© Belga

Hendrik Vuye: « Francken ne peut plus tirer sur la corde »

« Loi de déportation », « bombe atomique » et « attaque à la présomption d’innocence » : on a dit beaucoup de choses peu flatteuses sur la nouvelle loi de Theo Francken (N-VA). Mais est-ce que cette loi change réellement la donne ?

Si nos représentants avaient le courage de leurs convictions, ils devraient jeter cette loi déplaisante, qui défie tout sens de la justice, à la poubelle. Ce sont les mots du philosophe Matthias Somers, membre du thinkthank Minerva. Et ils furent nombreux à dénoncer cette loi qui, selon les critiques, foulait au pied la présomption d’innocence. Malgré les remous qu’a provoqués son opinion, cela n’empêchera pas la loi d’être ratifiée quelques jours plus tard par le parlement.

Mais tant de réactions outragées étaient-elles nécessaires ? Cette loi va-t-elle effectivement aussi loin que les critiques le laissent présager ?

Avant tout, il est important de préciser qu’une réponse juste et objective à cette question n’était pas évidente. De nombreux juristes illustres n’ont pas voulu répondre, car ils ne se sentaient pas assez compétents ou que cela aurait pris trop de temps d’analyser en profondeur cette loi. « C’est une matière très complexe et seuls quelques confrères s’y connaissent. Et je crois même que les meilleurs spécialistes travaillent justement à l’Office des étrangers. Chez Francken donc. » nous dit un juriste du SP.A.

Un point semble pourtant avoir échappé à la plupart des commentateurs de presse qui dénonçaient l’avènement de citoyens de seconde zone. Dire que Francken a inscrit la différence entre Belges et non-Belges dans la loi est faux. Cette différence existe au minimum depuis la première mouture de la loi des étrangers en décembre 1980. Cette différentiation n’est donc pas une trouvaille de Francken ou de son cabinet.

Il n’est pas plus juste de dire que c’est depuis cette loi que les étrangers peuvent être expulsés sans procès. Cela était déjà possible, sous certaines conditions il est vrai, dans la loi précédente. De cette façon on a expulsé l’Imam de Dison (près de Verviers) à la fin de l’année dernière. Il serait par contre plus adéquat de dire que Francken a supprimé une exception dans la loi. Permettant du même coup d’augmenter le nombre d’étrangers que l’on peut expulser du pays. Cette exception a été introduite en 2005 par la ministre de la Justice d’alors Laurette Onkelinx (PS): La loi Onkelinx rendait justement impossible d’expulser des étrangers qui étaient venus vivre en Belgique avant leur 12 ans ou qui étaient nés ici. C’est donc cette exception qui a été supprimée par Francken avec sa nouvelle loi.

Si le distinguo entre Belge non expulsables et étrangers qui le sont n’est pas une initiative de Francken, cela n’empêche pas Jos Vander Velpen , président de la Liga voor Mensenrechten d’être très critique : C’est comme si Francken retournait 12 ans en arrière. La loi de 2005 était juste. C’était le résultat d’une lutte de longue haleine contre ce qui était considéré comme une double peine. En plus d’une peine pénale, les étrangers étaient bannis.

Au Cabinet Francken, on voit bien sûr les choses différemment. « L’ancien système était arbitraire. Un réfugié qui arrivait à douze ans était traité différemment que s’il était arrivé à onze. Et puis pourquoi les étrangers qui avaient commis des actes contre notre société bénéficiaient-ils d’une absolue protection de celle-ci ? En plus elle a le bénéfice de simplifier les choses. »

Ce dernier point n’a jamais été contredit, même par l’opposition.

La question reste tout de même de savoir si la sécurité judiciaire de cette nouvelle loi est bien garantie. Qui va en effet décider si un étranger est une menace pour l’ordre public ou la sécurité nationale (selon Francken cela concernerait à l’heure actuelle une septantaine de cas concrets) et si cette menace est suffisante pour signifier un bannissement ?

Dans la nouvelle loi, c’est l’Office des étrangers qui statue. Mais celui-ci n’a pas le dernier mot pour autant. La personne a 15 jours pour faire appel auprès du Conseil du Contentieux des Etrangers. De cette façon il peut tout de même avoir accès à une forme d’aide juridique. Dans certains cas, ce conseil peut faire appel à la Cour européenne des droits de l’Homme. Comme cela a été le cas pour l’affaire des visas pour une famille syrienne.

« En réalité cette distinction entre Belges et étrangers n’est pas si pertinente » dit Hendrik Vuye spécialiste de constitution. « Les normes des juridictions supranationales, comme la Cour européenne des droits de l’homme, sont ici aussi d’application. Une personne qui n’a de liens qu’avec la Belgique ne peut pas y être déboutée grâce à l’article 8. Chaque décision doit être motivée au cas par cas. Francken ne doit pas croire qu’il n’a qu’à copier-coller septante fois un même avis. Ce n’est certainement pas comme ça que ça marche. »

L’ironie de la chose n’a pas non plus échappé au juriste Fernand Keuleneer. Que ce soit une institution qui a subi les foudres de Francken lors de l’affaire des visas qui par la magie de la nouvelle loi soit aujourd’hui l’ultime garantie d’une procédure dans les règles a effectivement de quoi faire ricaner.

« Elle n’apporte rien. Pire, en faisant appel au Conseil du Contentieux des Étrangers cela pourrait même allonger la procédure. Les procédures accélérées ne seraient donc pas vraiment possibles. S’agirait-il d’une simple campagne de communication? » se demande même Keuleneer.

Keuleneer et Vuye prétendent donc que les droits des étrangers sont toujours protégés par la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. En théorie, c’est certainement vrai. Mais pour Jos Vander Velpen il sera pour un étranger particulièrement difficile de faire valoir ses droits.

« Il risque d’avoir déjà été expulsé avant l’expiration du recours. C’est l’un des talons d’Achile de cette loi et nous espérons que la Cour constitutionnelle s’en apercevra. »

Hendrik Vuye retourne ce même argument. « Une personne qui est expulsée illégalement subit d’importants dommages. S’il gagne son recours, il devra être dédommagé et cela va coûter beaucoup d’argent à l’état belge. »

Vander Velpen met en lumière un autre point qui devrait rendre cette loi inquiétante. Parce que Francken place tellement de pouvoir auprès de l’office des étrangers, ce dernier pourrait se transformer en des temps incertains en une Gestapo. Le terme de menace envers l’ordre public et la sécurité nationale est tellement vague qu’il pourrait faire l’objet de nombreuses dérives et servir à éradiquer tous les criminels étrangers. Sans parler du fait qu’élargissant un maximum l’interprétation, certains étrangers soient dans le viseur en fonction de leur couleur politique ou de leur conviction religieuse.

Dans les faits, selon Hendrik Vuye, l’impact de la loi Francken est fortement surestimé de part et d’autre. « À gauche, on oublie parfois qu’il y a des instances au-dessus de la justice Belge. Mais Francken aussi. Il a beau dire sur Twitter que le premier qui moufte vole dehors, dans la pratique, il s’agit surtout d’une loi symbole. Dans la plupart des cas, motiver une expulsion sera extrêmement difficile. »

Il reste encore une question essentielle : est-ce que cette loi rend notre pays plus sûr ?

Le juriste Keuleneer renvoie à une question pratique. « L’interdiction du territoire que Francken a associée à l’expulsion. Cela ne veut plus rien dire depuis les accords de Schengen. On expulse quelqu’un à nos frontières. Mais qu’est-ce qui l’empêche de revenir aussi vite ? Ne serait-il pas plus judicieux de suivre la voie judiciaire classique qui offre tout de même plus de garanties d’un point de vue sécurité ? »

Pour Vuye, une loi d’urgence serait plus porteuse et plus prudente que de modifier la constitution. « Car celle-ci est, d’une certaine façon, inscrite à travers les siècles. Francken reste pour le moment dans les cordes s’il s’en tient à notre interprétation stricte de la loi. Mais il n’a vraiment plus beaucoup de marge de manoeuvre, vous savez. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire