbal du comité de rémunération, daté du 30 janvier 2008 ; soit environ cinq semaines après l’adoption des nouvelles règles régissant la démocratie locale et six jours après la publication de l’arrêté du gouvernement wallon au Moniteur belge. On peut y lire :  » Le comité décide à l’unanimité de ne pas recommander à l’assemblée générale de modifier le montant des indemnités.  » Le PV est signé du directeur d’alors, Alain Dugauquier (PS) et du président… un certain Olivier Chastel. Ce dernier n’a pas souhaité répondre à nos questions. Par contre, le vice-président de l’ISPPC, Thomas Salden (MR), pense que cette réunion n’a rien à voir avec les pratiques illégales qui débutent à ce moment-là :  » Il est indiqué sur le PV que les membres décident à l’unanimité de ne pas modifier le montant des jetons. A aucun moment lors de la réunion du comité de rémunération de janvier, la question du nombre de réunions n’a été abordée.  »

Nous avons touché des doubles jetons de présence de bonne foi », affirme un administrateur

Faux. Le PV évoque le nombre de jetons.  » Un jeton par séance « , est-il écrit dans le PV. Pour un fin observateur de la vie politique carolo :  » Ce jour-là, c’est la mise en place d’une méthode pour toucher deux jetons et tout le monde sait très bien que le Code de la démocratie locale a changé et l’interdit.  » Bien sûr,  » nul n’est censé ignorer la loi « . En dix ans, les juristes de l’ISPPC, les administrateurs, la direction, les présidents et vice-présidents successifs, toutes couleurs politiques confondues, auraient pu revenir sur cette pratique. C’est d’ailleurs ce qu’ils font… presque dix ans plus tard. Les membres du CA promettent désormais de rembourser les sommes dues.

Alberto Mulas, passé de l'ISPPC au cabinet Madrane.
Alberto Mulas, passé de l’ISPPC au cabinet Madrane. © SDP

Alberto, Philippe et les autres

Le micmac des doubles jetons n’est donc pas le seul à défrayer la chronique hennuyère depuis février. Le salaire de Philippe Lejeune, directeur général des hôpitaux, est pointé du doigt. Celui-ci touche 337 000 euros brut par an, en tant qu’indépendant. L’ISPPC verse cette somme à sa société. Le contrat qu’il avait passé avec l’ISPPC en 2008 était probablement illégal, si l’on en croit le journal L’Avenir, qui révèle la note d’analyse juridique du cabinet d’avocat Thalès. La convention  » a été conclue pour une durée illimitée, ce qui n’est pas conforme à la loi sur les marchés publics ; de plus, elle a été validée au mépris de la procédure de passation des marchés pourtant obligatoire « .

Et puis, il y a le cas d’Alberto Mulas, l’un des patrons de l’ISPPC, où il travaille depuis 1998. Directeur de la Cité de l’enfance – donc de toutes les structures de l’ISPPC compétentes dans l’aide à la jeunesse et l’enfance – il est  » détaché  » au cabinet de Rachid Madrane, ministre de l’Aide à la jeunesse (PS) de la Fédération Wallonie-Bruxelles, le 1er septembre 2014. En cas de détachement, c’est l’employeur de base qui verse le salaire de l’intéressé avant d’obtenir un remboursement par le  » débaucheur « . Avant son transfert au cabinet de Rachid Madrane, Alberto Mulas a reçu une indemnité mensuelle non imposable de 400 euros appelée  » frais incombant à l’employeur  » (FIE). Ces  » frais  » doivent servir à couvrir différentes dépenses liées à l’occupation concrète de la fonction : restos, vêtements, transports, etc. Après avoir commencé à travailler auprès du ministre de l’Aide à la jeunesse, Alberto Mulas a continué à toucher cette somme de l’ISPPC, sans qu’elle soit remboursée par la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Alberto Mulas n’avait pas droit à cette somme forfaitaire », révèle l’audit externe commandé par l’ISPPC

Il a donc reçu 12 000 euros de FIE entre septembre 2014 et mars 2017. La somme n’est plus versée depuis lors. Alberto Mulas regrette que l’on ne veuille  » pas l’entendre à l’ISPPC « , car il pourrait y exprimer sa version.  » Mon détachement a eu lieu très vite, déclare-t-il. Je ne connaissais pas le détail de la facturation entre les deux employeurs. D’ailleurs, l’arrêté est assez clair. Le ministre rembourse au service d’origine toute rémunération, pécule, avantages et indemnités. Les FIE auraient pu être considérés comme une indemnité et facturés. Il eût été facile au service juridique de l’ISPPC d’aller vérifier. Et puis, on me demandait de garder un oeil sur la structure. Du coup, le secrétaire général de l’ISPPC a proposé de garder les FIE et ils les ont laissés.  »

Une faille dans le raisonnement d’Alberto Mulas : les FIE sont intimement liés à l’occupation concrète de la fonction de directeur de la Cité de l’enfance. Des administrateurs dénoncent la situation.  » Mulas n’était plus à l’ISPPC, nous signale l’un d’eux. Il n’aurait pas dû toucher cette somme. Le plus dérangeant c’est que ni les administrateurs, ni même le bureau n’étaient au courant de cet arrangement qui était, je pense, intentionnel.  »

Afin d’en avoir le coeur net, l’ISPPC a demandé un avis juridique externe auprès du cabinet d’avocat de Michel Fadeur, dont Le Vif /L’Express a pu se procurer une copie. L’avis est limpide :  » Monsieur Alberto Mulas – étant détaché et n’exerçant plus les prestations et autres missions au sein de l’ISPPC – n’avait pas droit à cette somme forfaitaire.  » Et pourtant, Alberto Mulas ne souhaite pas  » rendre l’argent « .  » Pour cela, il faudrait qu’on prouve que la responsabilité m’en incombe, dit-il. Ce que je ne pense pas.  »

Une information judiciaire ouverte

Selon Luc Bogaert, administrateur Ecolo de l’ISPPC, cette succession d’affaires révèle surtout le besoin urgent de  » transparence et de traçabilité des décisions au sein de l’ISPPC « .  » Aujourd’hui, les administrateurs sont peu informés. Ils sont dépossédés de leur pouvoir. Le processus décisionnel est opaque « , dénonce-t-il.

En attendant, c’est la justice qui s’en mêle. Le parquet de Charleroi a ouvert début avril une information judiciaire de  » sa propre initiative « . Les rémunérations sont dans le viseur. Tout comme les marchés publics et les jetons de présence. Verdict dans quelques mois.

Par Cédric Vallet.

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