Les troupes belgo-congolaises engagées, en 1916, dans la campagne contre l'armée coloniale allemande font une halte en brousse. © COLLECTION MRAC TERVUREN

Il y a 100 ans, Tabora était reprise aux Allemands par le Congo belge

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Le 19 septembre 1916, les troupes du Congo belge s’emparent de Tabora, capitale militaire de l’Afrique orientale allemande. Alors que les soldats belges sont enlisés dans les tranchées de l’Yser, cette victoire offre l’image d’une Belgique conquérante. Cent ans après, les historiens éclairent les faits. Tabora, au-delà du symbole.

Au coeur du vieux Bruxelles, la rue de Tabora apparaît comme une étrangeté dans un quartier dont les artères ont des noms qui évoquent plutôt le monde du commerce. La ville de Namur, elle, a son avenue de Tabora et un centre sportif du même nom, en bord de Sambre. Il y a des Taboralaan à Ostende et à Bonheiden, près de Malines, et une Taborastraat à Knokke. Au Congo, Kinshasa et Lubumbashi ont une avenue de Tabora. Le général Tombeur,  » vainqueur de Tabora « , a une rue à son nom à Etterbeek et un monument à sa mémoire a été inauguré en 1951, à Saint-Gilles. Un autre monument, à la gloire des  » Troupes des campagnes d’Afrique. « , a été érigé en 1970, square Riga, à Schaerbeek, à l’initiative d’anciens combattants.

Autant d’hommages aux hommes qui, il y a cent ans, ont accompli le plus haut fait d’armes africain de la Belgique au cours de la Première Guerre mondiale : la Force publique du Congo belge a, le 19 septembre 1916, hissé son drapeau sur le fort de Tabora, capitale militaire de l’Afrique orientale allemande.  » Si la toponymie, à Bruxelles, en Wallonie et en Flandre, garde le souvenir de cette bataille, rares sont, aujourd’hui, les Belges pour qui le nom « Tabora » a un sens « , reconnaît Anne Cornet, historienne au musée royal de l’Afrique centrale (MRAC) à Tervuren.  » La plupart de nos contemporains ignorent qu’une force belgo-congolaise a combattu victorieusement l’armée allemande sur le plateau tanzanien. Cet épisode est d’autant plus méconnu que la Belgique n’a pas eu recours, sur le front européen de la Grande Guerre, aux troupes de sa colonie. Il n’y a pas d’équivalent belge à la figure française du tirailleur sénégalais.  »

Mouvement en tenaille

Les pertes sont énormes parmi les très nombreux porteurs recrutés pour les opérations dans l'est africain.
Les pertes sont énormes parmi les très nombreux porteurs recrutés pour les opérations dans l’est africain.© COLLECTION MRAC TERVUREN

Mais peut-on parler réellement de  » victoire  » ? Certes, la conquête est significative : elle prive l’ennemi d’une ville fortifiée et d’un centre de communications névralgique. Les Allemands perdent tout contrôle sur leur chemin de fer, le Tanganjikabahn.  » Le général Tombeur, chef de la Force publique, aura tous les honneurs mais, sur le terrain, les deux principaux auteurs de l’exploit sont les colonels Molitor et Olsen « , relève Mathieu Zana Etambala, professeur à la KU Leuven et chercheur au MRAC. Le premier commande la brigade Nord, qui a marché plein sud sur Tabora après avoir conquis Kigali (Ruanda) et Mwanza, au sud du lac Victoria. Le second, un officier scandinave, dirige la brigade Sud, qui a occupé Nyanza (Ruanda), Usumbura (Urundi) et les rives orientales du lac Tanganyika, avant d’avancer vers l’est. Après plusieurs combats contre les Allemands, les deux colonnes ont fait leur jonction devant Tabora.

La ville prise, la Force publique y fait plus de 200 prisonniers, dont l’épouse du gouverneur allemand, et délivrent 189 captifs européens, surtout des missionnaires. Le coup d’éclat a cependant une portée militaire limitée.  » Les troupes allemandes ont échappé au mouvement en tenaille opéré par les deux brigades belgo-congolaises et la guerre est loin d’être gagnée, remarque Amandine Lauro, chercheuse qualifiée FNRS à l’ULB. L’évacuation en bon ordre des soldats allemands dans la nuit du 18 au 19 septembre leur permettra de poursuivre le combat plus au sud.  »

Si les Allemands sont contraints de se replier face aux Belges, c’est surtout parce que leur armée souffre, après deux ans de guerre, du manque de ravitaillement en provenance du Reich.  » Les Britanniques ont le contrôle des océans « , explique le Pr Zana Etambala. La tactique du général von Lettow-Vorbeck, commandant des troupes africaines du Kaiser, est dès lors de mener une guerre de guérilla, avec des incursions dévastatrices dans les provinces britanniques du Kenya, de Rhodésie et au Mozambique portugais. Stratège admiré par ses pairs anglo-saxons, il est vénéré par ses soldats africains, dont il parle la langue. L’audacieux général équipe ses fidèles guerriers askaris en grande partie grâce au matériel et aux munitions pris aux Britanniques. En dépit de la supériorité numérique écrasante de ses adversaires britanniques, sud-africains, portugais et belges, Lettow-Vorbeck parvient sans cesse à se dérober et ne se rendra, avec son armée invaincue, que plusieurs jours après l’armistice conclu en Europe !

Espoirs déçus

Les troupes ayant participé à la campagne défilent à Tabora, conquis par l'armée du Congo belge le 19 septembre 1916.
Les troupes ayant participé à la campagne défilent à Tabora, conquis par l’armée du Congo belge le 19 septembre 1916.© COLLECTION MRAC TERVUREN

Dès la prise de Tabora, le gouvernement belge enjoint au général Tombeur de ne pas aller plus loin. Les autorités n’avaient pas prévu une progression aussi rapide des troupes belgo-congolaises et avaient initialement accepté le principe d’une cession des régions occupées à l’administration britannique. Deux mois après la victoire, les Belges doivent donc remettre la ville à leurs alliés.  » Par la suite, ils voudront négocier avec les Britanniques et les Portugais un échange des territoires conquis lors de la campagne contre un élargissement de la façade atlantique du Congo « , note Enika Ngongo, doctorante en histoire à l’université Saint-Louis-Bruxelles (elle prépare une thèse consacrée aux implications congolaises de la Première Guerre mondiale). Mais Londres balaiera les espoirs belges. Après la guerre, la Belgique obtiendra un mandat sur le Ruanda-Urundi. Il subsistera, parmi ceux qui ont participé à la campagne, le sentiment d’une victoire galvaudée par une diplomatie belge frileuse.

La conquête belge doit beaucoup aux milliers de soldats congolais mobilisés et à leurs porteurs.  » En 1914, la Belgique a envoyé 600 soldats congolais pour aider la France à envahir le Cameroun allemand, raconte Enika Ngongo. Près de la moitié de ces hommes n’en sont pas revenus, à cause d’une logistique désastreuse, d’un manque de nourriture et de soins.  » Lors des campagnes de 1916-1917 dans l’est africain, les pertes sont énormes dans les rangs des porteurs, qui tirent les canons et déplacent le matériel sur des centaines de kilomètres.  » Il faut compter 7 à 8 porteurs par soldat, estime Anne Cornet. Selon les sources officielles, les pertes belgo-congolaises en Afrique orientale allemande s’élèvent à 145 officiers et sous-officiers européens, 1 895 soldats congolais et 7 124 porteurs. En réalité, il y a eu autour de 30 000 morts parmi les porteurs lors des offensives ou sur le chemin du retour.  » Des témoignages évoquent leur état d’épuisement : ils s’effondrent sous la charge et décèdent le long des routes. Le ravitaillement pour nourrir ces hommes, leurs femmes et enfants ne suit pas toujours.

