Christian Behrendt, constitutionnaliste à l'ULg. © Dieter Telemans

« Il faut oser se poser la question : l’Etat peut-il tout faire? »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Christian Behrendt, constitutionnaliste de l’ULg, jette un pavé dans la mare: vu nos budgets étriqués, un débat démocratique doit avoir lieu pour déterminer sur l’Etat est encore en mesure de remplir toutes les fonctions qu’on lui assigne. Il faut faire des choix. Quitte à supprimer certains services ou à privatiser.

Professeur de droit constitutionnel à l’ULG, Christian Behrendt est également titulaire d’un cours consacré à la théorie générale de l’Etat. Ce mercredi soir, invité par l’Union wallonne des entreprises à faire un discours de rentrée, il pose une question qui risque de faire pas mal de bruit en cette période budgétaire difficile: et si l’Etat ne devait plus tout faire?

La Belgique se trouve dans un contexte budgétaire qui requiert sans cesse des efforts de la part des citoyens. Est-ce inéluctable?

Quand l’Union wallonne des entreprises m’a demandé de conférer en ce début d’année, je me suis dit qu’il y avait au fond pas mal de points communs entre le fonctionnement de l’Etat et celui d’une entreprise. Rousseau parlait d’ailleurs de l’Etat comme de « la grande association » alors que les entreprises sont les « petites associations ». Le point de départ est le même: ce sont des personnes qui s’associent ensemble pour faire quelque chose.

Je pars d’un postulat de départ: en terme de recettes dont dispose l’Etat, nous sommes à peu près arrivés au maximum de ce qui est possible. En matière de pression fiscale, nous avons sans doute atteint le sommet de ce qui est concevable. On peut bien sûr parler d’un « tax-shift », à savoir un glissement dans la provenance des recettes, c’est d’ailleurs un débat prometteur, mais cela ne devrait pas augmenter de façon substantielle les recettes.

Bien sûr, ce postulat de départ est une hypothèse. Au PTB, on pourrait me rétorquer que l’on pourrait aller beaucoup plus loin dans les recettes fiscales. Il existe aussi la possibilité de combattre la fraude, tout le monde y est globalement favorable: cela pourrait rapporter des moyens supplémentaires, mais on ne parle certainement pas de dizaines de milliards.

L’Etat fédéral dispose d’un budget de quelque 106 milliards auquel s’ajoute une sécurité sociale aux alentours de 60 milliards, sans oublier les entités fédérées (Région wallonne, 13 milliards; Communauté française, 10 milliards…). Que fait l’Etat avec ses moyens? Tout d’abord, constatons que la sécurité sociale n’est pas bénéficiaire, c’est un euphémisme, et l’Etat social y ajoute de l’argent en plus de ce qui arrive par le canal des cotisations, à hauteur de 6,4 milliards d’euros. A la grosse louche, sur les 106 milliards, le budget SPF Finances pour la dette représente 52 milliards, l’adhésion à l’Europe 3 milliards, les pensions du secteur public 10,3 milliards, les dotations aux Communautés 11,4 milliards… Alors, seulement, il est possible de payer des fonctionnaires et de mener une politique

Bref, la marge « politiquement disponible » est en réalité très limitée. Autrement dit: une nouvelle majorité politique, quelle qu’elle soit, dispose d’une latitude réduite pour changer de politique.

Que faire, alors?

Il s’agit de se poser la question des missions indispensables de l’Etat, et je dis cela sans être le moins du monde dans un dogme ultra-libéral. Compte tenu des moyens dont il dispose, que peut-il encore faire de façon parfaite – parce que les citoyens demandent à l’Etat qu’il agisse parfaitement?

Jusqu’ici, on a surtout pratiqué la politique dite « de la râpe à fromage », c’est-à-dire que l’on diminue tous les budgets de façon linéaire du même pourcentage de réduction. C’est la solution de facilité, qui permet d’obtenir l’adhésion de tout le monde puisque personne n’est moins bien traité que d’autre.

Les événements des derniers jours laissent toutefois paraître qu’il serait nécessaire de dégager des priorités, notamment en matière de sécurité. Cela démontre que tôt ou tard, on ne pourra pas passer à côté d’un débat sur cette priorisation des réductions. Et cela vaut même indépendamment de l’actualité. Hobbes, au 17e siècle, assignait déjà, dans le Léviathan, deux missions principales à l’Etat: la paix intérieure et la défense vers l’extérieur. Ce n’est pas délégable, pas privatisable.

Si l’on continue la « râpe à fromage », il est possible que l’on finisse par avoir des services sous-performants dans tous les domaines. On aurait une justice systématiquement dotée d’un arriéré judiciaire ou incapable de s’occuper de certains domaines comme la jeunesse, des services de sécurité qui ne peuvent pas suivre les retours de Syrie, des transports systématiquement en retard ou en panne… Les exemples peuvent être multipliés à l’envi.

C’est un constat implacable… qui est pratiquement déjà d’actualité, non?

Exactement. Voilà pourquoi un débat sur les missions essentielles de l’Etat doit avoir lieu. Notre démocratie s’enrichirait si elle acceptait de le mener.

Cela nécessite que l’on revienne sur une croyance à laquelle nous sommes de plus en plus nombreux à croire: l’Etat est un surhomme remarquablement capable de tout faire, et de tout faire très bien avec les moyens dont il dispose. Est-ce un discours qui est encore tenable à moyen terme, en 2024 ou en 2034? C’est d’autant moins probable que les attentes ne cessent de croître en matière de soins de santé, de pensions d’infrastructures…

Il est fondamental de dire qu’un tel débat doit avoir lieu dans le cadre de notre démocratie à la proportionnelle, ce n’est pas du tout un discours de polarisation, mais de rassemblement. Les principaux partis politiques doivent se mettre autour de la table, avec les partenaires sociaux.

Concrètement, cela impliquerait de faire des choix dans ce que l’Etat continue à faire?

Je vais donner deux exemples. Au niveau fédéral, en matière culturelle, je salue la décision du directeur de la Monnaie qui décide d’arrêter carrément la danse plutôt que de pratiquer la râpe à fromage en enlevant deux violonistes, trois danseurs… au risque de ne plus avoir le standard mondial nulle part. C’est évidemment un discours facile à tenir pour un académique, qui ne doit pas plaire à des électeurs. Ce serait un débat sain que de se demander à l’intérieur de chaque département s’il n’y a pas des choses que l’on pourrait arrêter.

Prenons un autre exemple dans le domaine des entités fédérées. Pouvons-nous encore nous permettre d’avoir des dépenses considérées comme intangibles en matière d’enseignement alors que nous investissons beaucoup si l’on s’en réfère aux standards de l’OCDE? Ne devrait-on pas se poser la question de la mise en commun d’infrastructures entre les réseaux? C’est un débat difficile, je le sais, mais on devra quand même un jour l’aborder. On multiplie les bâtiments, les cours, les cantines, les salles de sports…: c’est un poste prodigieusement onéreux. On se permettre cela quand on est riche, ce qui n’est plus le cas. Or, on ne le fait en réalité que pour préserver l’autonomie de gestion et l’orientation confessionnelle de l’éducation, en vertu d’un pacte qui date de 1959.

Le débat que vous appelez de vos voeux signifie-t-il aussi que l’Etat peut déléguer certaines de ses missions actuelles? En clair, des privatisations?

Il faut faire attention en tant qu’universitaire de garder son indépendance. Un de mes professeurs à Oxford me disait: « Teach what you know, say what you think… »

Dans un cadre global, il est clair que l’on ne peut pas exclure ce débat sur l’opportunité de conserver un certain nombre d’organes. Il se pourrait que dans certains domaines, on se rende compte que cela coûte moins cher de déléguer. Il faut bien sûr qu’une majorité démocratique légitime le décide ou pas.

Prenons un exemple passé: on a supprimé un jour l’office national frigorifique. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, on estimait que c’était une mission de l’Etat de tenir les aliments au froid. Puis, les ménages se sont dotés de frigos…

OK, mais c’est un exemple caricatural!

Je vous donne un exemple évident, bien sûr. Mon rôle n’est pas de faire un programme de gouvernement.

Mais l’Etat, aujourd’hui, en fait-il trop?

Si l’on veut qu’il soit un prestataire de services performant, irréprochable, au plus haut niveau dans tous les domaines, je crois effectivement que nous arriverons au constat qu’il en fait trop. Nous n’osons toutefois pas aller au-delà du constat en nous demandant ce qu’il pourrait ne plus faire.

Il y a des priorités évidentes. Nous avons un des meilleurs systèmes de sécurité sociale au monde, dont nous pouvons être fiers, c’est important de le préserver. Mais si nous voulons précisément garder ce niveau, ne doit-on pas envisager des choix courageux?

Sur le principe, si l’on se pose la question de savoir les missions de l’Etat que l’on pourrait déléguer, on pense rapidement aux transports, par exemple, non?

Je veux seulement pointer la nécessité d’un débat démocratique calme, sans polarisation. Ce sont des choix consensuels que l’on devrait pouvoir faire à moyen ou long terme.

Celui qui dit ne pas vouloir mener ce débat, il cautionne toutefois une politique de la râpe à fromage qui, à terme, n’est guère tenable. On doit quand même se demander s’il est possible de maintenir certains bus à 23h30.

Notre système politique à la proportionnelle n’est-il pas la source de la difficulté de faire des choix, parce que chacun défend son pré carré?

La qualité des débats peut faire beaucoup. Il est possible d’y arriver entre des gens qui ont une profondeur de réflexion suffisante.

La question fondamentale à se poser en permanence, c’est: est-il concevable qu’un autre organisme de l’Etat se charge de la mission en question? Après, on peut discuter ou non de l’opportunité de privatiser ou non. Eduquer au vivre ensemble, par exemple, doit rester une mission de l’Etat, dans le cadre de l’obligation scolaire. Mais remarquez quand même que suite aux derniers événements, la discussion s’est ouverte sur l’opportunité de maintenir des cours confessionnels séparés.

L’actualité récente démontre aussi que nous sommes nombreux à demander toujours plus d’Etat?

Bien sûr. Il y a des demandes légitimes en raison de l’évolution du monde pour que la police surveille davantage Internet, par exemple, qui n’existait pas il y a vingt ans. Ce serait une mission impossible à déléguer. Je suis d’accord avec le constat. Mais nous devons tous accepter une certaine modestie dans nos demandes par rapport à la structure étatique.

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