 » Les recrues rwandaises et burundaises, contraintes de descendre de leurs collines, souffrent dans les plaines tanzaniennes où règne la malaria et où la nourriture ne leur convient pas, souligne Zana Etambala. Elles sont maltraitées par les soldats congolais qui les considèrent comme des esclaves.  » Par ailleurs, des régions sont déstabilisées par le passage des troupes qui pillent, violent et transmettent des affections pulmonaires et autres maladies.  »

Une revanche sur l’Allemagne

Officier européen et soldats congolais près d'une pièce d'artillerie, lors de l'offensive en Afrique orientale allemande.
Officier européen et soldats congolais près d’une pièce d’artillerie, lors de l’offensive en Afrique orientale allemande.© COLLECTION MRAC TERVUREN

La prise de Tabora survient alors que les soldats belges sont enlisés depuis près de deux ans dans les tranchées de l’Yser. La victoire fait aussitôt le buzz dans la presse belge. Et pour cause : les bonnes nouvelles militaires sont rares ! Surtout, le coup d’éclat marque la fierté retrouvée d’une nation : le pays prend sa revanche sur l’humiliation imposée par l’Allemagne depuis l’invasion. La conquête africaine prouve aussi que la Belgique peut désormais jouer dans la cour des grandes puissances coloniales.  » Tabora a vite pris valeur de symbole, confirme Amandine Lauro : la victoire a permis de renouer avec l’image d’une Belgique conquérante.  »

Car, depuis le début de la Première Guerre, rares ont été les actions offensives menées par les forces belges, immobilisées sur l’Yser. En Afrique, les rôles sont inversés : la prise de Tabora résulte d’un mouvement de pénétration de grande envergure.  » L’héroïsation du fait d’armes tient aussi au fait que l’offensive a été intégralement conçue et menée par les troupes du Congo belge, assure Amandine Lauro. La victoire belge de Mahenge face aux guerriers askaris de l’armée allemande, remportée par le commandant Huyghé le 9 octobre 1917, aura moins de retentissement, car les troupes belges sont alors intégrées dans le dispositif britannique.  »

Commémorations en grande pompe, défilés militaires, saluts au drapeau… : par la volonté des milieux patriotiques et coloniaux, Tabora est à l’honneur au sortir de la guerre.  » Surtout, cette victoire contre les troupes coloniales allemandes est exploitée par des vétérans de l’ex-Etat indépendant du Congo, afin de redorer le blason de l’oeuvre congolaise de Léopold II, terni par les scandales « , signale Anne Cornet. A la conquête de 1916 seront dès lors associées toutes les campagnes menées par la Force publique avant 1908, année de l’annexion par la Belgique de la possession personnelle du roi des Belges. Et, en particulier, les campagnes belges des années 1890-1894 contre les fiefs arabo-swahilis de l’est du Congo.

Exposition.Les Congolais dans la Grande guerre : inconnu(s) à cette adresse. Organisée par l’Institut des vétérans et le musée royal de l’Afrique centrale (MRAC). Du 1er au 30 septembre, galerie Anspach (24, boulevard Anspach, à 1000 Bruxelles) ; des conférences sont prévues sur le thème de l’exposition.

Colloque. La guerre 14-18 en Afrique, des mémoires repliées. Tabora, Tombeur, la Force publique, les porteurs. Le 13 septembre, de 13h30 à 18h ; organisé par l’université Saint-Louis-Bruxelles et la commune de Saint-Gilles (Maison du Peuple). Sur place, exposition Les Congolais sur le front de l’Yser, du 13 au 23 septembre. Organisée par l’Institut des Vétérans, elle raconte l’aventure des 32 Congolais qui se sont battus en Belgique en 1914-1918.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire